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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 7 DÉCEMBRE 1843 [p. 1]

THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.

Première représentation de l’Esclave de Camoëns, opéra en un acte, de M. de Saint-Georges, musique de M. Flotow.

    Voilà Camoëns qui revient au monde ; on lui fait chanter des grands opéras, des opéras-comiques, des cavatines, des airs de bravoure, des romances, force barcarolles, voire même des improvisations. Une nouvelle traduction de son poëme des Luciades paraît ; on le lit, on l’admire ; on s’attendrit sur son sort, on répète sa romanesque et mélancolique histoire ; on le suit dans ses courses aventureuses sur l’Océan indien ; on gémit de l’abandon où le laissa son pays, et plus encore de la ridicule et mesquine pension que la misère le força d’accepter du roi de Portugal. C’est une gloire presque éteinte qui se rallume ; nous avons l’aurore boréale de Camoëns………. et quand cette gloire, au lieu de se rallumer à demi, éclaterait pour briller longuement, quand cette lueur crépusculaire serait une aurore matinale annonçant le lever du soleil, quelle triste résurrection ! et quel tardif hommage !!! Camoëns fut guerrier, voyageur aventureux, amant et poëte ; il fut intrépide et patient, il eut l’inspiration, il eut le génie, ou plutôt il appartint au génie qui en fit sa proie, qui l’entraîna palpitant par le monde, qui lui donna la force de lutter contre vents, tempêtes, obscurité, ingratitude, proscriptions, et la pâle faim aux joues creuses, flots amers qu’il fendit bravement de sa noble poitrine, en élevant sur eux d’un geste sublime son poëme immortel. Puis il mourut après avoir souffert longuement, et sans qu’un jour il ait pu se dire : « Mon pays me connaît et m’apprécie ; il sait quel homme je suis, il voit l’éclat de mon nom rejaillir sur le sien, il comprend mon œuvre et l’admire ; je suis heureux d’être venu, d’avoir vu et vaincu ; grâces soient rendues à la suprême puissance qui me donna la vie ! » Non, loin de là ; il vécut perdu dans la foule des souffrans, la gente dolorosa, toujours armé et combattant, versant à flots ses pensées, son sang et ses larmes ; indigné de son sort, indigné de voir les hommes si petits, indigné contre lui-même d’être si grand, agitant avec fureur la lourde chaîne des besoins matériels, servo ognor fremente. Et quand la mort vint le prendre, il dut aller au-devant d’elle avec ce triste sourire des esclaves résignés qui, sous les yeux de César, marchent à leur dernier combat.

    Puis la gloire est venue… la gloire !… ô Falstaff ! Mais voyons comment cette belle et haute figure a été placée dans le cadre étroit d’un opéra-comique.

    Le roi de Portugal, Dom Sébastien, jeune et frivole, se plaît, comme le calife de Bagdad, à parcourir la nuit sa capitale, sous un déguisement. Frappé de la beauté d’une gitana, qui chaque soir charme le peuple par son chant et par sa danse sur une des places de Lisbonne, le roi la fait suivre et apprend qu’elle habite une hôtellerie de chétive apparence dans un obscur faubourg. Il y court ; le tremblant hôtelier, qui le prend pour un alguazil, juge prudent de nier qu’une jeune fille soit logée dans son auberge ; le roi s’irrite et menace, quand un homme se présente attiré par le bruit, c’est Camoëns.

    Il affirme à son tour à l’inconnu qu’il n’y a pas de gitana dans la maison qu’il habite seul avec une esclave ramenée par lui de Goa. Pensant, d’après le costume de son interlocuteur, qu’il est officier des gardes du roi, Camoëns lui demande si, par son crédit, il pourrait le faire entrer dans une compagnie ; il se croit ainsi plus sûr de l’incognito qu’une satire dirigée contre le jeune monarque force le poëte de garder. L’inconnu s’engage à lui donner ainsi le moyen de servir la patrie et le Roi. « La patrie, toujours ! répond Camoëns ; le roi, jamais ! » Là dessus, nouvelle satire plus hardie et plus vive des vices de Dom Sébastien. Celui-ci contient à peine sa colère ; il se calme cependant et justifie le roi de son mieux, en rejetant ses fautes sur la jeunesse et les flatteurs. Camoëns se retire, son esclave paraît. En la voyant, le jeune officier reconnaît sa belle gitana ; elle a beau protester de son ignorance de la danse et du chant, il n’en veut rien croire, et, lui déclarant son amour, il va jusqu’à lui proposer une éclatante fortune en avouant qu’il est le roi de Portugal. Griselda (c’est le nom de l’esclave), forme alors le projet de profiter de cette étrange circonstance pour sauver son maître. Elle avoue tout au roi ; oui, c’est elle qui chaque soir, costumée en bohémienne, sait exciter les applaudissemens du peuple ; elle a dû employer ce moyen pour faire vivre son maître proscrit, dont les ressources sont dès longtemps épuisées. Elle se rendra, dit-elle, aux vœux du roi, si Sa Majesté consent à accorder la grâce que Griselda réclame pour son maître. Le roi promet tout et s’éloigne. Griselda, sans perdre un instant, informe Camoëns de l’importance de la visite qu’ils viennent de recevoir ; elle a reconnu le roi. Camoëns veut fuir alors ; mais, avant de recommencer la vie errante du proscrit, il remercie avec attendrissement son esclave de tout le dévouement qu’elle lui a montré, et lui rend la liberté. Griselda veut le suivre ; ils vont découvrir qu’ils s’aiment tous deux, quand Dom Sébastien, paraissant de nouveau, déclare que la maison est cernée et que personne n’en peut plus sortir. Mais quittant bientôt l’accent de la menace, au lieu de faire arrêter l’homme qui voulait fuir et enlever de force Griselda, le roi se découvre, et, désignant Camoëns, dit à sa suite : « Inclinez-vous, Messieurs, cet homme est un génie ! » Etc….. continence de Scipion….. Griselda rendue à Camoëns qui l’épouse….. pension sur la cassette royale…. de quoi ne pas mourir trop brusquement de faim.

    J’ai gâté, je le vois bien, par ma détestable analyse, une jolie pièce dont le fond ni la forme ne prétendent à une grande originalité, mais qui m’a paru bien conduite et souvent touchante. J’en demande pardon à l’auteur ; je prendrai ma revanche une autre fois, et s’il lui arrive d’en donner une qui me déplaise et m’ennuie, je ne manquerai pas de la reproduire intégralement jusque dans ses moindres détails.

    Quant à la musique de M. Flotow, elle est simple et gracieuse, sagement écrite, empreinte de distinction et de vérité. La mélodie en est facile, et parfaitement exempte des trivialités qui, trop souvent, déparent de jolis ouvrages, et au prix desquelles les auteurs croient s’assurer le suffrage d’une certaine partie du public. On peut citer plusieurs airs, une romance et un duo, comme des choses bien senties et d’un effet agréable. La barcarolle chantée d’abord par des voix de basse, et ensuite par les basses et deux parties de ténor surajoutées, est d’une physionomie originale dans sa sombre monotonie. Je ne sais si ce thème étrange est un vieux chant de la Lusitanie, ou s’il est de M. Flotow ; mais, en tout cas, il est plein de caractère et fort différent de ce qu’on écrit ordinairement en pareil cas. Il faudrait tâcher seulement de le faire chanter un peu plus juste par les basses.

    Mlle Darcier est gracieuse dans le rôle de Griselda ; Grard donne beaucoup de noblesse et de dignité au rôle de l’illustre poëte ; quant à Mocker (Dom Sébastien), il représente bien ce jeune roi qui s’amende ; mais son succès véritable et toujours croissant est dans le Montauciel du Déserteur, rôle charmant qui l’a placé très haut comme chanteur et comme acteur parmi les artistes de l’Opéra-Comique.

    La reprise d’Une Folie a fait peu de sensation ; cet opéra bouffon, dont le style est net, châtié, académique, manque de la première qualité qu’on s’attend à y trouver, la gaîté, la gaîté folle même. Il y a dans la partition de charmans morceaux, écrits, on le voit, par un maître, mais par un maître sérieux, et qui rit, quand il veut rire absolument, comme font les vieillards lorsqu’ils se mêlent par condescendance aux jeux des enfans. Les couplets Je suis encore dans mon printemps, sont bien jolis et modulés d’une façon originale, et pourtant il y a encore là-dedans une sorte de mélancolie qui perce en dépit des efforts de l’auteur pour s’en affranchir. En somme cette reprise d’un ouvrage jadis célèbre, à peu près oublié aujourd’hui, a fait peu de sensation. C’est le chef-d’œuvre de Méhul, c’est Euphrosine qu’il faudrait remettre en scène ! à la bonne heure, voilà une partition qui impressionnerait le public !

    — L’accueil que le public a fait, il y a quelques années, à la Physiologie du Chant, par M. Stephen de la Madelaine, ancien récitant (premier sujet) à la chapelle et à la musique particulière du roi Charles X, a engagé l’auteur à publier dans la France Musicale ses théories complètes de chant et l’appareil vocal. Cet ouvrage de longue haleine sera prochainement terminé et réédité.

    Ces deux traités jettent de vives clartés sur l’enseignement public et particulier de la vocale, et, tout en stigmatisant les innombrables abus du charlatanisme, ils indiquent les moyens d’obtenir, en peu de mois, un mécanisme correct et complet. Mais, malgré la lucidité de leurs détails, ils ne pouvaient toutefois tenir lieu des enseignemens pratiques qui joignent l’exemple au précepte. M. Stephen de la Madelaine, cédant au vœu des artistes qui s’intéressent au progrès de l’enseignement et aux demandes qui lui ont été faites depuis plusieurs années, a ouvert un cours de mécanisme vocal et de chant, où il fera l’application de ses théories.

    Qu’ai-je à dire encore ? Rien, sinon que le débit public des romances a commencé, qu’on en chante par douzaine, mais successivement, dans une foule de concerts, et qu’on en viendra bientôt, il faut l’espérer, à les chanter toutes à la fois pour le plus grand ébattement des musiciens qui aiment la musique.

    J’ajouterai que M. Erard vient d’offrir à M. Hallé le piano sur lequel le brûlant virtuose s’est fait entendre dernièrement au château d’Eu. Le présent est magnifique et digne également de l’artiste et du facteur.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er avril 2015.

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