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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 18 NOVEMBRE 1843 [p. 1-2]

THÉATRE DE L’OPÉRA.

Première représentation de Dom Sébastien de Portugal, opéra en cinq actes, paroles de M. Scribe, musique de M. Donizetti.

    L’Opéra vient de livrer et de gagner une grande bataille où son avenir était engagé. Aussi a-t-il mérité le succès par des efforts de toute espèce et par l’intelligence avec laquelle il a su profiter de ses avantages et tirer parti de ses moindres ressources. Les artistes, de leur côté, ont rivalisé de zèle, d’attention et de talent pour produire une exécution digne de l’œuvre et capable d’échauffer plus que de coutume l’enthousiasme du public. Chose difficile, à l’égard du public de l’Opéra surtout, le plus ennuyé, le plus bâilleur, le plus gloseur, le plus dégoûté qui soit au monde. J’ai vu à ce théâtre bien des premières représentations, mais il ne m’est pas arrivé une seule fois, en pareil cas, de trouver le public du foyer bienveillant. J’avais beau circuler de groupe en groupe, aller des partisans de la muse italienne à ceux de sa rivale d’outre-Rhin, toujours et toujours j’entendais répéter avec des variantes la phrase de condamnation du drame et de la partition.

    Cependant faut-il croire que ce public inexorable, qui condamna à mourir tant d’opéras qui ont vécu et qui vivront longuement, s’est éclairé enfin sur les chances d’erreurs de ses jugemens ? Il se tait à cette heure, il ne condamne plus, il laisse juger le public de la salle, cette portion de l’auditoire qui ne quitte pas sa place et ne vient point vaguer et divaguer au foyer. En conséquence, aux premières représentations, maintenant, on se peut abstenir d’interroger les jugeurs du foyer : ils ont donné leur démission, ils ne disent mot de la pièce nouvelle, ils semblent être venus à l’Opéra pour tout autre chose, ou la connaître déjà depuis longtemps. Puis, quand après un certain nombre d’épreuves le succès devient décisif et se manifeste par l’affluence de la foule, le foyer alors daigne aussi donner un avis favorable et approuver les applaudissemens. C’est ce qui va sans doute arriver à Dom Sébastien.

    La pièce a paru un peu trop surchargée de situations terribles ou lugubres ; mais comme, en dernière analyse, elles amènent de belles scènes et des effets de costumes et de décors d’un aspect nouveau, on a bien vite pardonné à l’auteur d’avoir tant emprunté à l’appareil de la mort.

    Au premier acte, nous sommes en vue du port de Lisbonne. A droite, sur le premier plan, le palais du roi ; au fond la mer, et la flotte prête à mettre à la voile. Tout se prépare pour l’embarquement. On transporte à bord du vaisseau amiral des armes et des provisions. Les soldats et les matelots boivent et chantent :

Nautonnier, déployez la voile ;
Elancez-vous, hardi marin.
Le Roi commande, et son étoile
Nous guide au rivage africain.

    Dom Sébastien, avant d’entreprendre cette lointaine et imprudente expédition, vient de confier la régence à son oncle dom Antonio. Il va partir, quand un soldat, fendant la foule qui l’entoure, se jette aux pieds du roi, un placet à la main :

Qui donc es-tu?

LE SOLDAT.

Soldat, j’ai cherché la victoire,
Et matelot, des bords lointains ;
Poëte, j’ai rêvé la gloire.

C’est l’auteur de la Lusiade, c’est Camoëns, qui vient solliciter du roi le périlleux honneur de l’accompagner en Afrique.

SÉBASTIEN.

Sois donc prêt à partir.

CAMOËNS.

Une faveur encore !

LE ROI.

Et laquelle ?

CAMOËNS, lui montrant le fond du théâtre.

Regarde !

    On voit s’avancer un noir cortège avec une bannière, celle de l’Inquisition. Des familiers du Saint-Office conduisent une jeune fille couverte du fatal san-benito. C’est Zaïda l’Africaine, qui, après avoir abjuré pour le catholicisme la religion de Mahomet, a tenté de s’échapper du couvent pour revoir sa patrie

Et son vieux père, hélas qui la pleure et l’attend.

De là l’anathème du Saint-Office et l’arrêt qui la condamne au bûcher. Mais le roi, bien qu’il ne puisse annuler les arrêts du sacré tribunal, use de son droit de commuer la peine, et exile l’étrangère…… en Afrique, auprès de son vieux père. Zaïda pousse un cri et tombe aux pieds de dom Sébastien, au milieu des murmures des inquisiteurs. Camoëns seul applaudit à cet acte de clémence ; le roi, en relevant Zaïda, paraît frappé de sa beauté. La trompette sonne ; avant de quitter le rivage, le royal aventurier demande à Camoëns de lui dire le chant du départ, et de prédire le destin de l’expédition.

Oui, s’il est vrai que le poëte
Soit inspiré du ciel, dis-nous, divin prophète,
Quel sort attend notre étendard.

Camoëns, se recueillant un instant, obéit et chante avec enthousiasme d’abord :

Combien sont-ils ?… — Que nous importe !
En avant, chrétiens, en avant !

Mais le ciel s’obscurcit, la mer devient agitée, on entend gronder le tonnerre ; le poëte troublé laisse échapper malgré lui des paroles menaçantes, et ses vers ne retracent plus que des tableaux de carnage et d’horreur :

    Soldats ! sauvons notre bannière,
En avant ! en avant ! et mourons pour le roi !

    Ce morceau m’a rappelé, non par le style musical qui en diffère essentiellement, mais par les idées qu’expriment les paroles, un magnifique chant de l’auteur de la Marseillaise, qui, pendant les guerres de la République, eut une immense et belle popularité. Je veux parler de cet hymne de Rouget de Lisle, dont l’héroïque refrain est encore dans quelques mémoires :

    Mourons pour la patrie,
C’est le sort le plus beau, le plus digne d’envie !

et dont le début, où courent ces peuples épars ? exécuté par des masses de voix, produirait sans doute un entraînant effet. Quel dommage que ces éclairs de génie de notre Tyrtée moderne soient en réalité perdus pour l’art !

    Malgré ce présage sinistre, dom Sébastien fait bénir ses drapeaux par le grand inquisiteur et part pour l’Afrique.

    Nous voici maintenant dans l’habitation de Ben-Selim, père de Zaïda, auprès de Fez. Zaïda, entourée de ses compagnes, songe à son libérateur. Son père s’afflige de sa tristesse, et voudrait l’unir au brave Abayaldos, qu’elle n’aime point. Mais les chrétiens ont envahi les rivages maures, Abayaldos accourt en criant : Aux armes ! et déclare un peu brutalement à Zaïda qu’elle doit être le prix du vainqueur.

    Le théâtre change et représente la plaine d’Alcazar-Kébir, après la bataille. Dom Sébastien, entouré de quelques Portugais, épuisé par la perte de son sang, est soutenu par un de ses officiers, dom Henrique, blessé comme lui. Tout est perdu ; la plaine est couverte de morts et de mourans, parmi lesquels Camoëns expire. On dépose le roi évanoui sur un rocher, ses officiers l’entourent pour le dérober à la vue d’un gros d’Arabes qui s’avance. Abayaldos les conduit, cherchant le roi chrétien, dont les blessures ont dû rendre la fuite impossible.

ABAYALDOS, aux Portugais.

    Oui, pour vous point de grâce,
Si vous ne me nommez à l’instant votre roi.
Parlez ! lequel de vous est Sébastien ?

DOM HENRIQUE.

C’est moi !

(A voix basse et serrant la main de Sébastien qui veut parler.)

Vivez pour eux, je meurs……

    On emporte le corps de dom Henrique ; sur un geste d’Abayaldos, les Portugais le suivent, et le roi demeure à terre évanoui. Heureusement pour lui, Zaïda, que son humanité conduit sur cette sanglante arène, l’entend gémir ; elle approche, lui fait respirer des sels, le ranime et le reconnaît. Ils s’aiment. Duo, interrompu par une troupe d’Arabes furieux qui, le sabre à la main, veulent massacrer le Portugais. Zaïda demande grâce pour lui ; Abayaldos refuse :

    Eh pourquoi vous obéirais-je,
A vous qui repoussez et ma main et mes vœux ?

    Alors la digne fille de se dévouer et de promettre à Abayaldos sa main, s’il sauve dom Sebastien. Elle justifie sa chaleureuse pitié par le service que lui rendit un chrétien en lui rendant la liberté, et par le vœu qu’elle a fait de sauver à son tour un chrétien pour acquitter sa dette.

    Maintenant revenons à Lisbonne, entrons dans la salle du trône. On croit mort dom Sébastien ; le régent dom Antonio va devenir roi ; il se présente la couronne en tête pour recevoir le serment de fidélité des grands du royaume. Abayaldos, envoyé par son roi, vient en ambassadeur proposer un traité d’alliance au nouveau souverain du Portugal. Marche brillante de la suite de l’ambassadeur. Des esclaves portent des présens et les déposent au pied du trône. A côté d’Abayaldos des seigneurs arabes, des guerriers musulmans, des esclaves et quelques femmes voilées. Le traité d’alliance est accepté ; la cour se retire. Abayaldos reste seul avec sa femme Zaïda que, dans sa jalousie de Maure, il a forcée de le suivre en Europe ; il lui reproche amèrement l’amour secret qu’elle nourrit pour un inconnu, et qu’elle a voulu lui dérober en vain.

    Encore un changement de décors : celui-ci représente la principale place de Lisbonne en 1577. A gauche, la façade de la cathédrale. Au fond et à droite plusieurs rues qui y aboutissent. Il fait nuit. Un soldat blessé et marchant avec peine s’avance lentement ; c’est Camoëns, pauvre et souffrant. Une ronde de soldats lui criant qui vive ! il répond :

Un exilé qui revoit sa patrie !
Un soldat qui revient d’Afrique…

UN DES SOLDATS.

            Sur ta vie
Tais-toi, mon camarade, et disparais soudain :
Notre nouveau monarque a peu de sympathie
Pour tout ce qui revient du rivage africain.

    Mais le poëte a faim ; que faire ?

Faut-il donc que ce bras, qui sut porter un glaive,
Vers la richesse altière en suppliant se lève ?
Camoëns mendiant !… Allons… tais-toi, mon cœur !
Et vous, nuit, de mon front dérobez la rougeur.

    Ici une belle scène. Un homme s’approche enveloppé d’un manteau ; Camoëns l’aperçoit, marche vers lui, et lui présente son casque :

Je vous demande ainsi que Bélisaire ;
Riche, donnez l’obole au vieux soldat.

    Hélas ! le riche ne possède plus rien : comme le pauvre, il revient de la guerre, comme lui, blessé. C’est un frère ! Qui donc est-il ? Dom Sébastien. Joie de Camoëns, que son maître réprime en lui faisant sentir le danger. Le nouveau roi, qui s’est hâté de s’asseoir sur le trône laissé vacant, compte sur la mort de son neveu, et la rendrait réelle s’il en pouvait douter. Dom Sébastien n’espère plus qu’en ses soldats, et c’est d’eux avant tout qu’il veut se faire reconnaître. Mais le sort lui réserve une étrange et cruelle épreuve, celle d’assister vivant à ses propres funérailles. Le corps de dom Henrique, apporté du rivage maure, doit être enseveli comme étant celui du roi. Déjà le funèbre cortége est en marche. On voit s’avancer les compagnies de soldats et de marins, les magistrats, les inquisiteurs, les seigneurs, les dames de la cour, le char couvert d’insignes royaux, des armes du Portugal et d’ornemens funéraires, le cheval de bataille de dom Sébastien,

Post bellator equus…..

et dom Antonio, et le grand-inquisiteur portant des manteaux de deuil. Des valets de pied les escortent avec d’innombrables flambeaux. Le peuple, la foule.

    En entendant les inquisiteurs blâmer la conduite et flétrir la mémoire de dom Sébastien, l’indignation emporte Camoëns, il s’élance pour le défendre ; on l’arrête. Sébastien alors ne se contient plus et se découvre à son tour. Le peuple le reconnaît et crie : Vive le roi ! Mais le jaloux Abayaldos, qui retrouve dans Sébastien ce chrétien dont Zaïda demanda la grâce avec tant d’insistance, veut le perdre, et jure sur sa foi que le roi dom Sébastien, mort sous ses yeux, fut enseveli dans la plaine d’Alcazar. Celui-ci est un imposteur ! Anathème sur lui ! qu’il périsse !

    Nous voilà forcés de descendre dans les caveaux de l’Inquisition. Donc, encore du noir, de sombres arceaux, des voûtes souterraines, des cagoules, des capuchons, de pâles flambeaux :

Encore ce jour plus affreux que les ténèbres.

Ecoutons les inquisiteurs masqués interroger le patient. Voici les instrumens de torture, les brasiers allumés, et près d’eux les tortionnaires vêtus de rouge et les bras nus. Un des membres du Saint-Office paraît considérer avec étonnement ces lugubres apprêts, glisse une bourse pleine d’or à l’un de ses compagnons qui d’un geste lui recommande le silence, et se tient debout au milieu d’un groupe auprès de dom Sébastien. Celui-ci ne reconnaît pas à ses juges le droit de l’interroger, et déclare qu’il ne répondra pas. L’injustice va avoir son cours, lorsqu’un témoin se présente, une femme, qui vit sur le sable africain la noble ruse de dom Henrique mourant en héros pour sauver son maître. Elle raconte comment Sébastien, abandonné de tous, fut ranimé par elle. « Oui, voilà votre roi, je l’atteste, moi qu’il délivra naguère, moi, Zaïda. » L’Inquisition rugit en ressaisissant cette proie ; on la condamne au feu comme impie et relapse. « Et moi, comme adultère ! » s’écrie Abayaldos en se démasquant.

Imposture ! elle veut donner un diadème
Non pas à Sébastien, mais à celui qu’elle aime !
    Qu’on les brûle tous deux !

    Désolation, malédictions, imprécations, final.

    Acte cinquième. — Une tour attenant aux prisons de l’Inquisition. Voilà un opéra bien grave et qui fait vivement sentir à ceux qui l’ont vu le bonheur de rester tranquillement chez soi au coin d’un feu bienveillant et amical, sans avoir rien à démêler avec les bûchers, les inquisiteurs, les Maures, ni les morts. Le déserteur de Sédaine a beau dire : « La mort n’est rien, c’est notre dernière heure ! » beaucoup de gens sont d’un avis contraire, et soutiennent que la mort est en réalité l’une des choses les plus désagréables de la vie. Mais qu’y faire ? Puisque l’Opéra veut à toute force nous familiariser avec elle, n’ayons point l’air trop effarouchés de son sinistre aspect, et prudemment faisons-lui bon accueil. Il s’agit d’aller à présent dans une tour obscure au sortir des caveaux de l’Inquisition. Sébastien et Zaïda vont être rôtis, peut-être simplement bouillis, ou frits, mais, en tout cas, mis à mort par le feu, selon le saint usage de ces temps d’ardente foi et de brûlante charité. Mais voilà les Espagnols conduits par le duc d’Albe qu’on signale à l’horizon ; dans quelques heures, ils seront sous les murs de Lisbonne. Le chef des inquisiteurs, dom Juan, gagné par Philippe II qui lui promet le pouvoir en Portugal, s’il veut l’aider dans ses projets, s’engage à le faire proclamer roi. Pour y parvenir, il va trouver Zaïda, et lui montrant un acte d’abdication en faveur de l’Espagne, jure de la sauver elle et Sébastien, si ce dernier consent à le signer ; sinon, à dix heures on la livrera au bourreau. Sans lire cet écrit, la belle Mauresque le présente à Sébastien en lui apprenant qu’il peut d’un trait de plume les rendre l’un et l’autre à la liberté. Céder à Philippe II ses droits et sa couronne ! le noble prince aime mieux mourir que de se déshonorer ainsi. Et Zaïda d’approuver sa résolution. Dix heures sonnent. Zaïda ! Zaïda ! la mort t’appelle ! Toujours la mort ! Sébastien comprend alors que lui seul peut sauver celle qu’il aime, il n’hésite plus, signe l’acte d’abdication et le présente aux inquisiteurs qui venaient chercher Zaïda. Celle-ci, désespérée d’avoir ainsi causé le déshonneur du roi, veut s’élancer par la fenêtre de la tour. Toujours la mort ! Mais on entend au dehors sur la mer une barcarolle. C’est Camoëns qui veille sur les amans. Une échelle appliquée contre le mur de la tour va favoriser leur fuite. Le peuple, éclairé par lui, s’indigne et se prépare à délivrer le roi. Tous les trois disparaissent par le balcon. Le théâtre change. Une vue de Lisbonne : en face du spectateur, un large bastion, derrière lequel s’étend la mer ; à droite une tour élevée ; au haut de la tour, un balcon auquel est attachée une échelle de cordes. Zaïda et Camoëns, qui viennent de descendre par l’échelle, se sont arrêtés sur le bastion, et attendent le roi, qui descend après eux. La barque qui doit les recevoir est au pied de la tour. Ils vont s’échapper, quand dom Antonio et Abayaldos paraissent et désignent les fugitifs à des soldats qui font feu sur eux. — « Je suis roi ! » s’écrie dom Antonio en les voyant tomber à la mer. — « Pas encore ! » répond le grand inquisiteur :

Dom Sébastien, par cet acte suprême,
A l’Espagne, après lui, cède son diadème.

    La flotte de Philippe II et le pavillon espagnol paraissent au loin. Dom Juan et les inquisiteurs les montrent au peuple. Dom Antonio reste confondu. La toile tombe.

    On ne prétend pas sans doute que pour cette partition M. Donizetti ait changé son style facile, ni ses habitudes de rapide improvisation. On ne réforme pas ainsi tout d’un coup le naturel. Il a fait une œuvre sérieuse dans les conditions de son talent spécial. Il s’est montré, comme à l’ordinaire, un peu indulgent quelquefois pour certaines formes qu’il n’eût pas employées, sans doute, si la composition eût été plus étudiée ; mais on retrouve partout son abondance, son entente des effets scéniques et sa rare habileté d’écrire pour les voix. On a blâmé le style mélodique du morceau de Camoëns au premier acte : En avant, chrétiens ! Cette phrase, en effet, est peu digne de l’honneur que lui a fait M. Donizetti en la reconnaissant comme sienne. L’air d’Abayaldos, Levez-vous ! bien que peu développé, a de la franchise et de l’énergie. Plusieurs passages touchans se font remarquer dans le duo entre Zaïda et le roi : Mon Dieu !… sa misère est si grande ! La cavatine de dom Sébastien, à la fin de cet acte, est mieux encore ; ce morceau délicieux, chanté par Duprez avec une perfection incroyable, a produit un effet d’attendrissement bien rare à l’Opéra. La dernière phrase surtout, en grande partie écrite sur les notes de la voix de tête, a ému l’auditoire à un haut degré :

Il ne me reste rien que l’amour d’une femme
    Et le cœur d’un soldat !

    On n’ose guère terminer un acte par une romance ; c’est presque une témérité de l’essayer, aujourd’hui que le mot final veut dire cris, fracas, trompettes, trombones et tambours ! et cependant les applaudissemens ont longtemps retenti après les derniers accens de cette voix mourante dont chaque son était si avidement recueilli. Un morceau d’un grand effet, dans un genre opposé, c’est le duo de Zaïda et d’Abayaldos. Rien de plus vigoureux et de plus énergique ; c’est de la passion africaine, et ces deux grandes voix de Massol et de Mme Stoltz se déploient là dedans avec le plus vif éclat. Ce duo est en outre bien développé, bien conduit ; c’est ce qu’on appelle, en termes d’école, un morceau bien fait. Le duo suivant entre Camoëns et Sébastien contient une phrase qui fera sa fortune, c’est celle que chante Barroilhet avec un art si exquis :

Je vous demande ainsi que Bélisaire ;
Riche, donnez l’obole au vieux soldat.

    La marche du convoi funèbre est largement dessinée, instrumentée de main de maître et pleine de belles horreurs musicales. Cela donnerait le frisson, indépendamment de l’aspect de la scène. Le quatrième acte est supérieur encore au précédent, et plus rempli d’impressions terribles et grandioses. Le grand morceau d’ensemble avec chœurs, écrit d’après ce système du crescendo lent dont M. Donizetti a déjà fait maintes fois un si heureux usage, en calculant de très loin la force progressive des voix, a produit un énorme effet, bien complet, bien général, profond, senti, et a mérité les honneurs du bis, honneurs bien rares pour les morceaux d’ensemble. La voix de Mme Stoltz là dedans, cette voix si sympathique et si puissante, secondée par Duprez et Levasseur, et par les notes hautes du ténor frémissant de Massol (car c’est un ténor, quoi qu’il en dise), semblait entraîner et diriger toute la masse vers l’explosion finale et vers l’enthousiasme, auquel l’auteur visait, et qu’il a atteint. L’air de Zaïda au cinquième acte n’est pas bon ; il a pour thème une mélodie plutôt gaie que touchante, et son premier vers : Mourir pour ce qu’on aime, étant le même qu’un vers de l’air du premier acte d’Alceste, rappelle malheureusement à la mémoire des musiciens une des phrases les plus sublimes de Gluck ; Mme Stoltz néanmoins le chante avec tant d’âme, que les défauts du style sont palliés en grande partie. Duprez a un bien beau mouvement dans la scène où, pour sauver Zaïda, il veut signer l’acte d’abdication ; il ne s’est d’ailleurs peut-être jamais montré si grand chanteur que dans cet ouvrage ; jamais il n’a su tirer de sa voix des effets qui nécessitassent plus d’art, plus de science, plus de vrai talent.

    Barroilhet a encore une jolie barcarolle ; mais, si je ne me trompe, son rôle aurait pu être plus développé ; il me semble au-dessous du mérite de l’artiste et de la valeur du nom de Camoëns.

    Celui d’Abayaldos, au contraire, que Massol lui-même trouvait aux répétitions insignifiant, a pris des proportions très vastes et une importance réelle, grâce au talent de l’acteur et à l’habile emploi que le compositeur a su faire de cette voix splendide. Le rôle de Levasseur malheureusement est dans l’ombre tout-à-fait.

    Celui de Zaïda, sans égaler en intérêt le rôle de la Favorite, est néanmoins avantageux, et Mme Stoltz en tire un parti admirable sous le double rapport du chant et de l’action. Il a fourni en outre à l’actrice l’occasion de revêtir les plus beaux costumes qu’elle ait encore portés ; il y en a deux surtout d’un dessin ravissant. Le dernier est moins heureux. Il faut citer, parmi les décors, celui du champ de bataille d’Alcazar, représentant le désert africain ; et parmi les danses, le pas de trois exécuté par Mlles Maria, Sophie Dumilâtre et Fleury. Peut-être M. Donizetti a-t-il eu tort d’employer deux clarinettes basses dans le ballet ; cet instrument, dont le timbre est éminemment grave et sombre, aurait convenu aux scènes de terreur qui abondent dans Dom Sébastien, beaucoup mieux qu’à des airs de danse qui devraient être d’autant plus rians et plus doucement colorés, que tout ce qui les entoure est plus austère et plus noir.

    Dom Sébastien attirera la foule, et longtemps, très probablement.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er avril 2015.

© Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.

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