FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 15 AOUT 1843 [p.1-2]
THÉATRE VENTADOUR.
Représentation au bénéfice d’un artiste. — Racine. — M. Castil-Blaze. — Phèdre, Pigeon-Vole.
Puisqu’il y avait sur le programme la Phèdre de Racine, je devrais dire que Mlle Maxime m’a paru excellente tragédienne dans ce rôle magnifique ; mais ceci n’est pas de ma compétence, et d’ailleurs l’attrait principal de la soirée, le sujet de toutes les conversations, le point de mire de toutes les curiosités, c’était l’opéra en un acte (Pigeon-Vole) composé par M. Castil-Blaze. Je crois même que le chef-d’œuvre de Racine n’avait été placé là que pour un lever de rideau, pour compléter la représentation et servir de préambule à la grande pièce de Pigeon-Vole.
Un certain nombre d’artistes et de littérateurs s’étaient réunis pour entendre l’ouvrage de leur confrère et le juger franchement, d’après l’effet qu’il produirait, sans aucune arrière-pensée et sans la moindre disposition malveillante. On se méfiait un peu, il est vrai, de la nouvelle partition, à cause de l’acharnement avec lequel l’auteur en avait d’avance fait l’éloge, et des efforts inouïs tentés par lui pour obtenir sa mise en scène à l’Opéra-Comique ; efforts dont l’inutilité l’avait enfin amené à se faire lui-même entrepreneur et directeur de théâtre pour une soirée.
Ce grand amour de la gloire dans un homme de l’âge de M Castil-Blaze, qui devait depuis longtemps et plus qu’un autre en avoir reconnu la vanité, semblait, en le rapprochant de quelques autres circonstances, indiquer une disposition d’esprit singulière et quelque peu inquiétante. On pensait involontairement à l’interrogatoire que les deux médecins de Molière font subir à M. de Pourceaugnac : « Mangez-vous ? Dormez-vous ? Faites-vous des songes ? De quelle nature sont-ils ? » On se demandait comment et par quel incroyable renversement de toutes les habitudes de sa vie M Castil-Blaze en était venu à faire en personne la musique et les paroles de ses opéras, lui qui jusque-là avait chargé de ce soin Mozart, Rossini, Weber, Meyerbeer, Cimmarosa [sic]. Regnard, Collé, Molière et tant d’autres hommes de génie ou de talent qu’il n’avait que la peine de rhabiller un peu ; car les compositeurs surtout étaient loin de lui offrir cet idéal de beauté musicale qu’il rêvait. L’un avait écrit trop haut pour les voix : on le transposait, on baissait ses airs, ses duos d’un demi-ton, d’un ton même, et l’on publiait, ainsi accommodé avec de beaux accompagnemens de piano, le GLUCK DES SALONS, et l’on devenait un peu l’auteur d’Orphée, des Iphigénies, d’Alceste et d’Armide. L’autre avait eu la faiblesse de croire qu’on pouvait rhythmer des phrases mélodiques autrement que de quatre en quatre, et qu’un chant était bien coupé dès que l’oreille en était satisfaite : on venait compter les mesures, et, s’il en manquait une pour la carrure du rhythme, on s’empressait de l’ajouter, et on devenait ainsi le correcteur-collaborateur de Mozart, de Grétry, etc. Weber avait eu le tort de ne pas donner une redondance assez fastidieuse à ses cadences finales, et de terminer quelquefois ses mélodies sur le temps faible ; vite on ajoutait par-ci par-là une petite queue, on supprimait ailleurs deux notes pour faire finir le chant sur le temps fort, et voilà Weber tout-à-fait civilisé. Ne lisant pas trop bien les partitions apparemment, tantôt on croyait y voir ce qui n’y était point, tantôt on n’y apercevait pas ce qui crevait les yeux et, toujours dévoré de ce zèle ardent, de cette sollicitude paternelle pour les pauvres compositeurs qui n’avaient pas pu recevoir dans leur jeunesse des leçons de M. Castil-Biaze, on fourrait des trombones dans un orage où l’auteur en avait déjà mis (mais d’une autre façon), croyant de bonne foi réparer une grave omission, combler une énorme lacune, et l’on avouait naïvement être ainsi devenu l’instrumentateur d’une symphonie de Beethoven !!!!! Puis on faisait un opéra entier avec la comédie de l’un et la musique revue et corrigée de trois ou quatre autres ; on reliait bien le tout, on le faisait graver, et cela se représentait à Paris et en province, sous le nom des Folies amoureuses. Mais ne parlons pas de folie ; il paraît que ceci était fort sage, au contraire.
Et voilà que tout d’un coup M. Castil-Blaze, qui sait combien la gloire est inutile, puisqu’elle ne garantit les œuvres du génie d’aucun genre d’insulte, d’aucune espèce de profanation, se met à courir éperdu après elle, criant qu’il l’aime, qu’il l’adore, qu’il la lui faut à tout prix. Il est prêt à se ruiner pour elle ; l’or n’est qu’une chimère ; il dépensera pour ses œuvres à lui, pour Belzébuth et Pigeon-Vole, tout ce que lui rapportèrent les productions des maîtres italiens, français et allemands. Il demande qu’on l’exécute, il veut à toute force qu’on le joue. O malheureux… insensé ! soyez donc satisfait ! vous voilà joué ! vous voilà glorieux ! vous voilà célèbre ! On ne parle à cette heure que de vous dans Paris ! Et bientôt, s’envolant de clocher en clocher comme l’aigle impérial, votre pigeon va porter aux villes éloignées votre nom resplendissant d’une auréole nouvelle ! Mais, hélas ! je frémis en songeant aux malheurs, aux amertumes qui vont naître, pour votre jeune gloire, de votre ancienne célébrité. Chacun sait en France, en Allemagne, en Italie, que M. Castil-Blaze, au temps où il ne composait pas, a corrigé, revu, augmenté, retourné, taillé et détaillé les plus grands compositeurs anciens et modernes ; il a ouvertement déclaré que c’était son droit, son devoir même de faire à Weber, à Beethoven et à tant d’autres, l’aumône de sa science et de son goût. Or que va-t-il arriver, ô grand maître, ô Castil-Blaze, si quelque ravaudeur étranger, imbu de vos doctrines, met la main sur votre pigeon et s’avise, pour l’embellir, de lui coller une crête sur la tête ou de lui couper la queue !!! vous avez beau dire, vos entrailles de père en seront douloureusement émues, vous en souffrirez, et beaucoup ; et nous donc !! mais nous en pleurerons des larmes de sang, notre indignation n’aura point de bornes !!! Car Pigeon-Vole est une de ces œuvres comme on n’en voit pas, une production unique, que les amis de l’art vont proposer pour modèle au siècle présent et aux siècles futurs ; en regrettant qu’il n’ait pas été donné au siècle dernier de la connaître, ce qui eût certes empêché Gluck, Mozart, Weber et Beethoven de commettre tant de bévues ! Famæ sacra fames !!!
M. Castil-Blaze, en produisant son chef-d’œuvre, a voulu mettre à l’épreuve la sagacité du public. Il a donné à Pigeon-Vole le titre de drame lyrique, tandis que c’est en réalité un étourdissant opéra bouffon, archi-bouffon. « Voyons, s’est dit l’illustre auteur dans son injuste prévention contre le bon sens parisien, si ces malotrus comprendront ma musique ! Je vais leur dire qu’il s’agit d’un drame ensanglanté, je parlerai de poignard, on verra un amant furieux, un chant d’amour dans la nuit sombre sera brusquement interrompu, on entendra des cris, le bruit d’un corps qui tombe, etc… Je suis curieux de savoir s’ils seront assez niais pour être émus, pour pleurer, et s’ils ne découvriront pas le vrai sens de mes mélodies ! » A vrai dire l’auditoire a bien été un peu interdit dans la première scène ; il a bien semblé croire que c’était là de fort triste musique, pleine de lamentables souvenirs, de réminiscences funestes, de mélodies usées par la douleur, d’harmonies décolorées, pâlies par la souffrance… Mais bientôt la clairvoyance lui est revenue, une sorte d’hilarité, indécise d’abord, s’est dessinée sur tous les visages, qui, rapidement transformée en gaîté bruyante, a ébranlé à chaque instant la salle par ses éclats immodérés. C’est alors que l’auteur à dû éprouver une vive et douce satisfaction ! « Ils me comprennent ! a-t-il dû se dire, l’art est sauvé ! » Oh ! oui ! nous vous avons compris, et bien compris, malgré le piége tendu à notre intelligence, spirituel et facétieux auteur de Pigeon-Vole ! Aucun trait, aucun passage saillant n’a passé inaperçu ; témoin ce vers du récitatif : « Il me prend donc au sérieux ! » (Le public) « Ah ! ah ! ah ! non, certes, non… ah ! ah ! » Et celui-ci, quand M. Camus a eu joué la ritournelle extraordinairement prolongée de sa concertante : « Ceci n’est que la ritournelle. » Le public : « Ah ! ah ! ah ! ce n’est que la ritournelle ! eh bien ! cela promet ! » Plus loin, pendant que M. Camus et Mme Casimir continuaient leur immense duo pour flûte et soprano, le cruel amant d’Ortensia ayant chanté (en récitatif toujours) cette observation fort juste, mais assez inattendue : « On n’a rien fait de plus fort en musique ! » les cris, les trépignemens, les rires furibonds ont de nouveau fait explosion. Ce n’était pourtant encore que le prélude du succès, qui eût sans doute accueilli le dénoûment, si on avait pu l’entendre ; mais M. Castil-Blaze n’a pas assez ménagé les forces de son auditoire et de ses interprètes, et voici comment la pièce n’a pas pu être terminée. L’amant d’Ortensia en voyant que la camériste tirait d’un petit panier un pigeon auquel elle essayait de donner la volée, a soupçonné qu’il s’agissait d’un poulet adressé à sa belle ; il n’en doute plus en entendant M. Camus jouer dans la coulisse un solo de flûte. « C’est l’amant clandestin d’Ortensia ! La perfide a l’audace de répondre et de renvoyer au soupirant des traits plus rapides et plus brûlans encore que ceux qu’il lui adresse ! Elle l’aime, rien n’est plus certain ! » Aussitôt le jaloux Vénitien fait signe à un sien ami qui joue fort bien d’un autre instrument, le poignard (de là le second titre de la pièce : Flûte et Poignard) d’aller mettre fin à cet amoureux dialogue. « O ciel ! s’est écrié tout d’une voix le public, aurait-il le courage de couper le sifflet à qui s’en sert si bien ?… » L’anxiété de l’auditoire était d’autant plus cruelle, que le spadassin tardait fort long-temps à frapper le coup fatal ; Mme Casimir et M. Camus continuaient tranquillement, les malheureux, leur tendre romance ; et, à chaque minute écoulée, on se disait, comme dans les Huguenots : « Ils chantent encore ! » Mais enfin Ortensia pousse un cri déchirant ! son amant est mort ! Mme Casimir a l’air de vouloir se trouver mal ! — On frémit… quand tout d’un coup, M. Camus, pour rassurer le public, lui jette prestement une toute petite gamme chromatique, prrrrrut ! Les rires alors de reprendre avec une force sans pareille ! « Bravo ! bravo !…. M. Camus n’est pas mort ; à la bonne heure. Vivat ! Ah ! ah ! ah ! scélérat de Vénitien, va ! tu mériterais d’être pendu pour nous avoir fait une telle peur. L’auteur ! l’auteur ! etc., etc. ». Là-dessus, les pauvres acteurs, incapables de tenir leur sérieux plus long-temps, plantent là le poignard et la flûte, et le pigeon et M. Castil-Blaze, et se sauvent dans la coulisse en riant comme tout le monde ;
Car, pour être chanteur, on n’en est pas moins homme.
Puis un pompier a voulu faire baisser la toile et mettre fin à cette exorbitante hilarité. La toile qui, elle aussi, riait à se tordre, qui se ridait dans tous les sens, ne voulait pas descendre, curieuse apparemment de voir le dénoûment. Force pourtant est restée à la loi ; la toile s’est abaissée bon gré mal gré, et le public en se dispersant a fait retentir les rues, les passages voisins du théâtre Ventadour, de ses exclamations joyeuses jusqu’à une heure du matin. Voilà un succès !!! Pour être juste, il faut dire que le poëme a puissament contribué à le faire obtenir. On disait dans la salle que M. Henri Castil-Blaze, fils de l’illustre compositeur, prêtant à son père l’appui de sa jeune muse, en avait écrit les vers ; nous le croyons sans peine. Les travaux que M. Henri Castil-Blaze a la modestie de signer H. V. dans une ou deux Revues, prouvent à mon sens qu’il est parfaitement capable d’atteindre à ces poétiques hauteurs.
Cette représentation fait, en tout cas, le plus grand honneur à l’auteur ou aux auteurs de Pigeon-Vole ; il faudrait être blasé, archiblasé, pour ne pas s’émouvoir à la vue d’un triomphe pareil ; triomphe si péniblement obtenu, mais si bien mérité.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er décembre 2014.
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