FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 27 JUIN 1842 (p. 3)
Première représentation du Guerillero, opéra en deux actes, de MM. Th. Anne et Ambroise Thomas.
La scène se passe en Portugal, aux environs d’Oporto, en 1640, à l’époque de la guerre qui enleva le Portugal à l’Espagne, et qui donna la couronne au duc Juan de Bragance. Fernand (le Guerillero), maintes fois, promit à la bande qu’il commande l’arrivée du duc et de brillantes récompenses ; cependant il ne tient pas sa parole, et dédaigne même d’apprendre à ses pauvre guérillos, exténués, blessés et affamés, la cause de ces continuelles déceptions. Ils murmurent, ils conspirent, ils vont se révolter. Fernand ne s’inquiète guère de leurs menaces ; amoureux fou d’une jeune fille (Thérésa) assez mal avisée pour lui préférer, à lui le brave bandit, un petit niais paysan habillé de bleu, il a la faiblesse de recourir aux grands moyens pour trancher la difficulté. Un chef de bande en venir là pour une simple villageoise ! Voilà un bel exploit ! Une pauvre fille qui n’est point fière de sa beauté, qui n’a ni orgueil, ni coquetterie, employer pour elle le rapt et la violence, ces précieuses prérogatives dont il doit être si beau d’user et d’abuser dans certains cas à l’égard des beautés empanachées ! Ah ! fi ! c’est rapetisser jusqu’au vice un crime magnifique, plein de grandeur et de poésie. Les Guérillos s’étonnent à bon droit de l’inconduite de leur capitaine :
Ravir une fille jolie,
Saisir un malheureux amant,
Est-ce là ce que la patrie
Demande aux soldats de Fernand ?
Thérèsa crie, prie et supplie en pure perte ; c’est comme si elle chantait. François, le petit paysan bleu, se démène comme font tous les fiancés attachés à un arbre, pendant que leur fiancée ravie disparaît dans les profondeurs du bois. Les bandits rient de son désespoir ; Francesco les menace d’un grand frère de Thérésa, Pablo, surnommé l’Impitoyable ; ils rient de plus belle et entraînent le pauvre garçon. Fernand, au lieu de profiter de ces trop courts instans, au lieu de commencer au plus vite une conversation criminelle avec sa belle, s’amuse à jaser avec un de ses officiers ; puis, il chante une cavatine pour dire :
Qu’il ne sera pas dit que de son âme altière,
Cette beauté si fière,
Aura désarmé le courroux !
Et enfin, il va se jeter sur son lit de camp, et…. s’endort. A-t-on jamais vu de semblables façons d’agir ! Thérèsa a bien raison d’abominer cet homme ; il faut n’avoir pas le plus léger sentiment des convenances pour insulter ainsi une femme éplorée, qui ne s’est pas préparée d’ailleurs à un outrage pareil.
Pendant que Fernand ronfle sous sa tente, un inconnu, arrêté par une patrouille, demande à lui parler. Fernand, aux cris de ses soldats, se réveille, saisit ses armes et s’avance. L’inconnu lui demande une entrevue secrète ; le chef, en le regardant, semble frappé d’une idée subite, et, après an instant d’hésitation, l’emmène dans sa tente.
Les guérillos, que ce mystère inquiète, murmurent plus que jamais ; leur colère est à son comble ; c’en est fait, la mort du chef est résolue, quand Fernand, reparaissant, leur fait honte de leur révolte, et leur présentant l’inconnu :
A genoux ! c’est le roi !
LE CHŒUR.
Eh quoi ! voilà le roi ! le roi, notre espérance !
Vive à jamais le roi ! le roi Jean de Bragance !
LE ROI.
J’ai bravé les dangers qui menaçaient mes jours,
Pour venir en ces lieux vous conduire moi-même,
J’ai voulu, quand pour moi vous combattiez toujours,
Revendiquer ma part de ce péril extrême…
Mais m’obéirez-vous ?
Serment de fidélité des guérillos, mouvement général d’enthousiasme guerrier ; fin du premier acte.
Au deuxième, Thérésa et Francisco, que les soldats de Fernand, pendant leur révolte, ont fait secrètement évader, se trouvent de nouveau réunis. La jeune fille se croit deshonorée et repousse tous les témoignages de tendresse de son amant ; elle ne veut plus songer qu’à la vengeance. Le peuple accourt, on entend retentir des cris de victoire ; c’est le roi qui, après une grande victoire remportée sur les Espagnols, vient chanter un petit fandango. Thérésa a la patience d’en écouter deux couplets, mais comme il serait capable d’en chanter un troisième, « Sire ! justice ! » s’écrie-t-elle, au milieu de la ritournelle.
LE ROI, relevant Thérésa.
Levez-vous !… parlez !… je vous écoute !
THÉRÉSA, regardant le roi.
Dieu !… cette voix !… ces traits !
Mais pourtant, malgré cette incroyable ressemblance, c’est bien le roi qui est devant elle ; alors, se remettant de son trouble, Thérésa raconte à Sa Majesté le crime de Fernand. Celui-ci, loin de nier l’attentat dont on l’accuse, semble s’en glorifier ; le roi, tout en rendant hommage à la valeur du chef de bande, n’en exige pas moins de lui pour la jeune fille une éclatante réparation.
Qu’on avertisse un prêtre !
Vous avez des dangers affronté les destins
Et de votre valeur ma voix vous glorifie.
Mais cette jeune fille, un instant en vos mains,
Par cet indigne affront n’en fut pas moins flétrie.
Vous serez son époux !
L’autre ne demande pas mieux : il recherchait Thérésa pour le bon motif. C’est un chef de bande extraordinaire, un bandit comme on en voit peu. Oui, mais François est joliment vexé, lui : il trouve fort injuste la justice du roi. On a beau lui dire que l’honneur est le premier des biens, il n’entend pas raillerie ; il lui faut Thérésa ; il ne connaît plus rien ; il veut interrompre la cérémonie. Il chante donc vite une cavatine, et va se précipiter dans la chapelle, quand le roi en sort conduisant Thérésa. C’en est fait, elle est mariée : Francesco n’a pas chanté assez vite. Ce petit gaillard alors est tellement exaspéré, qu’il est sur le point de dire au roi des choses désagréables. Heureusement sa majesté s’explique :
Une femme outragée est indigne de toi.[On entend une explosion : Fernand est fusillé.]
La veuve d’un soldat peut te donner sa foi
Reçois-la de son frère, et non des mains d’un roi.
Comment ! de son frère ?… Eh oui ! ce n’est pas le roi, c’est tout bonnement Pablo, si bien nommé l’Impitoyable, qui ressemble infiniment à don Juan de Bragance, et qui, profitant de ce hasard, a voulu seulement venger sa sœur et faire une farce à Fernand. Les guérillos, trouvant qu’il a bien fait, marchent avec lui sur Lisbonne pour conquérir leur véritable roi, et on enterre le Guérillero. Voilà ce que c’est que de s’endormir dans les grandes occasions.
Les situations de ce librettino sont assez musicales, et M. Thomas en a su tirer parti. Il y a plusieurs passages énergiques dans le premier chœur : Portugais ! contre nous Dieu même se déclare. On a trouvé gracieuse la mélodie de Thérésa : Pourquoi ces soldats en délire ? Il y a de bonnes choses aussi dans la cavatine de Fernand. On ne conçoit pas toutefois pourquoi ce chant d’une voix de basse est accompagné par des violons divisés dans l’extrême aigu : à quoi se rapporte cette harmonie sylphidique et scintillante ? Est-ce une simple fantaisie de musicien ? La scène de la révolte est bien traitée. Le chœur final : De nos jours glorieux, n’a pas paru se dessiner assez franchement. Je n’aime pas beauconp le duo du second acte : Pourquoi tenir les yeux abaissés vers la terre ? Le fandango du Roi a fait grand plaisir au contraire, il est plein d’originalité et de verve. Je crois que la cavatine Vaine espérance, ne ferait pas un grand vide dans la partition, si on la supprimait, et l’action pourrait y gagner. L’ouverture est coupée en petits compartimens de caractères divers, comme l’ouverture de Guillaume Tell ; les bruits de guerre dont il est question dans la pièce y sont plusieurs fois reproduits ; c’est d’ailleurs un morceau brillant et instrumenté avec soin. L’auteur pouvait craindre qu’on ne voulût trouver quelques ressemblances entre son ouverture et celle du chef-d’œuvrc de Rossini ; c’était, à cause de la forme qu’il a adoptée, un reproche faisable ; il a su l’éviter.
Les rôles principaux du Guerillero sont remplis avec talent par Massol, Bouché, Octave et Mme Nathan-Treilhet. L’exécution, néanmoins, a en général été un peu froide.
Quelques jours avant la première représentation de ce petit opéra, un début intéressant, celui du ténor Espinasse, a eu lieu dans Guillaume Tell. Ce jeune homme a une voix de poitrine charmante dans l’étendue d’une octave (de sol à sol), qu’il sait émettre avantageusement, qu’il force même un peu quelquefois ; mais sa voix de tête est sourde et pénible. Sa méthode de chant manque de cette ampleur soutenue qui forme le mérite éminent du talent de Duprez que le débutant imite trop sous d’autres rapports. Soit par besoin de respirer plus souvent, soit par suite d’une mauvaise habitude, Espinasse supprime partout les e muets, ce qui produit l’effet le plus bizarre. Il a bien dit les passages saillans de son premier récitatif et le grand duo du second acte ; la force lui a manqué à l’air final du quatrième. C’est qu’il faut de robustes poumons pour tenir d’un bout à l’autre des rôles de ténor tels qu’on les écrit aujourd’hui. Telle qu’elle est, cette voix, déjà beaucoup développée par l’exercice, est encore incomplète. Espinasse ne chanterait bien avec le timbre pur de ses notes naturelles, qu’un rôle peu fatigant, écrit entièrement en sons de poitrine et embrassant l’étendue d’une octave ou d’une neuvième mineure tout au plus ; il ne faudrait pas pousser les sons hauts au dessus du la bémol. Je crois que le travail peut lui faire acquérir quelques notes encore, mais la voix de tête s’épurera-t-elle ? c’est là la question. Le même soir Alizard abordait pour la première fois le rôle de Guillaume ; il lui a valu dès la première scène un succès éclatant. La beauté et la plénitude de cette voix de basse ne sont jamais plus manifestes que dans les registres supérieurs. Alizard atteint même sans difficulté aux notes extrêmes du baryton ; il a pris des fa et des sol hauts d’une force extraordinaire et d’un excellent timbre. Il a admirablement dit le sublime a parte de Guillaume.
Il chante en son ivresse
Ses plaisirs et sa maîtresse.
Et la dernière phrase : Il chante, et l’Helvétie pleure sa liberté, n’était pas achevée que la salle entière éclatait en applaudissemens. On a même exigé que le morceau fût redit en entier. Un effet de cette nature a encore été produit par la vigoureuse vibration de son ré supérieur, qu’on distinguait au milieu de toutes les voix du chœur, à la phrase du serment :
Que le soleil de son flambeau
Refuse à nos yeux la lumière.
Il eût été applaudi dans l’exposition du thème du trio, sans une malencontreuse roulade qu’il a cru fort mal à propos devoir ajouter à la mélodie et qui a refroidi et presque choqué tout l’auditoire. C’est la seule tentative de ce genre qu’il faille reprocher à Alizard dans ce rôle de Guillaume, dont il a dit tout le reste avec une énergie simple et grande, parfaitement digne du sujet et une excellente méthode.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er octobre 2014.
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