FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 26 AVRIL 1842 (p. 1-2)
THÉATRE ALLEMAND.
C’était une tentative assez dangereuse pour le directeur de la nouvelle troupe allemande, de commencer ses représentations par le Freyschütz. Ce chef-d’œuvre est tellement connu maintenant jusque dans ses moindres détails, qu’on pouvait craindre d’abord de ne pas exciter assez la curiosité publique, et ensuite de trouver chez les auditeurs une sévérité d’autant plus grande pour l’exécution qu’elle serait l’objet unique de leur attention et de leurs critiques. La foule est venue cependant, le théâtre Ventadour offrait le coup d’œil ordinaire de ses plus brillantes soirées. L’auditoire paraissait plein de dispositions bienveillantes. L’admirable ouverture a été exécutée avec assez de verve ; mais l’orchestre est insuffisant. Il se compose d’une partie de celui du Théâtre-Italien et d’un certain nombre d’artistes pris de part et d’autre. Malheureusement on regrette de ne pas compter parmi les chefs de pupitre MM. Gallay, Klosé, Tilmant aîné et quelques autres qui contribuent si puissamment à la bonne exécution des opéras italiens. Un orchestre parfaitement convenable pour les œuvres de Donizetti et de Bellini ne suffit pas pour celles de Weber, de Beethoven, de Gluck, de Spohr, dont toutes les parties sont intéressantes, où tout doit être entendu, où la grosse caisse n’intervient jamais pour couvrir de son bruit grossier et non motivé les pauvretés de la partition. L’effet des violons est en conséquence fort maigre, celui des basses, dur et sec ; quant aux altos, il est inexact de dire qu’on a peine à les entendre, car on ne les entend pas du tout. Il a fallu des raisons administratives bien impérieuses pour obliger M. Schuman à se contenter d’un pareil orchestre, à Paris où fourmillent les excellens musiciens.
Les choristes, tous Allemands, et amenés par M. Schuman, sont en nombre à peu près suffisant et doués de voix franches, pleines et mordantes, qui leur donnent un avantage naturel et incontestable sur la plupart des choristes français, mais sans qu’il résulte toutefois de leur ensemble un effet aussi extraordinaire qu’on le prétend. D’abord les femmes (soprani et contralti), qui chantent fort juste dans les morceaux doux et calmes, ne manquent jamais de monter d’un bon quart de ton dès qu’il s’agit d’un passage fortement accentué ; puis les hommes, pour vouloir trop animer et dramatiser les morceaux vifs, tombent dans le chant parlé, qui, à mon sens, est la pire espèce de bruit qu’on puisse entendre. On peut très bien, dans un chœur de chasse, dire énergiquement huzza ! huzza ! sans sortir du ton et sans jeter la voix d’une si rude manière. Ce n’est plus de la vigueur, de l’enthousiasme, c’est une exagération ridicule. La première condition pour faire de la bonne musique, dramatique ou non, c’est de faire de la musique ; les violonistes qui écrasent les cordes, qui les font friser la touche, les joueurs de cor et de trombone qui brusquent les notes fortes, en faisant éclater le son cuivré, produisent des effets de timbre fort disgracieux et, qui plus est, fort inutiles à coup sûr ; mais ils sortent de la musique incomparablement moins que les chanteurs qui parlent, qui vocifèrent et qui aboient. Lepeintre aîné déclamant, sur un accompagnement d’orchestre, un couplet de vaudeville Français et militaire, représente ce qu’il y a de moins musical au monde et de plus fait pour outrager le sens de l’ouïe. Les choristes allemands doivent donc tout à fait réformer ce déplorable système dans lequel un excès de zèle, sans doute, les a fait tomber. Ils ont supérieurement dit la belle phrase en ut majeur du premier morceau d’ensemble, lorsque les paysans s’approchent de Max pour le consoler ; voilà du sentiment, de l’expression, de la chaleur, de la vérité, et, qui plus est, de la musique. Aussi l’émotion de l’auditoire a-t-elle été générale et soudaine ; l’entrée des soprani après les huit premières mesures du thème exposé par les hommes, a un peu affaibli, par son défaut de justesse, ce bel effet qui malheureusement, il faut l’avouer, ne s’est pas reproduit dans le cours de la représentation. Au second acte les cris : Uhui, de la chasse infernale, ont à peine été remarqués ; ils portent tous sur un la naturel, cependant, peu sonore, il est vrai, pour les soprani, mais très fort pour les premiers ténors puisque c’est le la de poitrine au dessus des lignes. Les choristes hommes auront mis de la négligence à exécuter ce passage. Le chœur des chasseurs, au dernier acte, a été assez faiblement rendu et, en outre, nous serions curieux de savoir pourquoi, au second couplet, on a supprimé la partie des cors à l’orchestre pour la faire chanter sur la scène par quelques premiers ténors. On niera peut-être le fait, mais nous en sommes certains. Voilà, il faut l’avouer, une belle invention, et on doit sincèrement regretter que Weber n’en ait pas connu l’auteur, il aurait pu prendre de lui d’excellentes leçons de goût et d’instrumentation. Quelle pitié !!! Décidément il faudra que les compositeurs fassent entre eux une ligue et se constituent en société, en compagnie d’assurance contre les correcteurs, contre les arrangeurs, quels qu’ils soient, qui se permettent de perfectionner leurs productions.
L’exemple que je cite est en soi d’une importance assez secondaire, et cependant, indépendamment du manque de respect pour Weber, dont il est une preuve choquante, on a été désagréablement surpris de ne pas entendre les cors, et chacun se demandait quel pouvait être le coupable de cette misérable innovation. Molière déclarait un homme pendable pour avoir fait de mauvais vers ; si l’on trouvait pendu celui qui s’avise de défaire ainsi de belle musique, l’humanité exigerait-elle absolument que l’on coupât la corde ?… Je le crois ; mais il devrait être permis de ne pas trop se presser. Quant à moi, dût-on me traiter de Néo-Zélandais, d’anthropophage, j’avoue que, dans l’occasion, je me pendrais plutôt….. aux pieds du pendu.
Le grand chœur du dernier acte, au moment de la blessure de Gaspard et de l’évanouissement d’Agathe, a laissé beaucoup à désirer pour l’aplomb, l’ensemble, la justesse et la sonorité ; peut-être le mouvement en était-il trop rapide ; les choristes semblaient n’avoir pas le temps de se reconnaître et de poser la voix, talonnés qu’ils étaient par la précipitation d’un rhythme inexorable.
Maintenant faut-il juger avec la même sévérité tous les acteurs ? J’en doute, puisque ceux annoncés par la première affiche n’étant pas encore arrivés à Paris, le directeur s’est vu dans la nécessité, afin de ne pas retarder davantage le début de sa troupe, d’avoir recours aux seconds sujets pour quelques rôles principaux. On a peu encouragé le premier ténor, qui a de la voix, bien qu’il ne s’en serve pas avec beaucoup d’art ; il n’avait cependant accepté le rôle de Max que pour tirer d’embarras M. Schuman ; mais le public ne tient pas compte de ces circonstances atténuantes ; ce sont des détails d’administration qui lui demeurent presque toujours étrangers.
Le baryton (Gaspard) a le défaut singulier de presser les derniers temps de chaque mesure et de finir ainsi toujours un peu plus tôt qu’il ne faudrait ; il aurait pu mettre une accentuation plus rude, plus démoniaque dans sa phrase en progression de tierces mineures du premier morceau d’ensemble, quand, se glissant comme un serpent au travers du groupe des amis de Max il vient donner au jeune chasseur découragé ses diaboliques conseils. J’en dirai autant de son exécution de la fameuse chanson à boire dont le caractère offre beaucoup d’analogie avec celui de la phrase que je viens de citer ; il a été plus heureux dans l’air excessivement difficile de la fin du premier acte.
L’acteur qui remplit le petit rôle de Kilian reste fort loin de celui que nous entendîmes il y a douze ou treize ans, lors des représentations de la troupe de Carlsruhe, dirigée par M. Reukel ; il se nommait Weiss, si je ne me trompe, et sa gaîté, son entrain, sa verve d’acteur et de valseur contribuèrent beaucoup alors à animer les représentations du Freyschütz. Les basses, chargées des rôles de Cuno et de l’ermite, sont fort convenables ; il n’y a pas grand’chose à dire du prince Ottokar. Mme Schuman a donné de la gentillesse et de la grâce au personnage déjà si gracieux et piquant de la cousine Annette ; sa voix étendue et timbrée manque un peu de justesse et de flexibilité. Il faut engager Mme Schuman à ne pas faire un si vilain petit point d’orgue à la fin de son premier air ; il n’a aucun mérite d’exécution, puisqu’il ne contient ni traits, ni ornemens. Ce temps d’arrêt, que l’auteur n’a point indiqué, ne rime à rien, et ne produit aucun effet.
Mme Walker est une excellente prima donna ; sa personne répond mal, j’en conviens, au portrait ravissant qu’on se fait involontairement de la blonde et ossianique fiancée du chasseur ; c’est une bonne grosse ménagère allemande qui fait penser à la Charlotte de Werther devenue mère de six enfans ; mais quelle voix touchante, malgré la sonorité un peu terne de ses notes graves, quel style simple et pur, quel profond sentiment, quelle intelligence parfaite de la demi-teinte ! C’est assurément très bien, et cette femme comprend à merveille la musique de Weber. Il ne lui manque qu’une toute petite étincelle électrique pour s’élever du talent à l’inspiration. Sa passion est vraie, son amour est de l’amour, mais elle ne semble pas pouvoir atteindre à ces élans enflammés qui illuminent comme la foudre l’horizon tout entier du cœur humain. Elle pleure, mais ses larmes ne sont que tièdes, sa joie est grande, mais elle ne délire pas ; on sent, enfin, que la raison lui reste et, comme dit Méphistophélès, qu’elle ne voudrait pas tirer en feu d’artifice le soleil, la lune et les étoiles pour divertir son amant.
Mme Walker a obtenu un grand et légitime succès ; elle a ému, sinon transporté son auditoire. Il est impossible, je crois, de mieux chanter qu’elle ne l’a fait le sublime andante de sa grande scène ; la justesse était unie à la pureté des sons, les nuances de piano, de crescendo, de decrescendo, ont été bien senties et bien placées ; ce n’est que dans l’exécution, fort dramatique cependant, de ce fougueux allegro où l’âme de Weber semble s’être épandue ardente et immortelle, qu’on eût désiré quelque chose de plus frémissant, de plus orageux, de plus éperdu. Mme Walker doit prendre garde à la tenue sur le la bémol de sa prière du troisième acte ; il monte peu à peu, et c’est (éloge rare) la seule note fausse qu’on ait pu lui reprocher dans le cours de la représentation.
Quelques détails de la mise en scène sont dignes d’observation ; il faut citer la disposition des acteurs au dernier acte et leur geste suppliant pour obtenir du prince la grâce de Max ; et surtout la façon naturelle dont les deux actrices, assises l’une et l’autre sur deux siéges inégaux, sont groupées quand Annette, pour distraire Agathe, lui chante la ballade du Revenant. (Qui donc jouait le solo d’alto, dans cette ballade ? Je suis bien sûr que ce n’était pas M. Urhan !)
En revanche, il faut blâmer bien fort 1’idée saugrenue qui a fait placer une trompette dans la coulisse pendant la marche des paysans. L’exécutant, de sa place, ne voit pas bien les mouvemens du chef, et ne saurait aller avec l’orchestre qui le devance presque toujours ; c’est d’ailleurs d’un fort mauvais effet musical dont l’auteur n’est point coupable, puisqu’il a écrit un petit orchestre de ménétriers destiné à être entièrement entendu sur la scène en tête du cortége, et qu’il faut au moins laisser dans le grand orchestre inférieur, si l’on ne trouve pas d’artistes qui veulent se résigner un instant au rôle de musiciens ambulans. En somme, cette représentation du Freyschütz a révélé un talent réél, celui de Mme Walker, et fait espérer de bons choristes, quand ils voudront ne pas outrepasser les limites que le bon sens indique pour toute expression musicale, si chaleureuse qu’elle soit. On nous a promis la mise en scène de l’Iphigénie en Tauride de Gluck, et de la Jessonda de Spohr, tiendra-t-on parole ?…..
Après trois ans d’absence, il est revenu puissant et calme, comme aux jours de ses premiers triomphes et, s’il se peut, plus heureux encore. Thalberg est en effet du petit nombre de ces artistes à qui tout réussit, même le succès. On ne lui en veut point d’avoir un grand talent, d’être l’un des favoris de la gloire et de la fortune, et en vint-il à posséder avec le génie de Beethoven le nom de Napoléon et les millions de la Banque de France, on ne l’en aimerait pas moins. Se donne-t-il quelque peine pour devenir célèbre et riche ? pas la moindre. Avant de partir pour Paris il écrit à quelque ami (il en a) d’annoncer sa prochaine arrivée et un concert. L’ami va louer le Théâtre-Italien, dit à un imprimeur de placarder ces quelques mots : « Mardi …… avril, premier concert de M. Sigismond Thalberg, » et convoque un petit misérable orchestre boiteux, cagneux, hargneux, destiné à jouer des ouvertures qu’on n’écoutera pas et à accompagner des chanteurs qu’on n’entendra guère. La veille du concert, le virtuose arrive, complète son programme en quelques heures, se montre un instant le soir dans un théâtre pour rassurer sur la réalité de son retour les belles dames qui rêvent de lui, et le lendemain, adieu-va, la salle est parée. Premier concert : il entre, grand applaudissement ; il joue : très grand applaudissement ; il sort : immense applaudissement. Il rencontre le caissier : « Combien ? — Douze mille francs ! — Parfait ! » Et il s’en va fumant son cigare comme un simple homme. Deuxième concert : il rentre, applaudissemens ; il salue le public : trépignemens ; il joue, couronnement ! les fleurs même, les lauriers, ne suffisent plus, on lui jette une couronne d’or, ou tout au moins dorée d’après le nouveau procédé de M. de Ruolz, ce qui est encore fort délicat et excessivement mérité, car il est incontestable que ce grand pianiste joue impérialement du piano. Couronne d’or à part, Thalberg fort satisfait rencontre de nouveau son vertueux caissier : « Combien ? — Treize mille francs ! — Plus que parfait ! » Et l’empereur Sigismond emprunte, en sortant, un cigare à un de ses ennemis (il en a ; ce diable d’homme ne manque de rien !) qui fumait sérieusement à la porte du théâtre et rentre à l’hôtel des Princes, gai comme un bourgeois qui vient de gagner au café une partie de dominos.
Voilà ce que c’est que d’avoir un talent colossal, beaucoup de bon sens, une simplicité gracieuse de manières, puis encore du talent, un merveilleux talent, et du bonheur.
Faut-il maintenant vous parler des compositions proprement dites de Thalberg, et de ses compositions sur les morceaux composés par Donizetti sur les compositions de Rossini ? Oh ! vous ne le voudriez pas! raconte-t-on un beau soleil ? une brise parfumée ? une nuit d’été sur le Pausilippe ? un feu d’artifice sur le Bosphore ?…. Tout ce que je puis dire c’est que Thalberg a écrit une étude qu’il n’a composée sur les compositions de personne, et qu’on lui redemande toujours, d’abord parce qu’elle est d’un effet musical délicieux autant qu’original, ensuite parce qu’en l’exécutant il fait sur chaque touche des roulemens dont jamais, avec ses meilleures baguettes, sur les meilleures timbales, Poussard n’a surpassé l’étourdissante rapidité.
Quand je parlais tout à l’heure des chanteurs qu’on n’entendait guère aux concerts de Thalberg, c’était tout simplement pour achever ma phrase ; il est juste et vrai de dire qu’on a très bien entendu et applaudi, comme ils le méritaient, Alexis Dupont, Geraldy, Mmes Viardot, Nissen et M. Gallay, que je compte aussi parmi les chanteurs.
M. Prudent avait, au second concert, commis l’apparente imprudence de jouer un duo pour deux pianos avec sa majesté Thalberg 1er, mais il a dans cette lutte audacieuse déployé assez de talent pour que quelques auditeurs fussent excusables de demander, à l’audition de divers traits bien lancés : « De quelles mains part celui-là ? » M. Prudent va donner bientôt un concert à lui tout seul. M. Franco-Mendes le violoncelliste expressif dont j’ai déjà parlé, se propose d’en faire autant ; et enfin Mme Albertazzi, la belle cantatrice du Théâtre-Italien, annonce pour le 29 de ce mois, dans les salons de M. Erard, une soirée musicale dans laquelle on entendra MM. Thalberg, Gallay, Geraldy, Masset, Tilmant, Mlle Nissen et la bénéficiaire ; rien que cela ! On trouve des billets (du moins on en trouvait encore hier) au Théâtre-Italien et chez M. Erard.
Le nom de M. Geraldy qui vient de se présenter plusieurs fois sous ma plume, me rappelle ses Etudes de vocalisation, dont le second volume a paru dernièrement, et la perplexité où je suis depuis que je les ai lues. Je me demande en effet où donc M. Geraldy peut avoir appris à écrire de la sorte ? Très peu de compositeurs, je crois, ont montré dans leurs œuvres les mieux étudiées un style mélodique plus exquis uni à un sentiment harmonique aussi individuel et aussi fin. Ces études pour voix de soprano sont destinées à faire les cantatrices déjà habiles et maîtresses de leurs voix s’exercer successivement sur la demi-respiration, sur le mordant ou grupetto, les petites notes et l’acciaccatura, la liaison des intervalles de seconde majeure et mineure, le trille avec ou sans préparation, le son filé et le port de voix, les sons piqués et les traits d’agilité.
On voit que cet ouvrage est le complément des travaux didactiques déjà publiés sur l’art du chant ; il nous paraît indispensable aux virtuoses qui ne veulent pas se contenter de briller au second rang ; il leur offre, en outre, un charme rarement uni à l’utilité de ces exercices tout spéciaux, celui d’un intérêt musical soutenu, varié et très vif. Ces douze morceaux plairaient même exécutés par un instrument, tant la tournure de leur chant a de fraîcheur, de grâce, et constitue un mérite indépendant du but d’enseignement que l’auteur s’est proposé et qu’il a su atteindre.
Le critique éclairé et sévère qui, depuis dix ans, travaille si consciencieusement à ramener l’art musical à sa véritable destination ; qui combat avec une si honorable insistance l’opinion qui tend à faire de cet art un simple objet de mode et de frivolité, M. Joseph d’Ortigue vient de terminer son Cours sur la musique religieuse, commencé en 1836, et poursuivi presque sans interruption jusqu’aujourd’hui. Laissant ici de côté la musique dramatique et la musique instrumentale qu’il a examinées sous toutes leurs faces dans les livres si estimés du Balcon de l’Opéra, du Théâtre italien et de son influence sur le goût musical en France, ainsi que dans une foule d’opuscules détaillés, l’auteur remonte à l’origine de la musique religieuse dans l’antiquité et découvre, dans son alliance intime avec la parole, le sens caché des traditions fabuleuses touchant les effets prodigieux de cet art à la naissance des civilisations.
Passant ensuite au christianisme, il montre que l’institution du plain-chant par saint Ambroise et saint Grégoire, aux quatrième et sixième siècles, est conforme à l’idée antique, que le plain-chant est une forme de culte, et que ses développemens sont parallèles à ceux de la liturgie. Par une transition toute naturelle, l’écrivain vient à parler de l’orgue, l’orchestre chrétien, instrument et monument à la fois. Cette partie de son travail, à laquelle on voit qu’il a donné tous ses soins, est la plus curieuse, à notre avis, et la plus importante, et remplit une lacune dans notre littérature musicale. En effet, si l’on excepte le grand ouvrage du bénédictin don Bedos, sur la construction des orgues, ouvrage exclusivement destiné aux facteurs, nous ne possédons absolument aucun écrit en France sur cet instrument. M. d’Ortigue a considéré l’orgue, quant à son origine, quant au mécanisme de sa structure dans ses rapports avec la liturgie, l’architecture chrétienne, les progrès de l’harmonie, l’orchestre et l’instrumentation.
Ces divers points de vue, sous la plume de l’auteur, sont féconds en considérations élevées, en aperçus aussi neufs qu’ingénieux. Le Cours sur la musique religieuse renferme en outre une philosophie entière de l’art musical, que l’écrivain envisage comme se confondant, dans son essence, avec la parole. Les divers systèmes que l’on nomme les tonalités lui apparaissent comme autant d’idiomes, de dialectes musicaux pourvus d’expressions et de caractères particuliers. Il fait saisir des points de contact non seulement entre la parole et la musique, mais encore ceux de la musique avec la poésie, la danse, l’architecture, la sculpture, la peinture. Tout cela nous semble fondé non sur des comparaisons vagues, mais sur l’observation attentive des principes communs à tous les arts, et des procédés propres à chacun d’eux.
Arrivant enfin à la division des différens genres de musique, M. d’Ortigue les distingue en trois principaux, ayant chacun une destination particulière, un mode spécial d’expression, bien que se fondant parfois les uns dans les autres et se faisant de mutuels emprunts. Ce sont la musique religieuse, expression des rapports de l’homme avec la Divinité ; la musique dramatique, expression de l’homme avec les autres hommes ; la musique instrumentale, expression des rapports de l’homme avec la nature et le monde sensible.
Nous ne pouvons donner ici qu’un aperçu fort sommaire de ce long et remarquable travail, que l’on n’appréciera dans son ensemble que lorsqu’il sera réuni en corps d’ouvrage. Aussi ne saurait-on trop engager M. d’Ortigue à le publier au plus tôt et séparément.
— Il n’est pas hors de propos, je crois, de parler ici d’un perfectionnement important apporté récemment à la fabrication des orgues. Ces instrumens avaient le défaut de présenter une grande résistance au toucher, d’être par cette raison très pénibles à jouer, et renfermés, pour certaines combinaisons, dans des limites assez restreintes. Cette résistance des touches eût été même beaucoup plus grande si l’on n’avait eu soin de diminuer la dimension des soupapes qui donnent passage à l’air pour faire résonner les tuyaux. Mais les soupapes étroites donnent lieu à de tels inconvéniens, que les facteurs d’Angleterre et d’Allemagne en étaient revenus, dans ces dernières années, à élargir de nouveau tous les conduits et à accroître par conséquent la résistance des touches. Après de longues recherches, M. Barker a résolu le problème. Son procédé consiste dans un appareil intermédiaire entre la touche et les soupapes. Cet appareil, composé d’un petit soufflet pour chaque touche, alimenté par une soufflerie spéciale, a pour objet d’employer la puissance même du vent à vaincre la résistance de chaque touche. Le clavier devient ainsi facile, égal, aussi doux qu’un clavier de piano, quel que soit le nombre des touches et des claviers réunis. Mais le résultat le plus important de la découverte de M. Barker, c’est d’obtenir la multiplication réelle des jeux, sans augmenter leur nombre et sans changer leur nom, un accroissement extraordinaire dans la puissance de l’instrument, une variété toute nouvelle dans les effets. Le mécanisme Barker appliqué à un orgue à trois claviers, donne à l’organiste des ressources égales à celles que lui produiraient dix à douze mains. Déjà ce mécanisme a été appliqué avec un plein succès à l’orgue de Saint-Denis ; depuis lors il est devenu la propriété exclusive des célèbres facteurs Daublaine et Collinet.
Cette découverte est utile et belle, on n’en peut disconvenir, mais elle aura l’inconvénient de donner à certains virtuoses qui comprennent mal le but de leur art, la facilité de se servir de l’orgue comme d’un piano et d’introduire ainsi sans difficulté dans la musique religieuse les formes légères, les ornemens frivoles, les traits rapides, en un mot le style brillanté qui doit en être absolument exclu. Il en est malheureusement ainsi de presque toutes les nouvelles facultés que l’art acquiert ; elles offrent l’abus à côté de l’usage. C’est l’éternelle histoire du perfectionnement de la vocalisation, amenant les fioritures et les roulades dans la musique pathétique et sévère, et celle de l’introduction dans l’orchestre des trombones et des autres instrumens bruyans, d’où est résulté l’anarchie qui déshonore en ce moment la plupart des productions musicales de France et d’Italie. Ce n’est pourtant pas à dire pour cela que les chanteurs doivent rester incapables de vocaliser un trait, quand ce trait sera convenable, et qu’il faille se priver de l’effet puissant, lorsqu’il est sagement ménagé et ingénieusement employé, des instrumens de cuivre et de ceux à percussion.
H. BERLIOZ.
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