Site Hector Berlioz

Hector Berlioz: Feuilletons

Journal des Débats   Recherche Débats

FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 19 OCTOBRE 1841 [p. 1]

THÉATRE DE L’OPÉRA.

Débuts de Poultier dans Guillaume Tell.

    L’apparition d’un nouveau ténor sur la scène de l’Opéra est un événement dont l’importance musicale devient plus grande de jour en jour. Il est facile en effet de désigner une époque peu éloignée où la représentation de la plupart des grandes partitions du répertoire sera impossible, si quelque jeune chanteur ayant du talent et de la voix, de la tournure et de la voix, de la sensibilité et de la voix, de l’énergie et du feu avec de la voix, ne vient en aide, au théâtre, aux compositeurs, et au public que cela intéresse un peu en somme, bien qu’en ces sortes d’affaires il semble quelquefois avoir donné sa démission. Il nous faut un ténor fait pour la musique, et non un virtuose pour qui la musique soit faite ; un artiste qui chante ses rôles et puisse se dispenser de les accommoder aux exigences de son organe ; il nous faut un ténor dont la voix de poitrine forte, vibrante et d’un beau timbre s’élève au moins de mi à si bémol (une octave et demie), dont les notes graves soient vraiment appréciables et sonores, dont les sons de tête soient purs et sortent sans effort, qui puisse chanter vite sans rien perdre de sa vigueur, et soutenir un sol et même un la sans crainte dans un andante. Ces diverses qualités du chanteur ne se trouvent pas souvent réunies à celles de l’acteur dans le même individu. Il ne faut pas désespérer cependant de les rencontrer ; nous savons que M. Pillet a les yeux sur un jeune homme dont les études musicales et dramatiques sont confiées à d’habiles maîtres, et pour qui la nature a beaucoup fait. Nous l’avons entendu dernièrement encore répéter un des rôles les plus difficiles du répertoire, celui de Robert, et nous partageons les espérances que cet essai a fait concevoir au directeur de l’Opéra. Reste la grande épreuve devant le public sans laquelle on ne peut former que des conjectures plus ou moins fondées et qui seule est décisive.

    Poultier possède incontestablement une partie des qualités que nous réclamons pour un ténor. Mais ce qui lui manque me semble devoir le reléguer dans des spécialités de son emploi. Sa voix est douce et quelquefois touchante, mais dépourvue de ces vibrations sympathiques qui émeuvent et entraînent les masses ; elle est égale, sans beaucoup de force toutefois, depuis le mi jusqu’au la ; le si bémol et le si naturel de poitrine ne sortent pas sans peine ni sans danger pour la beauté du son. Sa voix de tête est agréable ; il doit se garder d’en forcer l’émission, car elle monte à l’instant d’un bon quart de ton, et c’est la pire manière de manquer de justesse. Pour de l’agilité, il n’en a guère, et nous en ferions bon marché si l’ampleur et la force de son organe lui permettaient de ne chanter que le genre large, que les rôles pathétiques et passionnés. Malheureusement il n’en est rien, et le haut style lyrique est celui de tous qui convient le moins à la gracieuse faiblesse de sa voix. Peut-être, par un long exercice, se développera-t-elle en changeant de timbre et d’expression ; l’exemple unique de Duprez est là pour prouver, à la rigueur, la possibilité du fait.

    Poultier prononce bien, avec une gêne cependant attestant la récente opiniâtreté de ses études et l’attention minutieuse avec laquelle chaque mot est articulé. On voit que MM. Michelot et Ponchard, ses deux maîtres habiles, lui ont indiqué une certaine façon d’ouvrir la bouche, de fermer les mâchoires, d’allonger les lèvres, pour produire certaines voyelles ou consonnes, et cela fait penser involontairement à la leçon de philosophie de M. Jourdain, où ce brave homme apprend, par raison démonstrative, la manière de dire convenablement O. Malgré la terreur profonde qui lui serrait la gorge à son premier début, Poultier a très agréablement phrasé plusieurs passages de ce rôle fameux d’Arnold, si rempli de tendresse, de désespoir et d’enthousiasme. On devine que ce sont exclusivement les accents tendres qui lui ont réussi. Ainsi dans le duo du premier acte, la phrase « ô Malhilde ! » chantée un peu trop haut cependant à sa première apparition en sol bémol, a été bien rendue et sans défaut de justesse lorsqu’elle a paru, transposée en la bémol, à la seconde reprise. L’exclamation finale de ce morceaux « Haine, malheur à nos tyrans ! » manquait tout à fait du caractère qu’elle exige impérieusement. Il a réussi dans l’andante du duo du second acte, doux aveu, dont il avait, en chantant trop haut, complétement manqué le récitatif. Au trio, l’insuffisance de sa voix était manifeste ; placé entre Bouché et Baroilhet, dans les ensembles, on l’entendait à peine, et la phrase de l’allegro : Vengeons-le, ne le pleurons plus, disparaissait complétement. Il a eu le bon sens de ne pas tenter l’impossible en essayant de chanter en voix de poitrine le dangereux passage sur sol dièze, la dièze, si : O ciel, ô ciel, je ne te verrai plus ! Pourquoi faut-il que Duprez nous ait à cet endroit accoutumés aux trois notes frémissantes qui, il y a deux ans encore, remuaient la salle entière, et que les sons de tête les plus doux ne sauraient remplacer ? … Il est sorti très heureusement du danger que chacun redoutait pour lui à l’air final : Asile héréditaire. A la seconde représentation surtout, ce magnifique andante a été pour le débutant l’occasion d’un véritable succès ; l’allegro qui suit, et dans lequel se trouve le fameux : Suivez-moi ! ne lui est réellement pas accessible ; il faut une autre voix pour bien rendre ce brûlant appel aux armes, et faire retentir ce grand cri de fureur d’un fils qui doit venger son père, d’un amant qui veut conquérir sa maîtresse, d’un esclave indigné qui brise ses fers. C’est donc aux rôles de seconds ténors gracieux que Poultier doit prétendre.

    Cet emploi, que la retraite d’Alexis Dupont avait laissé vacant, lui eût fort convenu sous plusieurs rapports. L’embarras du directeur n’en est pas moins évident, puisque, depuis plusieurs mois déjà, il a engagé pour le remplir Vermeulen et Octave, qui naturellement ne se départiront pas de leurs droits en faveur du nouveau venu. Il n’y aurait donc qu’un moyen d’attacher Poultier à l’Opéra ; ce serait d’écrire des rôles exprès pour lui, comme on fit il y a quelques vingt-cinq ans pour un jeune chanteur nommé Rolland, qui parut dans la Sémiramis de Catel et dans l’informe et barbare pasticcio qu’on osa représenter alors sous le titre de Don Juan. Mais comme les partitions nouvelles ne se succèdent pas rapidement sur notre première scène lyrique, Poultier aurait fort long-temps à attendre s’il n’employait ce loisir à s’exercer en face du public en parcourant les principales villes de province. C’est ce qu’on doit l’engager à faire, dans notre intérêt comme dans le sien. Ces deux représentations du chef-d’œuvre de Rossini ont été fort belles. Mme Gras-Dorus, dont la vocalisation devient toujours plus brillante, s’est emparée au second acte de la meilleure part des applaudissemens. Quelques jours après, la reprise de Don Juan a failli être arrêtée dès le début par une indisposition subite de Levasseur. Bouché a dû se dévouer et chanter, le cahier à la main, le rôle de Leporello, que personne, depuis le départ de Dérivis, n’avait encore appris. Nouvelle et surabondante preuve de l’absolue nécessité d’avoir tous les rôles doublés. Heureusement Bouché est bon lecteur et le public de l’Opéra ne manque pas d’indulgence, sans quoi il eût fallu fermer le théâtre. M. Pillet veut remettre en vigueur l’ancien réglement, qui exigeait la présence aux représentations de tous les acteurs chargés de doubler les premiers sujets, de manière à pouvoir dans le cas d’un accident le réparer d’une manière prompte et convenable. C’est très bien vu ; on aurait dû seulement s’y prendre beaucoup plus tôt.

    La cantate couronnée par l’Institut, et que Marié, Alizard et Mlle Elian ont fait entendre au public étonné de l’Opéra, mercredi dernier, ne pouvait, ainsi chantée en habit de ville et sans action, paraître qu’excessivement longue et froide. On a remarqué et applaudi cependant un air-barcarolle que Marié a bien fait valoir, dont l’instrumentation est vigoureuse (trop peut-être), mais dont la péroraison me semble délayée outre mesure. M. Maillard, c’est le nom de l’auteur lauréat, ne paraît pas doué d’un sentiment bien vif de l’expression ni même des convenances de la diction musicale des paroles. Il passe sur les vers importans, sur ceux qui contiennent l’idée, le sujet de la scène, sans y faire plus d’attention qu’aux lignes de remplissage qu’on trouve toujours en assez grand nombre dans tout ce que la plupart des poëtes destinent à être chanté. En écoutant la musique seulement, vers le dénoûment de ce petit drame lyrique, on ne se douterait jamais que la maîtresse de Lionel Foscari propose à son amant de mourir avec elle, et qu’elle se poignarde en effet. Cela est dit de la façon la plus indifférente et comme si la pauvre fille proposait seulement à Lionel d’aller avec lui donner à manger aux pigeons de la place Saint-Marc ; et encore je doute qu’une femme qui aime son amant et les pigeons pût dire cela si tranquillement. Il y a seulement une intention scénique bien accusée dans les derniers mots que prononcent les deux amans à l’agonie. Le trio sans accompagnement a paru long, d’une harmonie tourmentée et sans mélodie saillante. Il y a en général dans l’orchestre un abus des trombones qui nuit autant au coloris de l’instrumentation, qu’il alourdit et rend violemment monotone, qu’au chant qui s’en trouve écrasé sans motif plausible. M. Maillard doit réfléchir surtout à ce qui lui manque du côté de l’expression et du mouvement dramatique, si toutefois il s’occupe encore de musique quand il sera à Rome. En ce cas, il n’a rien de mieux à faire que d’étudier Gluck nuit et jour. Mais où diable trouvera-t-il une partition de Gluck dans ce pays-là ?….

Orgue de Saint-Denis.

    Le magnifique instrument dont M. Cavaillé vient de doter l’église de Saint-Denis a réuni tous les suffrages. Les rivaux même de l’auteur s’accordent à en faire l’éloge, et les artistes ne peuvent s’empêcher d’exprimer le regret qu’un si bel ouvrage n’appartienne point à Paris. C’est en effet un orgue admirable qui, aux belles qualités des meilleurs instrumens de ce genre, en réunit d’autres qui lui sont propres, grâce à des procédés dont l’invention ne saurait être contestée à M. Cavaillé. Les fonds en sont très puissans ; les jeux d’anches très forts et d’une belle qualité de son ; le jeu de cor anglais est d’un timbre délicieux. On remarque un léger défaut dans les seize pieds résultant d’un retard du son au toucher des pédales. Un effet remarquable et nouveau est celui du crescendo qui s’opère à l’aide d’un mécanisme placé sous les pieds, au-dessus des pédales et qui permet à l’organiste d’introduire successivement autant de jeux qu’il le désire, sans déplacer les mains de dessus le clavier. Ceci est grandement beau ; il faut entendre la progression de ces chœurs, de ces orchestres qui s’accumulent, pour avoir une juste idée du mérité de l’invention. La voix humaine, qui paraît faite à l’imitation de celle de Fribourg, est loin d’être aussi parfaite. Hâtons-nous de dire que si l’orgue de Saint-Denis est inférieur à celui de Fribourg sous ce rapport, il lui est supérieur sous tous les autres. La soufflerie seule est un chef-d’œuvre.

    — Les cours de chant et de solfége de M. Pastou vont être ouverts de nouveau. Le savant professeur a dû agrandir encore son local de la rue Sainte-Anne pour donner accès au nombre toujours croissant des élèves dont l’affluence est d’autant plus grande que M. Pastou annonce vouloir bientôt quitter la carrière de l’enseignement.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er mai 2014.

© Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.

Retour à la page principale Berlioz: Feuilletons – Journal des Débats 1834 - 1863
Retour à la Page d’accueil

Back to main page Berlioz: Feuilletons – Journal des Débats 1834 - 1863 
Back to Home Page