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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 12 MARS 1841 [p. 1-2]

THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.

Première représentation des Diamans de la Couronne, opéra-comique en trois actes, de MM. Scribe et de Saint-Georges, musique de M. Auber.

    Il s’agit de diamans faux qu’on veut faire briller comme s’ils sortaient des mines de Golconde. Voici comment.

    Nous sommes en Estramadure, dans un souterrain habité par une bande de malfaiteurs qui, à la fin de la pièce, se trouvent être les bienfaiteurs du Portugal. Ces braves fabriquent de la fausse monnaie, de faux billets, de faux diamans, et généralement tout ce qui concerne leur état. Les cavités de la montagne retentissent des coups de leurs balanciers ; on travaille sans relâche. Ce qui prouve bien que l’oisiveté n’engendre pas tous les vices. Entre un jeune seigneur, don Henrique, neveu du ministre de la justice espagnole. Il pleut à verse, il tonne ; ses chevaux épouvantés ont pris le mors aux dents ; il n’a eu que le temps de s’élancer de sa voiture au moment où, moderne Hippolyte, il allait être par ses fougueux coursiers traîné de roc en roc au fond d’un précipice. Il voit un ermitage, une espèce de couvent, et vient y demander un abri. Bien étonné de n’y trouver personne, don Henrique s’amuse, pour tuer le temps, à chanter une ballade sur les agrémens des voyages, quand trois ou quatre gaillards, fort peu semblables par leur costume à de pieux anachorètes, s’avancent traînant la valise de l’étranger. Ils l’ouvrent sans façon et s’emparent de tout ce qu’elle contient. L’heure du repas des ouvriers a sonné ; ils sortent en foule des sombres ateliers en chantant à tue-tête, non pas, comme dans Guillaume Tell, le travail, l’hymen et l’amour ; mais le travail et…. quelque autre chose. Rien ne dispose à la joie comme une vie active, réglée, et une conscience pure. La pureté de conscience surtout est de rigueur.

    A force de parcourir, dans leurs joyeux ébats, les coins et recoins du faux monastère, les faux monnayeurs finissent par apercevoir notre voyageur, qui depuis un quart d’heure se cachait de son mieux derrière une enclume. Cinquante couteaux et autant de marteaux se lèvent à l’instant sur lui, on va le mettre en pièces, le monnayer ; mais une charmante jeune fille, en robe tricolore, béret en tête, et poignard à la ceinture (à la bonne heure ! je ne connais rien d’ignoble comme cet usage des honnêtes femmes espagnoles de porter le poignard à la jarretière ; voyez un peu le gracieux mouvement que cela les oblige de faire, quand le moment est venu de poignarder leur amant !) une délicieuse brigande, donc, la Vénus de ces cyclopes, s’élance au devant d’eux, et leur ordonne de respecter l’étranger, qu’elle prend sous sa protection. Bien plus, elle l’invite à déjeuner, et exige du chef des bandits, un gros Monsieur rébarbatif, nommé Rebolledo, qu’il lui serve le chocolat. La troupe soumise, religieuse et frugale, se retire, fait le signe de la croix, et va se restaurer avec des cigaretti et quelques verres d’eau fraîche. Ce repas économique n’est pas terminé qu’un émissaire accourt, hors d’haleine, et pâle comme s’il n’avait ni bu ni fumé depuis huit jours. — « Des soldats gravissent la montagne, gardent toutes les avenues, ils vont entourer l’ermitage ; il n’y a plus moyen de leur échapper, nous sommes perdus. — Bah ! répond Catarina, c’est le nom de la capitane brigande, bah ! dit-elle, en versant à don Henrique une seconde tasse de chocolat, ils ne nous tiennent pas ; finissez tranquillement votre déjeuner. » Mais nos hommes n’ont plus d’appétit ; la perspective des bûchers de l’Inquisition l’a fait disparaître instantanément. Pourtant la sécurité de Catarina est motivée ; elle a son plan, la jolie scélérate. Elle vous encapuchonne tous ses industriels, les convertit en moines, les range sur deux lignes, en procession, place au centre le trésor de la bande, un immense écrin qui représente en faux diamans des centaines de millions, l’enferme dans un coffre à reliques ; ainsi enchâssé, le fait porter pieusement par quatre faux frères, et, armée d’un sauf-conduit qu’elle a trouvé dans la valise de don Henrique, se présente avec sa troupe devant les soldats, qui se mettent à genoux pour les laisser passer. Don Henrique, pour prix de la vie qu’on lui a laissée, s’est engagé sur sa parole à ne pas parler de son aventure avant un an.

    Nous le retrouvons dans un château près de Madrid, chez son oncle le ministre, et sur le point d’épouser sa cousine Diana, qu’il aimait un peu autrefois, mais qu’il n’aime plus du tout depuis qu’il a eu l’honneur de déjeuner avec Catarina, la capa di banda. En héros de roman bien appris, pouvait-il se dispenser d’avoir une passion romantique pour la gracieuse fée qui lui sauva la vie ! De son coté, Diana nourrit en secret le classique amour qu’une héritière éprouve toujours pour un autre que son futur époux. Et cet autre, c’est don Sébastien, le commandant de la troupe chargée d’arrêter les faux monnayeurs et qui s’est agenouillée si dévotement sur leur passage. De là explication entre le cousin et la cousine, aveux mutuels, bonheur des jeunes amans en découvrant la flamme dont ils ne brûlent pas l’un pour l’autre. Diana est trop heureuse de rendre sa parole à son cousin ; mais à la condition qu’au moment du contrat, c’est lui qui refusera de signer et amènera ainsi la rupture. Déjà les salons ministériels s’illuminent ; une brillante assemblée vient assister à la noce de Diana ; il y a bal et concert. On apporte un faux piano blanc en nougat (la couleur locale eût exigé, je crois, qu’il fût en chocolat) sur lequel un faux pianiste fait semblant de plaquer de faux accords pour accompagner la fiancée qui chante réellement juste de temps en temps. Elle commence en duo avec son cousin la complainte des bandits de la Roche-Noire, dont l’anecdote de don Henrique fait le sujet, au grand étonnement de celui-ci. A peine les deux virtuoses ont-ils été interrompus trois fois dans le premier couplet par des entrées de convives, par des domestiques servant des rafraîchissemens, par l’arrivée de l’oncle ministre, absolument comme dans une foule de salons de Paris où l’on croit faire de la musique, qu’une quatrième interruption est causée par une belle dame inconnue dont la voiture s’est brisée près du château, et qui, suivie de son intendant, demande pour quelques heures l’hospitalité. Grand tremblement d’amour et d’effroi pour don Henrique, qui reconnaît Catarina et Rebolledo. Dieu du ciel ! le bandit et sa complice dans le salon du ministre de la justice ! Mais son anxiété va redoubler. Catarina pousse l’audace jusqu’à s’offrir pour remplacer, dans le concert quatre fois interrompu, don Henrique, à qui la peur fait perdre la voix. Elle chante la ballade de la Roche-Noire, elle lit à l’assemblée un journal contenant sa propre histoire et son signalement ; elle se moque de Henrique et de ses terreurs ; elle coquette, elle minaude, elle danse ; elle fait son intendant jouer à l’écarté avec don Sébastien ; il se pourrait même que ce fût avec le ministre en personne, car le brave homme n’est pas fier ; elle mange des glaces, elle boit du punch, elle dit à un cavalier qu’il froisse sa garniture, enfin elle fait le diable, elle est délirante, elle n’a pas le sens commun. Apprenant dans un a-parte que don Henrique, sur le point d’épouser Diana, a cependant l’intention, au moment fatal de rompre ce mariage, et cela par amour pour elle Catarina, pour elle l’aventurière, la contrebandière, la faussaire, la coureuse, l’assassine, la cheffe de brigands, elle est curieuse de savoir s’il sera capable d’un tel sacrifice. Peut-être aussi que son cœur sauvage parle en secret pour don Henrique. Bref, malgré son signalement connu de toute l’assemblée, malgré les instances de son adorateur éperdu, elle s’obstine à rester ; elle s’installe dans le cabinet du ministre, qui, apprenant par ses espions que la Catarina est dans le voisinage, vient de donner des ordres pour la faire arrêter ; et au moment où Henrique dit : Non ! et refuse de signer son contrat de mariage avec Diana, Catarina entr’ouvrant la porte du cabinet, serre la main de son héros en lui disant : « Au revoir ! c’est bien ! » descend dans la cour du château et s’élance dans la voiture du ministre, que celui-ci galamment avait fait mettre à sa disposition pour la conduire à Madrid.

    Au troisième acte, nous sommes à Lisbonne. On va couronner la jeune reine de Portugal. La loi veut qu’en montant sur le trône elle choisisse un époux. Le ministre espagnol chargé d’influencer sa majesté en faveur d’un prince d’Espagne, vient d’arriver, et son neveu, et Diana, et don Sébastien avec lui. Les voilà tous dans l’anti-chambre royale, où ils rencontrent, sous les habits d’un grand seigneur, notre vieille connaissance Rebolledo. A leur grande stupéfaction, lui seul est reçu par la reine ; tous les autres solliciteurs sont congédies. Restés en tête-à-tête, la reine et le bandit se disent des choses curieuses, dont voici le résumé. Sur le point d’arriver au trône, la princesse de Portugal était en proie à une de ces poignantes inquiétudes, à un de ces chagrins concentrés, à cette tristesse amère et colère que les poëtes et les artistes connaissent mieux que personne, beaucoup mieux surtout que les princes, quels qu’ils soient. En cet état de l’âme et du cœur, et pour échapper aux angoisses cruelles qui le causent, quelques-uns transigent avec leurs convictions, avec leurs sympathies les plus chères, leur dignité personnelle, leur foi, leur espérance, leur amour éternel ; d’autres, se raidissant contre le désespoir, demeurent fidèles à tout ce qu’ils aiment et respectent, laissent passer la vague ennemie, retiennent leur haleine pour subir encore celle qui lui doit succéder, et finissent, comme Robinson, par être jetés meurtris et à demi-morts sur quelque île verdoyante, dont plus tard ils deviendront propriétaires, gouverneurs, maîtres absolus, à moins que la respiration leur manquant, l’onde amère ne les étouffe avant la fin de l’épreuve, ce qui arrive quelquefois.

    Eh bien ! notre princesse portugaise appartient à la classe des poëtes qui font des vaudevilles, des grands musiciens qui écrivent des contredanses, des grands peintres, des grands statuaires qui barbouillent des enseignes de cabaret et modèlent des pendules ; elle a le malheur de n’avoir pas le sou. Pas d’argent ! pas d’argent ! C’est triste, surtout un jour de couronnement. Comment faire ? Il faut pourtant vivre, même quand on est reine, et vivre splendidement. Voilà donc notre princesse, au lieu de faire du stoïcisme, ou de montrer sa misère en empruntant, qui se résigne et immole sans scrupule tous ses préjugés de tête royale. Elle connaît Rebolledo et sa troupe ; elle va le trouver, lui confie son embarras, lui demande de contrefaire de son mieux les diamans de la couronne, et, pendant le temps de cette importante composition, de rester auprès de lui sous le nom de Catarina, comme sa nièce et la directrice de l’atelier. Rebolledo, malgré sa profession dont les apparences sont trompeuses, est, au fond, l’homme le plus vertueux qu’on ait peut-être jamais rencontré à la tête d’une troupe de brigands. Il consent à tout. Les diamans sont imités à s’y méprendre ; le véritable écrin royal, dont la valeur est immense, vendu par ses soins dans les diverses capitales de l’Europe, remplit les coffres royaux, et Sa Majesté en montant sur le trône a le plaisir de se dire : « Mon diadème est faux, sans doute, mais son éclat suffit, et me voilà riche sans qu’il en ait coûté le moindre sacrifice à mes sujets. » Faut-il ajouter que la jeune reine, au comble du bonheur, épouse, malgré ses conseillers, Henrique dont l’erreur dure jusqu’au dernier moment, et qui, entraîné par sa passion pour la Catarina, s’écrie avee désespoir : « Inutile de résister ! je t’aime, malheureuse ! je t’aime, à en devenir fou ! Je me déshonorerai, je me couvrirai d’infamie, mais, puisqu’il le faut, je t’épouserai ! » Pour Rebolledo, il est nommé, lui, chef de la police secrète du royaume, par la très bonne raison qu’il en connaît particulièrement tous les malfaiteurs.

    Ce libretto, qui, comme on voit, n’a nulle prétention à la vérité historique et à la vraisemblance, a paru intéressant et semé de situations bizarres et piquantes ; je trouve seulement que la part du musicien n’y est pas assez nettement dessinée, que les divers mouvemens de l’action prennent trop de part dans les morceaux de chant. Il en résulte une grande indécision dans leur forme en général, et un défaut de suite dans le discours musical des voix dont les plus charmans effets d’orchestre ne peuvent offrir de véritable compensation.

    Comment faire entrer dans un duo des détails qui appartiennent évidemment au dialogue le plus familier, tels que cette scène du premier acte dans laquelle Catarina invite don Henrique à prendre une tasse de chocolat ? Et toutes ces lettres, et ces journaux, et ces signalemens lus en musique, et ces fréquentes interruptions, fort comiques sans doute, mais tout-à-fait hostiles aux développemens de la partition, quelles difficultés n’en devaient pas résulter pour la tâche du compositeur ! Aussi n’oserions-nous affirmer qu’il les ait vaincues. La phrase mélodique de M. Auber dans cet ouvrage est courte, peu saillante, elle dégénère à tout instant en récitatif mesuré ; très souvent c’est à la disposition du libretto qu’il faut s’en prendre. Mais ce dont le musicien est seul responsable, c’est du style plus ou moins distingué, neuf et franc de ses mélodies même les plus frivoles. Un poëme d’opéra, quel qu’il soit, n’a jamais obligé un compositeur à n’écrire que des banalités ; et un maître de l’expérience et de la réputation de M. Auber peut toujours, surtout quand il a pour collaborateurs des hommes doués, comme MM. Scribe et Saint-Georges, de tant de ressources dans l’esprit, faire déblayer quelques parties de l’action afin de pouvoir y asseoir solidement le corps de son édifice musical. Il y a un nombre prodigieux de motifs de contredanse dans cette partitian, dans l’allegro de l’ouverture, dans les ballades, dans les duos, dans les morceaux d’ensemble, partout. La première reprise étant ainsi toute faite, il ne s’agira plus que d’en ajouter une seconde, et les quadrilles surgiront par douzaines. Evidemment c’est le but que s’est proposé M. Auber ; il a cru plaire davantage par là au public spécial de l’Opéra-Comique, et lui plaire d’autant plus que ces thèmes dansans seraient moins originaux. La durée du succès peut seule démontrer si ce but a été atteint. A raisonner ainsi, la question d’art se trouve tout-à-fait écartée ; il ne s’agit plus de savoir si l’auteur a mérité on démérité de la musique, mais si son ouvrage a beaucoup rapporté au théâtre et lui rapportera long-temps.

    Il n’est pourtant pas permis à la critique de se retrancher derrière de pareilles considérations ; bien moins encore de tourner à la louange de l’artiste, ce qui, aux yeux des hommes sérieux, mérite un blâme sévère, et de répéter gravement cette plaisanterie : « L’auteur a voulu faire une mauvaise chose, il a tant de talent qu’il y a parfaitement réussi. » Il faut d’ailleurs relever avec soin les rares passages dignes d’éloges. Ainsi l’introduction de l’ouverture, douce et calme, bien instrumentée, tissue d’harmonies choisies, a fait beaucoup de plaisir aux inhabitués de l’Opéra-Comique ; l’allegro, sorte de pot-pourri bruyant formé de plusieurs flons-flons épars dans le cours des trois actes, est bien certainement dans le cas contraire. Ce n’est vraiment pas digne de M. Auber. La chanson de don Henrique, au moment de l’orage, est d’une bonne intention comique, sans être fort intéressante, musicalement parlant. Le chœur des ouvriers imitant le bruit des marteaux, avait été tellement vanté à l’avance, que cette prévention favorable lui a peut-être beaucoup nui. Cependant j’ai peine à croire qu’un arpège vulgaire tel que celui-ci : ré la fa, ré la fa, mi la sol, mi la sol, dans le ton de majeur, auquel on ne ferait aucune attention si des instrumens l’exécutaient, puisse devenir une chose belle et neuve, parce qu’il a été placé dans les voix. Cela pourrait servir à donner du relief à une idée si elle y était, mais ne saurait, je crois, en aucune façon la remplacer. Je m’attendais toujours, à chaque retour de ce violent arpège, que l’orchestre allait développer au dessus de lui quelque belle période mélodique dont il fût ainsi devenu l’accompagnement, comme dans le charmant final du Shérif de M. Halévy : « Moi je vous dis qu’ils étaient trois ! » Mais j’avais tort, rien n’est arrivé. Le chœur-prière des faux moines est agréable à entendre comme toutes les harmonies consonantes convenablement exécutées piano par des voix. Le second acte contient plusieurs traits finement dessinés pour le soprano de Mme Thillon ; au troisième, le quintette dans l’anti-chambre de la reine, m’a paru le mieux conduit et le seul réellement développé de toute la pièce. Le second thème y est ramené plusieurs fois avec bonheur.

    Couderc est un don Henrique fort amusant ; il a spirituellement jeté quelques uns des mots à effet qui se trouvent dans ce rôle. Henri remplit avec soin celui de Rebolledo ; Mocker, don Sébastien, n’a presque rien à dire ni à chanter, c’est dommage ; Riquier fait rire ; Mme Darcier rend tout le monde sérieux, et Mme Thillon…. Ah ! voyons un peu Mme Thillon ! Il ne s’agit pas ici de tergiverser, Mme Thillon a été posée par ses ennemis comme la rivale de Mme Damoreau ; c’est une calomnie et une absurdité. La jeune cantatrice sait mieux que personne ce qui lui reste d’études à faire pour arriver à la perfection. On en veut à Mme Thillon parce qu’elle est jolie, parce qu’elle est belle, et on croit avoir aiguisé une nouvelle pointe en répétant, quand il s’agit de son talent, ce vieux mot de Paisiello : « Cette dame a de fort beaux yeux ! » Eh bien ! sans aller chercher midi à quatorze heures, en fait de voix, de justesse, de style, d’expression et d’autres balivernes d’école, je n’irai pas complimenter Mme Thillon sur l’éclat de ses yeux si elle me demande mon avis sur son chant ; mais je lui dirai là franchement, loyalement, chaleureusement, car c’est une opinion enracinée, bien sentie, et partagée par beaucoup de gens : Madame, vous êtes charmante ! Vous faites le staccato à merveille, et moquez-vous du reste !

THÉATRE DE L’OPÉRA.

Débuts.

    Alizard a débuté dans la Favorite par le rôle de Baroilhet. Je dis débuté, car il n’avait pas encore abordé à l’Opéra l’emploi des barytons. Cette épreuve lui a été on ne peut plus favorable, grâce à l’extrême ductilité de sa voix qui lui permet de s’élever sans efforts ni danger jusqu’aux fa dièze et sol, notes en dehors de la véritable étendue de la basse. Il a bien chanté tout le rôle, mais surtout le duo du second acte, l’air du troisième et le solo du final. L’inquiétude qui devait naturellement accompagner sa tentative l’a fait hâter un peu trop l’enchaînement de ses phrases ; plusieurs passages eussent gagné, dans les rentrées des thèmes principalement, à plus de retenue. Avec l’habitude des grands rôles et de la sécurité il saura bien vite, comme les autres, prendre des temps. Malgré tout le bonheur de cette expérience je ne suis pas d’avis qu’il abandonne l’emploi des basses chantantes, qui est le sien et dans lequel il va devenir de jour en jour plus nécessaire. Le grand succès qu’il a obtenu dimanche dernier au Conservatoire, dans la scène du second acte d’Œdipe, le prouve surabondamment. C’est là un rôle écrit tout-à-fait pour lui, et c’est un vrai rôle de basse. On ne peut pas, mieux qu’il ne l’a fait, comprendre et interpréter cette belle musique, si simple et si touchante. Il a dit supérieurement tous les récitatifs que plusieurs fois les applaudissemens ont interrompus. L’émotion était générale. Le Conservatoire, maintenant qu’il a un si excellent Œdipe, devrait nous donner le troisième acte du chef-d’œuvre de Sacchini ; du moins cette portion du troisième acte comprenant l’air de Polynice : Daignez rendre, Seigneur, notre cause plus juste, celui d’Œdipe : Elle m’a prodigué, et le trio : O doux momens.

    Une autre basse qui nous était inconnue, M. Bouché, a débuté cette semaine à l’Opéra dans le Bertram de Robert-le-Diable. M. Bouché a réussi, sa voix est d’une force peu commune quand il a le temps de l’enfler ; il chante juste ; il peut adoucir les sons jusqu’à la demi-teinte, chose assez rare parmi les voix de cette nature. Il est très grand, et sa figure n’est pas dépourvue d’expression. Il lui reste à acquérir de la souplesse et à développer autant que possible par le travail, les cordes graves en dessous du si, qui manquent de plénitude et de sonorité. Il aurait besoin aussi d’animer un peu plus ses mouvemens et l’ensemble de son action dramatique. Il a été, dit-on, élève de M. Delsarte ; qu’il continue à écouter les leçons de cet habile et savant professeur, elles ne peuvent que lui être fort utiles. C’est, autant qu’on en puisse juger d’après un seul rôle et un seul début, un acteur qui rendra d’importans services à l’Opéra, et qu’il faut encourager. Il a été, du reste, fort bien accueilli.

Concerts.

    Le journal la Sylphide a voulu donner à son tour une soirée musicale. Elle a été assez brillante pour faire oublier la longueur démesurée du programme. Mme Gras s’est surpassée dans un duo de Mosca et l’air de Robert ; son frère, Dorus, dans un solo de flûte, et Haumann, dans deux fantaisies pour le violon, ont par intervalles soulevé des orages d’applaudissemens ; Alizard est ensuite venu chanter d’une façon toute humoristique la scène bouffonne de l’Alceste de Lulli, où Caron fait payer aux ombres le passage de sa barque. Mlle Elian a gracieusement dit une jolie chanson provençale de M. Lefebure Wely, et Mlle Elisa Julian a fait remarquer l’aisance de sa vocalisation dans un grand air de Rossini. Pour Mlle Beltz, je ne l’avais jamais entendue, moi qui adore la harpe ! Elle possède pourtant un talent des plus remarquabtes sur cet instrument. Les honneurs du piano avaient été confiés à M. Jacques Herz et à Mlle Loveday. Ils étaient entre bonnes mains.

    Les frères Franco-Mendès continuent avec éclat leurs matinées de musique instrumentale. A la dernière, ils ont exécuté avec toute la finesse d’intentions que puisse désirer un auteur, le premier quatuor, le coup d’essai en composition de M. Léon Kreutzer, neveu du célèbre auteur de la Mort d’Abel et de Lodoïska. Cet ouvrage est d’un style constamment distingué, un peu brisé dans le premier morceau par une certaine recherche d’effets imprévus, mais beaucoup mieux soutenu dans les morceaux suivans, dans le final surtout où brillent plusieurs idées neuves et piquantes. Cette œuvre fait bien augurer de l’avenir et des tendances musicales du jeune compositeur. 

    La séance a fini par le trio en si bémol de Beethoven, production d’une immense portée, comparable à tout ce que l’auteur a produit de plus vaste, de plus élevé, et dont M. Hallé a exécuté la partie de piano en virtuose de premier ordre, en grand musicien, en maître.

    Liszt a des triomphes inouïs dans toute la Belgique ; les journalistes de Liège et de Bruxelles s’enrouent à chanter ses louanges.

    Dohler vient d’arriver chargé des lauriers de l’Occitanie. Son concert à Marseille a fait grande sensation.

    La soirée de M. Herz, qui devait avoir lieu hier jeudi, et dont le programme est des plus variés, est remise au 25 de ce mois.

    Je ne sais rien de plus.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er mars 2014.

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