FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 26 SEPTEMBRE 1840 [p. 1-2]
THÉATRE DE L’OPÉRA.
Le Diable amoureux, ballet en trois actes, de MM. de Saint-George[s] et Mazillier, musique de MM. Reber et Benoît, décors de MM. Philastre et Cambon.
Il y a long-temps que j’ai entendu parler à l’Opéra d’un projet bien arrêté d’avoir l’intention de prendre la peine de songer à s’occuper des préparatifs des répétitions de la mise en scène d’une partie de ce ballet. Dans ce temps-là on procédait ainsi pour toutes les productions nouvelles. D’abord on n’y pensait pas du tout ; puis quand on en était venu à reconnaître qu’il ne serait peut-être pas hors de propos d’y réfléchir un peu, on se reposait ; et on avait raison. Diable ! il ne faut pas s’exposer, par excès de travail, à un épuisement prématuré de l’intelligence ! Par une suite d’efforts ainsi sagement calculés, on arrivait à annoncer une répétition. Ce jour-là le directeur se levait de bonne heure, se rasait de très près, gourmandait plusieurs fois ses domestiques sur leur lenteur, buvait à la hâte une tasse de café, et..... partait pour la campagne. A cette répétition, du moins quand il était question d’un opéra, plusieurs acteurs avaient la bonté de se rendre ; peu à peu il s’en réunissait jusqu’à cinq. L’heure indiquée étant midi et demi, on causait fort tranquillement politique, industrie, chemins de fer, modes, bourse, danse, philosophie, jusqu’à deux heures. Alors l’accompagnateur osait faire remarquer à ces messieurs et à ces dames qu’il attendait depuis long-temps qu’on voulût bien ouvrir les rôles et en prendre connaissance. Sur cette observation, chacun se décidait à demander le sien, le feuilletait un instant, en secouait le sable en pestant contre les copistes, et on commençait.... à jaser un peu moins. « Mais, pour chanter, comment faire ? Le premier morceau est un sextuor, et nous ne sommes que cinq ! C’est-à-dire nous n’étions tout-à-1’heure que cinq, car L..... vient de sortir ; son avoué l’a fait demander pour une affaire importante. Or, nous ne pouvons pas répéter un sextuor à quatre. Si nous remettions la partie à une autre fois ? » Et tous de se retirer lentement comme ils étaient venus. On ne peut répéter le lendemain, c’est un dimanche ; ni le surlendemain, c’est un lundi, jour de représentation. On ne fait jamais rien à l’opéra ces jours-là ; les acteurs même qui ne figurent pas dans la pièce qu’on donne le soir se reposent de toutes leurs forces en songeant au mal que vont avoir leurs camarades. A mardi donc ! une heure sonne ; entrent les deux acteurs qui ont manqué la première répétition ; mais des autres aucun ne paraît. C’est trop juste ; ils ont attendu le premier jour ; les absens leur ont fait perdre leur temps, il est de leur dignité de leur rendre la pareille. A trois heures moins un quart, tout le monde y est, moins le second ténor et la première basse. Ces dames sont charmantes, d’une adorable humeur, et l’une d’elles propose, en conséquence, d’entamer le sextuor sans basse. « N’importe ! nous verrons au moins ce que dit isolément notre partie ! — Encore un instant. Messieurs, dit l’accompagnateur, je cherche à comprendre..... cet... accord ; j’ai peine à.... distinguer les notes. Que voulez-vous ! on ne peut accompagner une partition de vingt lignes à première vue. — Ah ! vous ne savez pas ce qu’il y a dans la partition, et vous venez nous apprendre nos rôles, dit Mme S...., qui a son franc parler. Mon cher, si vous vouliez bien l’étudier un peu chez vous avant de venir ici. — Comme vous n’en pourriez faire autant pour vos morceaux, n’étant pas lectrice, je ne puis, Madame, vous adresser la même invitation. — Allons, point de personnalités ! — Commençons donc ! » s’écrie D..... impatienté. Ritournelle, récitatif de D....., ensemble vocal sur l’accord de fa majeur. « Aye ! aye ! un la bémol ! C’est toi, M..... qui es le coupable ! — Moi ! comment aurais-je fait un la bémol, puisque je n’ai pas ouvert la bouche. Je ne suis pas musicien, et tant que l’auteur ne sera pas venu chez moi m’apprendre mon rôle, il est inutile de m’envoyer des bulletins de répétition. Bon, notre sextuor à quatre se trouve réduit maintenant à un trio, mais à un vrai trio, là, un trio à trois. C’est toujours quelque chose. Continuons : La Grèce doit enfin...... La Grèce doit...... — Ah ! ah ! ah ! La graisse d’oie ! Tu as volé celui-là à Odry ! Fameux ! Ah ! ah ! ah ! ah ! — Mon Dieu, est-elle rieuse, cette Mme S..., dit Mme G... en rompant une aiguille dans le mouchoir qu’elle était occupée à broder. — Oh ! nous autres, gens d’esprit, nous rions toujours. Vous avez l’air piqué, Madame. Il ne faut pas vous piquer pour un calembour. Ah ! ah ! ah ! Il y est encore, celui-là ! — Bona sera a tutti !; dit en se levant D... Mes petits agneaux, vous êtes délicieusement spirituels, mais trop studieux ! Or, il est trois heures et quart ; nous ne devons jamais répéter après trois heures. C’est aujourd’hui mardi ; il est possible que je chante les Huguenots vendredi prochain : je dois donc me ménager. D’ailleurs je suis enroué, et ce n’est que par excès de zèle que j’ai paru aujourd’hui à la répétition. Hum ! hum ! » Tout le monde part. Les huit ou dix autres séances ressemblent plus ou moins aux deux premières. Un mois se passe ainsi, après lequel on parvient à répéter à peu près sérieusement pendant une heure, trois fois par semaine : cela fait rigoureusement douze heures d’études par mois. Le directeur met toujours le plus grand soin à les stimuler par son absence ; et si un petit opéra en un acte, annoncé pour le ler avril, peut enfin être représenté à la fin d’août, il n’aura pas tort de dire en se rengorgeant : « Oh ! mon Dieu ! c’est une bluette ; nous avons monté cela en quarante-huit heures ! »
C’est ainsi qu’on employait le temps il y a quelques années. Nous ne doutons pas que M. Léon Pillet, dont l’activité et la volonté ferme sont connues, ne trouve le moyen de l’utiliser d’une toute autre manière. On assure même que les études de la Favorite, nouvel opéra de M. Donizetti, se succèdent en amenant des résultats chaque jour plus satisfaisans ; à tel point que Mme S....., chargée du rôle principal, en serait venue à dire : « Nous autres gens d’esprit, nous avons reconnu la nécessité d’étudier un peu nos rôles chez nous, de ne plus rire aux répétitions, d’y arriver à l’heure, et de ne pas faire entendre de la bémol dans l’accord de fa majeur. » Attendons.
Maintenant il s’agit de pantomime, de danse, de costumes, de décorations, de poignards, de feux, de flammes, de foudres, de trombones, de créanciers, de pirates, de femmes, de cent mille diableries. L’auteur du nouveau ballet semble s’être proposé de mettre en action la chanson de Désaugiers : Vive l’enfer ! et surtout ce couplet :
Tout l’Opéra
Y sera,
Chantera,
Dansera,
Chacun jouera son rôle ;
Avec Adam
Et Satan,
Paul et le grand Sultan
Feront la cabriole.
Seulement les chœurs qu’il avait mêlés à la danse ayant été supprimés quelques jours avant la représentation, il s’ensuit que tout l’opéra n’y est pas, puisqu’il n’y a plus de chant.
Avant d’entrer en matière, et pour éviter les quiproquos, il est bon d’avertir le lecteur de ne pas chercher le rôle principal parmi les danseurs. Ainsi Barrez qui est fort plaisant, ce n’est pas le diable ; Quérian, ce n’est pas le diable ; Coralli fils, ce n’est pas le diable ; Satan, à la vérité, est bien joué par Montjoie, et c’est là le diable ; mais il ne s’agit pas de celui-là. C’est donc une femme ? C’est Mlle Noblet ? Non. Le vrai diable incarné, dansant, voltigeant, touchant, effrayant, charmant, le diable amoureux enfin, c’est Mlle Pauline Leroux.
Il y a là dedans un comte Frédéric, amant d’une courtisane (Phœbé), et pupille d’un vieux docteur (Hortensius). Dans une fête donnée par Phœbé, le jeune comte, à l’imitation de Robert-le-Diable, joue un jeu d’enfer et perd tout ce qu’il possède. Une petite paysanne (Lilia), émue du spectacle de son désespoir, a la candeur de lui offrir la croix d’or qu’elle portait sur sa poitrine, et que Frédéric, touché à son tour, accepte avec reconnaissance comme le gage d’une naïve et pure affection. Phœbé n’est pas très enchantée de l’incident ; voir Frédéric ruiné, c’est tout naturel ; mais amoureux d’une autre, non. Scène de jalousie. Frédéric rentré chez lui, subit les remontrances de son vieux précepteur qui, pour le consoler, ne sait lui parler que de littérature et de philosophie. Frédéric, hors de lui, rejette violemment les bouquins qu’il lui présente, quand un manuscrit d’un aspect étrange vient fixer son attention. Ce sont des caractères magiques indiquant une formule d’évocation, dont il veut à l’instant même éprouver la puissance. Hortensius s’enfuit épouvanté. La conjuration réussit, la foudre éclate, et Satan paraît sur un nuage lumineux ayant à ses pieds la belle Urielle, divine diablesse qu’il met aux ordres de Frédéric, à la condition pour elle de cacher son sexe, de servir de page au jeune comte et de consommer sa damnation. Frédéric, revenu de l’évanouissement où l’a plongé l’apparition, trouve donc à ses côtés l’élégant envoyé de l’enfer, qui s’offre à lui pour esclave et lui prouve tout d’abord son pouvoir surnaturel par des prodiges assez bien exécutés. Hortensius reparaît ; Frédéric demande pour son gouverneur et pour lui, un somptueux festin. Une table splendidement servie sort de terre à l’instant. Urielle enivre ses deux convives, et contemplant Frédéric endormi sent naître pour lui dans son cœur une irrésistible passion. Le page alors redevient femme ; et, sous le plus gracieux costume, dansant et posant devant le dormeur, elle remplit son sommeil de visions voluptueuses. On sonne avec force à la porte du château. Hortensius court à la fenêtre et annonce à Frédéric l’arrivée de ses créanciers qui viennent en foule réclamer leur argent. Mais Frédéric n’a plus rien, comment les satisfaire ? « Ne suis-je pas là ? » dit le petit diable redevenu page ; puis, sans attendre l’ordre de son maître il court à la porte et introduit les créanciers.
Ceux-ci lui présentent successivement leurs titres, et chacun deux, frappé aussitôt d’immobilité, conserve la position où il se trouvait en parlant au page. Le vieil Hortensius ne peut contenir sa gaîté à la vue de ces étranges figures ; mais le rire s’immobilise sur sa figure, sa bouche reste ouverte, ses mains ne quittent plus ses côtés : il est à son tour changé en statue. Sur un signe d’Urielle un dressoir se couvre de sacs d’argent ; le malin démon en place un dans la main de chacun des créanciers qu’il rend alors à la vie ; mais quand ils veulent compter leurs espèces, un nuage de fumée sort des sacs. Furieux, ils s’élancent sur Frédéric pour l’arrêter ; le diable s’empresse de leur montrer leurs effets acquittés, puis il les renverse d’un geste et sort avec son maître en riant aux éclats.
Au second acte, Frédéric, redevenu riche, passe joyeusement le temps au milieu d’un essaim de belles courtisanes, parmi lesquelles nous retrouvons la jalouse Phœbé et la petite Lilia. Il faut convenir que voilà une innocente fort mal gardée, et qui voit bien mauvaise compagnie. Dans un nouvel accès de fureur contre la jouvencelle, Phœbé s’oublie jusqu’à la frapper de son poignard. Scène tumultueuse, à la suite de laquelle Frédéric exaspéré chasse Phœbé en l’accablant de malédictions. Elle va le dénoncer au grand-bailli (oh ! le grand-bailli ! on voit là que l’auteur a écrit des opéras-comiques !). On vient arrêter Frédéric comme meurtrier de Lilia ; mais pendant qu’on ferme les portes et qu’on s’apprête à le charger de fers, Frédéric, entraîné par son page, disparaît en traversant la muraille.
Maintenant nous voilà sur le bord de la mer. A droite du spectateur, une petite maison de pêcheur ; au fond, un rocher sur lequel on aperçoit une chapelle dont la porte principale est placée en face du public. On arrive à la chapelle par un large escalier taillé dans le roc. Attention ! voici la belle scène. Urielle n’est pas sans partager les jalouses fureurs de Phœbé ; l’amour de Frédéric pour Lilia l’exaspère, il faut se débarrasser de cette enfant. La courtisane devançant sa vengeance, vient lui proposer de faire disparaître Lilia, que les soins du savant Hortensius ont rendue à la vie, et que Frédéric, éperdu d’amour et oubliant son rang, veut épouser ce jour même. Déjà dans la cabane voisine se font les préparatifs de la sainte cérémonie ; Lilia couvre sa tête du voile nuptial, entourée de sa mère et de ses jeunes compagnes. Mais une troupe de pirates vient de débarquer. Phœbé, de concert avec Urielle, offre à leur chef une bourse bien garnie, s’il veut enlever la fiancée qui prie seule en ce moment au pied d’une croix, et l’emporter dans sa tartane. Marché conclu, le rapt est consommé ; Lilia disparaît. Phœbé n’a pas le temps de se réjouir du succès de son entreprise ; car Urielle, à son tour, montrant au pirate deux énormes bourses, les lui promet pour faire disparaître de la même manière la brillante Phœbé. Le tour lui paraît excellent, il n’a donc garde de refuser l’argent, et sur un signe ses hommes saisissent Phœbé et l’emportent malgré une résistance désespérée. Urielle enchantée, court alors à la cabane de Lilia, prend ses habits, son voile et ses ornemens de fiancée, et, quand la cloche sonne, donnant la main à Frédéric, s’apprête à le suivre à l’autel. Elle oublie, la pauvre damnée, que l’entrée du lieu saint lui est interdite ; déjà les bénédictions de la mère de Lilia, qui prend Urielle pour sa fille, l’ont étrangement troublée, et il faut passer devant la croix, et s’agenouiller, et s’avancer vers le temple. Trois fois une invincible horreur a fait fuir et rétrograder Urielle, trois fois Frédéric étonné a ressaisi sa main. Il l’entraîne pourtant, elle monte avec lui vers la chapelle ; la porte s’ouvre, le prêtre paraît sur le seuil, elle va entrer en frémissant, quand un coup de tonnerre vient la frapper de mort, éteindre les flambeaux et disperser la foule. On dépose la prétendue mariée sur un banc de mousse, on enlève son voile, et Frédéric reconnaît avec horreur, le diable à la place de celle qu’il aime.
Accourt alors un pêcheur qui raconte le rapt de Lilia dont il a été témoin. Frédéric s’élance dans une barque à la poursuite des ravisseurs, pendant qu’Urielle s’abîme en terre au milieu des flammes. Nous la retrouvons à l’acte suivant, toujours morte, au milieu des enfers. Satan la ranime, lui demande compte de sa mission, et furieux qu’elle n’ait pas encore pu séduire Frédéric, lui ordonne de retourner sur la terre où elle doit avant trois jours faire signer au jeune comte un pacte infernal qui le lui livrera.
Entrons au marché des esclaves à Ispahan. Voici notre joyeux pirate et ses deux victimes Pbœbé et Lilia, dont il espère tirer un bon prix. Frédéric le suit de près. Lilia, mise aux enchères, a beaucoup de succès. Frédéric, plus riche et plus généreux que ses compétiteurs, va l’obtenir, quand le vieux visir d’Ispahan se présente, prend fantaisie de la jeune captive et a bientôt couvert toutes les enchères de Frédéric. Lilia est à lui. Mais voici revenir Urielle ; profitant habilement du désespoir de Frédéric, elle lui propose de lui rendre Lilia, s’il veut signer le pacte qu’elle lui présente. Après quelque hésitation il y consent, se pique le bras et signe avec son poignard et la goutte de sang traditionnelle. Aussitôt Urielle, en costume de danseuse, s’avance devant le visir, le charme, le fascine par une danse et des poses à ses yeux inconnues, et lui offre enfin de se donner à lui en échange de la petite Lilia. Le vieillard accepte le troc avec empressement, fait monter Urielle dans son palanquin, où elle disparaît au moment où il allait prendre place auprès d’elle.
Le théâtre représente la vieille tour du premier acte. Nous sommes de retour d’Ispahan. C’est la veille du mariage de Lilia et de Frédéric ; la jeune fille est inclinée devant le prie-dieu, son amant semble préoccupé de sombres réflexions. Demeuré seul, son anxiété redouble ; minuit sonne, on frappe, les verroux se tirent d’eux-mêmes, Urielle paraît à la porte, le pacte infernal à la main ; le terme fatal vient d’expirer, il faut la suivre à l’instant. « Mais que t’ai je fait ? lui dit alors le jeune comte. — Je veux t’arracher à elle ! s’écrie Urielle ; car je suis femme et je t’aime, ajoute-t-elle, en se montrant dans toute sa beauté. » Lilia reparaissant, Urielle hors d’elle-même, à sa vue, la renverse morte aux pieds de son amant. Frédéric alors imagine de se poignarder, ce qui touche prodigieusement la pauvre diablesse, dont les bons et les mauvais sentimens se livrent un rude combat. La pitié et l’amour remportent à la fin. « Je me perds à jamais pour toi, dit-elle ; mais je te sauve et te rends au bonheur. » Puis, saisissant le pacte infernal, elle le précipite dans l’âtre brûlant. A peine les flammes ont-elles reçu l’odieux traité, que la vie d’Urielle semble la quitter et s’éteindre. Elle expire, pendant que Lilia au contraire recouvre ses sens. La jeune fille, partageant l’admiration de son amant pour un tel dévouement, s’approche d’Urielle, détache le rosaire et la croix qu’elle a donnés à Frédéric au premier acte, les dépose pieusement sur le cœur de la morte et s’enfuit avec son fiancé.
Nous retombons au milieu de la grande salle de bains de Monseigneur Satan. C’est là qu’on se rafraîchit dans des étangs de feu et de soufre ; les démons de toutes les dimensions et de tous les sexes possibles, se livrent à leurs ébats au milieu des ondes ardentes avec un charme infini. Un gros butor de diable apporte le corps d’Urielle, qui revient à la vie en rentrant au séjour de la mort. Satan va encore s’abandonner à son mauvais caractère, et faire subir à la ressuscitée quelque indigne traitement, quand Urielle, présentant à son chef la croix et le chapelet de Lilia, le force de reculer en grinçant des dents, tandis que protégée elle-même par une puissance supérieure, elle s’élève vers un ange qui lui tend les bras du haut des cieux. Amen !!!
Mlle Pauline Leroux a joué et dansé ce rôle d’Urielle avec talent ; sa pantomime, élégante et noble, est d’une expression toujours juste, que de grands yeux et une physionomie mobile secondent à merveille. Ses pas si difficiles, si divers, et qui appellent de si dangereuses comparaisons, elle les a exécutés de manière à faire parfois admirer sa grâce, et toujours une verve que trois heures d’une action fatigante n’ont pas pu ralentir. Aussi le succès de Mlle Leroux a-t-il été complet, et nous croyons qu’il peut grandir encore. Mlle Nathalie Fitzjames a mis de la simplicité et du naturel dans son rôle de Lilia, et s’est fait applaudir également comme danseuse dans un pas de trois avec Mlle Meywood et Mme A. Dupont. Un succès réel est aussi celui de Mlle Blangy dans le gracieux pas de trois du premier acte, où elle est parfaitement secondée par Mlle Dumilâtre et Petitpa. Des éloges à Mazillier, qui a fort bien joué le rôle de Frédéric, à Barrez (Hortensius), et à Simon (le chef des pirates).
Ce ballet a réussi ; sans être bien original, il est varié et assez amusant ; plusieurs décors font honneur aux pinceaux de MM. Philastre et Cambon, entre autres celui du premier acte, représentant la villa de Phœbé, et celui du marché d’Ispahan. Le dernier tableau de l’Enfer est aussi d’un assez bel effet, malgré la représentation assez grotesque des ondes enflammées attachées, à la ceinture des damnés, comme de grands tabliers de cuisine.
La musique du premier et du troisième acte est de M. Benoît ; elle est traitée avec soin et une véritable entente de la scène. L’auteur a presque tout composé ; nous n’avons reconnu que quelques fragmens intercallés du Faust de Spohr. Le reste est bien instrumenté ; peut-être est-ce un peu trop constamment bruyant, au troisième acte surtout ; mais la série de scènes infernales qu’il contient rendait cet écueil difficile à éviter.
Le second acte, de M. Reber, est écrit avec beaucoup plus de réserve ; les trombones et les instrumens de percussion y figurent rarement et toujours à propos ; les idées mélodiques des airs de danse y sont fraîches et très bien développées ; on a distingué surtout une valse charmante et le pas des Pirates, morceau supérieurement conduit. On ne trouve également dans la musique de cet acte que peu de concessions à l’usage qui permet aux compositeurs de ballet d’introduire dans leur partition des morceaux déjà connus ; encore M. Reber a-t-il pris dans ses propres œuvres. Ainsi nous avons retrouvé la chanson des pirates et, si je ne me trompe, quelques fragmens de ses symphonies. Au reste, il faut espérer qu’avant peu le directeur de l’Opéra fournira à M. Reber une meilleure occasion de déployer toutes les ressources de son talent fin et original. En vérité, on le lui doit bien !
Les costumes sont beaux ; mais on a blâmé assez généralement, ce me semble, celui des esclaves femmes, dansant au marché d’Ispahan. Morale à part, ces pantalons roses sous une robe de gaze transparente ont paru fort laids. Du reste, la mise en scène est soignée et brillante. Elle se recommande, ainsi que la plupart des décors, à la France Littéraire, un de nos meilleurs recueils périodiques, dont le directeur, artiste distingué, a eu l’heureuse idée de reproduire dans ses livraisons les scènes et les tableaux les plus saillans des opéras et des ballets nouveaux.
Le Diable Amoureux était précédé, ce soir-là, du 3e acte de Moïse. On l’a, comme à l’ordinaire en pareil cas, abîmé sans pitié ni vergogne. Le sublime final qui le termine, ce chœur colossal, qui ferait chanter des automates, n’a pas lui-même été épargné. Je ne reprocherai pourtant point aux soprani d’avoir chanté faux ; car ces dames n’ont pas même fait entendre un son quelconque.
En revanche la représentation précédente de Guillaume Tell avait été plus satisfaisante que de coutume, et remarquable en outre par le succès prononcé de Mlle Dobrée. Cette voix fraîche et d’un timbre si pur a presque étonné le public, qui l’entend trop rarement ; disons en outre que Mlle Dobrée, dont les progrès, au reste, sont évidens, a chanté tout ce rôle de Mathilde d’une façon charmante, avec un style simple, naturel, et une expression dignes des applaudissemens qu’on lui a prodigués.
H. BERLIOZ
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 février 2016.
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