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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 9 JANVIER 1840 [p. 1-2]

THÉATRE DE L’OPÉRA.

Première représentation du Drapier, opéra en trois actes de MM. Scribe et Halévy, décors de MM. Philastre et Cambon. — Débuts de M. Alizard dans la Juive et de Mlle Dobré dans Guillaume Tell.

    Ce Drapier est un drôle d’homme. D’abord, et ce n’est pas la moindre de ses singularités, il se nomme Baizu ou Bazu ; il crie vive la Ligue et conspire pour le roi ; il a une jeune et jolie fille et il veut la marier à son compère Gauthier, un vieil imbécile laid comme les sept pêchés capitaux ; puis il se ravise et prend pour gendre un bel étudiant amoureux de sa fille, et qu’elle aime de tout son cœur. Tâchons d’expliquer tout ça. Quant à la raison du nom bizarre de notre homme, je renonce à la découvrir. Si c’était seulement Bazile comme j’avais cru l’entendre pendant tout le premier acte ; mais non, c’est Bazu. Va donc pour Bazu. Le voilà en conférence secrète avec un émissaire de Henri III et du roi de Navarre, dont les troupes réunies s’avancent sur la ville de Chartres. Il s’agit d’une petite transaction, vulgairement appelée trahison par les gens grossiers qui appellent chaque chose par son nom. Le drapier Bazu livrera une des portes de la ville à l’armée royale, et pour récompense de tant de loyauté, le ligueur converti, et Gauthier son complice, recevront des lettres de noblesse. Elles sont déjà revêtues du sceau royal ; il n’y a plus à en douter. M. le marquis de Bazu pourra, si la Ligue est vaincue, se pavaner à la cour. Et qu’on ne vienne pas, devant Gauthier, parler de son extraction plébéienne et de son commerce ; car il répondrait comme l’ami de M. Jourdain : « J’ai fort connu la famille de M. de Bazu, l’une des plus anciennes du pays Chartrain ; il n’y a pas de meilleur gentilhomme que lui. Quant aux bruits ridicules qu’on répand sur son état prétendu de marchand drapier, je sais ce qui a pu y donner lieu : M. de Bazu se connaît fort bien en draps, il en faisait autrefois des collections qu’il cédait ensuite en détail à ses amis…. pour de l’argent. Voilà tout. » Pendant que la ville de Chartres est ainsi vendue aux deux Henri, Urbain l’étudiant, caché dans un cabinet, écoute, entend, apprend les conditions du marché et trouve même le moyen de s’emparer des lettres de noblesse que le drapier a oubliées sur une table. Urbain ne s’occupe guère cependant des intérêts de la Ligue ; il est venu tout simplement pour parler une dernière fois à sa bien-aimée Jeanne, la petite Bazu, que son père doit marier à Gauthier le lendemain. La pauvre enfant voudrait bien s’enfuir avec son amant ; mais elle a des scrupules, des remords, des craintes… Il y avait des filles comme ça dans ce temps-là ; le moindre rapt, le plus léger enlèvement suffisaient pour les épouvanter ; et plutôt que de quitter la maison paternelle avec un beau jouvenceau, elles eussent épousé le diable en personne, quitte à se faire enlever plus tard. Urbain en était à se désespérer aux pieds de Jeanne, quand les trois conspirateurs sont venus l’interrompre et le forcer à la retraite. Mais vous allez voir comme ce contre-temps est venu à propos, et le parti que le gaillard en va tirer. A peine a-t-il compris que Bazu et Gauthier se sont embarqués dans une intrigue où leur tête est en jeu, que son plan est fait. Un hasard l’aide encore à le réaliser. L’émissaire royal vient de sortir de chez Bazu ; mais on l’y avait vu entrer, et de graves soupçons planent sur lui et sur le motif de son arrivée mystérieuse. Bientôt la maison du drapier est envahie par les Ligueurs ; on questionne, on visite, on fouille et l’on découvre enfin notre Urbain qui se défend mal et laisse croire qu’il est le traître qu’on cherchait. On le conduit en prison ; Bazu, comme l’un des premiers échevins, est préposé à sa garde et chargé de l’interroger pour découvrir ses complices. Urbain met son juge au fait en deux mots, en promettant toutefois de garder un silence absolu sur la vérité que le hasard lui a fait connaître. Mais il y a une condition : il épousera Jeanne à l’instant même, pour avoir une nuit de bonheur avant de mourir, car il ne doute pas de sa condamnation. Bazu, effarouché par cette étrange proposition, n’a garde de l’accepter et défie Urbain de rien dire qui puisse lui nuire, il n’a pas de preuves. — « Pas de preuves ? dit l’étudiant, et ces lettres de noblesse dont je me suis emparé, quel nom portent-elles, s’il vous plaît, et qui les a signées ? — Ah Dieu ! je suis perdu ! Allons, puisqu’il le faut, je manquerai de parole à Gauthier, et…. viens dans mes bras, tu seras mon gendre. Mais tu ne diras rien ? — Muet comme la tombe ; fiez-vous à moi. » Il s’agit maintenant de faire consentir au change maître Gauthier. Les raisons qui ont agi si vivement sur l’esprit du père ne sauraient avoir moins d’influence sur le sien ; aussi, en apprenant que sa vie est entre les mains de son rival : Sois heureux, lui dit-il en frémissant, et va former de si doux nœuds. Jeanne apprend, avec autant d’étonnement que de joie, de la bouche de son père, qu’elle va suivre Urbain à l’autel. Elle ignore cependant à quel prix son amant achète leur bonheur. Une chapelle obscure est préparée, la cérémonie s’achève ; Gauthier, qui sert de témoin, passe pour l’époux aux yeux de tout le voisinage, tant le secret a été bien gardé. Ce serait ici le cas de chanter le chœur des Danaïdes :

Que ta carrière soit plus lente,
Nuit favorable à leur ardeur !
Aurore, sois moins diligente,
Respecte une nuit de bonheur !

    Le lendemain matin, Bazu et Gauthier attendent, dans des transes mortelles, l’heure de l’exécution d’Urbain. Comme on l’avait prévu, le malheureux a été condamné à mourir de la mort des traîtres à midi. Il n’est que neuf heures encore. Mais à présent qu’il est l’époux de Jeanne, s’il manquait à sa parole, s’il allait ne plus vouloir mourir ! Cela fait trembler. Gauthier, pour mettre plus vite un terme à de si cruelles alarmes, imagine de monter au clocher de l’église, de faire tourner l’aiguille sur le cadran pour avancer d’une heure le moment de l’exécution, qui doit être annoncée à la ville par un carillon général. Pendant qu’il va faire ses préparatifs, un billet est remis à Bazu de la part de l’émissaire de Henri. Il apprend ainsi que les troupes royales sont embusquées fort près des remparts, qu’elles attendent qu’une porte leur soit livrée pour commencer l’assaut sur tous les points, et que le signal devra leur être donné par Bazu en faisant mettre en branle toutes les cloches de la cathédrale. « A d’autres, s’écrie Bazu ; je ne me mêle plus de conspiration. » Mais l’airain fatal a sonné douze coups. Urbain s’est arraché des bras de Jeanne mourante, à qui l’horrible secret vient d’être révélé. Il marche d’un pas ferme au supplice ; le peuple et les hommes d’armes se réunissent sur la grande place, abandonnant un instant la défense des murs ; les cloches sonnent à toutes volées ; il va mourir, quand un bruit d’armes vient du dehors se mêler au tumulte de la cité et glacer la joie féroce de la foule. C’est l’armée royale qui, croyant entendre le signal convenu, a escaladé sans peine les murailles dégarnies, et s’est rendue maîtresse de la ville sans coup férir. Les avenues de la grande place sont occupées ; toute résistance est inutile. Ainsi Urbain est rendu à sa chère Jeanne, et les deux compères, Bazu et Gauthier, qui sont censés avoir si habilement préparé ce coup de main, sont anoblis et fêtés par les vainqueurs.

    Nous avions souvent entendu dire, avant la représentation, que l’intrigue du Drapier offrait beaucoup de ressemblance avec celle de la Xacarilla. On ne saurait en disconvenir : le nœud de l’action est le même dans les deux pièces ; dans l’une et dans l’autre il s’agit d’un secret surpris fortuitement par un jeune homme que la fortune sépare de celle qu’il aime. Dans les deux drames l’amant aimé utilise ce hasard en effrayant le riche vieillard qui l’a refusé pour gendre ; dans les deux drames il met à prix sa discrétion, et ce prix, qu’il obtient, c’est la main de sa maîtresse. Dans le Drapier, seulement, la situation est plus forte, puisqu’Urbain consent à mourir pour quelques heures d’amour. Placée dans un sujet relevé, poétique, elle eût été sans doute plus puissante sur l’esprit des auditeurs et plus inspiratrice pour le musicien. Mais au milieu de ces mœurs bourgeoises si rapprochées de nous, entrecoupé de scènes demi-bouffonnes, l’intérêt que devrait exciter un pareil dévouement est assez faible ; on a même quelque peine à croire à la réalité du danger couru par Urbain. Certains détails sont peu gracieux. Le conjugalisme effréné de cet homme qui, après sa nuit si chèrement achetée et si bien employée, j’imagine, calcule qu’il lui reste encore une heure,

« Une heure d’ivresse et d’amour, »

a choqué bien des gens. Et puis, je le répète, tous ces boutiquiers, drapiers ou épiciers, dont on écoute patiemment les commérages à l’Opéra-Comique, déplaisent sur notre première scène lyrique ; et l’obligation où le compositeur se trouve de les faire toujours chanter, donne à beaucoup de mots qui, dans la prose parlée auraient paru gais et piquans, une pompe grotesque qui glace toute joie et va même jusqu’à rendre le comique ridicule. M. Halévy, à la vérité, est peut-être bien un peu coupable à cet égard. Si quelques parties du dialogue avaient été notées dans un récitatif plus rapide et plus sans façon, le défaut que j’indique eût moins été remarqué. Ainsi la conversation des trois hommes, quand le moine Benoît reproche à Bazu de ne l’avoir pas invité aux noces de sa fille, est trop lente évidemment et sur un ton solennel presque lugubre. Ailleurs ce malencontreux nom de Bazu, dont on s’accommoderait comme d’un autre dans le dialogue familier, produit l’effet le plus désastreux, quand il arrive à la conclusion d’une phrase mélodique, un peu prétentieuse en elle-même, chantée par Urbain :

Allons, lisez, maître Bazu.

    Ces quatre mots jurent avec la mélodie d’une si étrange façon, que le compositeur, pour faire une parodie, ne s’y fût pas pris autrement, et qu’il est impossible de ne pas rire. Pourtant la scène est fort sérieuse : il s’agit de la lecture de l’arrêt qui condamne l’étudiant à la peine de mort. En général, cette partition manque de fraîcheur et d’invention ; les idées y sont rares et peu saillantes. C’est l’œuvre d’un maître ; mais d’un maître fatigué ou mal disposé et conséquemment, c’est de la musique parfaitement écrite, mais froide. Bien entendu qu’il n’y a jamais de ces vulgarismes qui forment le fond des compositions du troisième ordre : le défaut d’originalité de M. Halévy, dans ses momens de repos, ne va jamais jusque-là.

    L’ouverture débute par une introduction courte dont le dessin ne m’a pas semblé bien franc ; l’allegro est vigoureux, savamment conduit et bien instrumenté ; il contient une progression harmonique d’un bon effet ; mais le sujet, le thème, l’idée enfin du tableau musical n’est pas assez importante pour un aussi riche cadre. Je suis de l’avis de ceux qui ont blâmé l’emploi du tambour dans ce morceau. A l’exception du fameux roulement du final des Huguenots, fondu d’ailleurs dans un roulement de timbales, je ne connais pas un seul exemple où le tambour, surtout quand il est mis à découvert par le silence du reste de l’orchestre, ne tranche sur la masse instrumentale comme quelque chose de grossier, de commun et d’anti-musical.

    La première scène entre Bazu, Gauthier et Jeanne, se déroule simplement ; elle est bien posée et bien développée, sans prétendre à un effet qui ne pouvait s’y rencontrer. Je n’ai conservé aucun souvenir de la romance de Jeanne, et pourtant je l’ai entendue trois fois. Le duo suivant contient quelques passages d’une heureuse expression ; il a paru trop long, et les mots je t’aime, tu m’aimes, y sont répétés à satiété. Le final (Trahison ! trahison !) est beaucoup mieux traité dans l’ensemble et les détails. Dans le grand duo qui ouvre le second acte, l’intérêt ne languit pas autant qu’on pourrait le croire en raison de son énorme dimension (il dure près de dix minutes) ; les phrases en sont bien choisies, celle entre autres :

Le trépas est facile
A qui meurt innocent !

    J’en excepte, bien entendu, la mélodie dont j’ai parlé plus haut, et qui a le malheur de se trouver sur ce vers :

Je vous écoute. Allons ! lisez, maître Bazu.

    Elle est d’autant plus inopportune que le dialogue musical est écrit jusque-là en forme de récitatif mesuré, et que le chanteur, développant tout-à-coup sa voix sur une phrase d’un tour presque mélancolique, a l’air d’exprimer, dans un a parte, un de ces sentimens qui nécessitent en effet un dessin mélodieux, quand il ne fait en réalité que continuer la conversation avec ce damné maître Bazu.

    Après ce duo, vient un air (A mes yeux s’ouvrent les cieux !) que le compositeur a dû trouver bien dangereux et bien difficile à faire. Il est du nombre de ceux qui ne supportent en aucun cas la médiocrité, qui veulent être écrits et chantés de verve, et dont l’influence est immense pour le succès de l’auteur et du chanteur. Urbain vient d’acquérir, avec la main de Jeanne, la certitude qu’il mourra dans vingt-quatre heures. Sa joie est de l’ivresse ; la terrible pensée de son supplice vient bien la troubler un instant, mais l’amour heureux remplit de nouveau son âme tout entière et ne laisse plus de place aux regrets. A un pareil chant de triomphe en face de l’échafaud, était-il permis de n’être pas sublime ? je ne puis le croire. Malheureusement il ne l’est pas. Le thème, d’un style peu élevé, rappelle, sans lui ressembler formellement, celui de Zampa (Quand mon cœur a fait un choix) : le mouvement trop précipité rend la prononciation des paroles difficile, la mélodie confuse, et donne à tout le morceau une physionomie joyeuse, il est vrai, mais non rayonnante de cet enthousiasme qui fait les martyrs et les héros. Ce mouvement continue même quand les paroles et le sentiment changent :

Mais demain… oui, demain…. à mes sermens fidèle,
    Je l’ai promis… la mort cruelle
        Va me séparer d’elle.
        Adieu, rêves d’amour !
        Adieu, ma fiancée,
        Si vite delaissée !

    L’accent de terreur et de tendres regrets exigé par ces vers, et dont le contraste eût été si favorable au retour du thème d’un caractère opposé, n’est qu’indiqué ; on le remarque à peine.

    Le chœur des jeunes filles à la porte de la chapelle serait mieux apprécié sans la discordance produite par les vibrations d’une cloche dont le son fondamental et les harmoniques ne s’accordent ni entre eux, ni avec le diapason de l’orchestre.

    Le quatuor qui termine cet acte me semble supérieur à tout le reste de la partition. C’est d’un style ferme, clair, varié, sans être bien neuf cependant, et d’un comique de bon goût.

    J’aime aussi le premier duo du troisième acte :

Eh bien! maître Bazu ?… — Comment, c’est vous, compère !

L’ensemble des deux voix est d’un excellent effet, et plusieurs traits du dialogue ont été saisis avec bonheur par le musicien, entre autres l’exclamation de Gauthier : Il dort… là ! et la plaisante réflexion qu’il fait un peu plus loin :

Mais aujourd’hui, le cœur plein d’amour et d’ivresse,
    S’il n’allait plus vouloir mourir !
        C’est à faire frémir !

    Le chœur des voisins et voisines apportant des bouquets aux fiancés, ne s’annonce pas mieux ni moins bien qu’une foule de chœurs du même genre introduits dans presque tous les opéras-comiques ; mais, après l’exposition du thème, un dessin de voix d’hommes doublées par les instrumens de cuivre, vient en élargir la forme et relever le style.

    Le petit air de basse : Messieurs, ne comptez plus sur moi, a été sans doute demandé par le chanteur pour ajouter à l’importance musicale de son rôle ; car rien n’indiquait dans ces quelques lignes un sujet d’air. Aussi l’a-t-on trouvé plus qu’inutile.

    Il y a beaucoup de bonnes intentions dramatiques dans le duo qui précède la dernière scène ; je n’ai rien remarqué, mélodiquement parlant, dans la partie du soprano ; celle du ténor, au contraire, contient un couplet charmant qui a été fort justement applaudi. C’est celui-ci :

Je ne verrai pas le déclin
De ce jour dont j’ai vu l’aurore
Mais qui n’envirait mon destin,
Et qu’ai-je à désirer encore ?
Je fus aimé, je fus heureux !
Tes larmes baigneront ma cendre !
Je venais de quitter les cieux,
Et j’y retourne pour t’attendre !

    Après quoi nous avons le brouhaha du final, le changement de décors, les tambours qui entrent au pas de charge sur la scène, mais ne marchent guère avec l’orchestre ; les drapeaux des vainqueurs, les cuirasses étincelantes, les hallebardes enpanachées, les cris populaires, en un mot, l’opéra comme le conçoit M. Duponchel, et par conséquent très peu de musique. La décoration de cette dernière scène, représentant la façade de la cathédrale de Chartres, est d’un admirable aspect. Quant aux costumes, fidèles et vrais tant qu’il vous plaira, on les a trouvés abominables, hideux, extravagans. Ces femmes en paniers et en vertugadin n’ont pas figure humaine, on croit voir marcher des pâtés ou des fromages. Les hommes, avec leur ventre de polichinelle, leurs bouffantes et ces pantalons de pierrot rouges, bleus et jaunes, rayés en travers, sont ce que j’ai vu au monde de plus laid et de plus grotesque. C’est par humanité sans doute que Mario a bien voulu porter cet horrible accoutrement et ce petit abdomen postiche qui le défigure ; les belles dames capables de nourrir en secret pour lui quelque passion malheureuse n’ont qu’à l’aller voir une fois dans le Drapier, je réponds qu’elles seront guéries.

    Il a pourtant chanté mieux que de coutume ; il fait des progrès dans l’art de conduire sa voix, sinon dans l’art du chant proprement dit. Il n’est pas encore tout-à-fait maître des sons de tête, et le très petit nombre de ces notes élevées qui se trouvent dans son rôle ne l’a pas trop bien servi. Il a montré en maint endroit de la chaleur et de l’âme. Quant au style, il lui reste encore beaucoup à acquérir. Mlle Nau, malgré ses paniers (fort modestes, il est vrai), malgré sa robe bleue, malgré tout, est charmante dans le rôle de Jeanne ; elle a trouve des élans dramatiques dont on n’aurait pas cru capable sa frêle organisation. Son chant est pur et correct ; elle devrait bien prier M. Halévy de supprimer dans son rôle deux vilaines petites roulades, anguleuses et déplacées, qui ont l’air de lui faire grand’peur. Massol est excellent, et le peu de gaîté répandue dans ces trois longs actes ne vient que de lui seul. Levasseur est toujours l’acteur habile et soigneux que nous connaissions ; il chante trop haut de temps en temps. Alizard n’avait, pour montrer sa belle méthode et son admirable voix, que deux ou trois bouts de récitatifs. Mais deux jours auparavant il avait joué le Cardinal dans la Juive, et là au moins on avait pu apprécier l’une et l’autre. C’était pour lui un véritable début : son succès, assuré déjà dès la cavatine du premier acte, n’a fait qu’augmenter jusqu’à la fin. Il a parfaitement dit surtout son grand duo avec Duprez. Mme Stoltz jouait la Juive ce soir là ; ses progrès sont peu sensibles ; on n’est jamais tranquille sur la justesse de ses intonations. Elle ne travaille donc pas ? Faudra-t-il en désespérer ? Ce serait une perte ; sa voix a des qualités inestimables.

    Mlle Dobré, qui débutait deux jours auparavant dans Guillaume Tell, est une jeune et jolie personne dont le soprano clair et enfantin a plus d’expression qu’on n’en rencontre en général dans les voix de cette nature. Elle a supérieurement chanté sa romance du second acte « Sombres forêts » et le duo suivant. Elle manque de l’énergie nécessaire pour l’entrée de Mathilde au troisième acte, mais fort peu de cantatrices jusqu’à présent ont rendu mieux qu’elle ce passage scabreux. Nous avons besoin d’entendre encore Mlle Dobré, et dans un autre rôle, pour nous rendre bien compte des ressources réelles de son talent. Quel affreux tripotage on a fait dans cette magnifique partition de Guillaume Tell ! Des demi-phrases transposées, des récitatifs changés, des morceaux entiers supprimés, le chœur final si noble et si grandiose remplacé par un pitoyable pont-neuf bâti sur le pas redoublé de l’ouverture ! Puis, d’ordinaire, une exécution somnolente, des chœurs insuffisans ! Pouah ! Rossini a bien raison de vendre des poissons à Bologne, au lieu de composer ; il est sûr au moins qu’on ne les laisse pas gâter comme ses opéras.

    — Après une brillante tournée départementale, Artôt vient de revenir à Paris.

    Batta a repris samedi dernier ses soirées de musique instrumentale, où se presse la fleur du dilettantisme sérieux. On entend là les trios et les quatuors des grands maîtres ; et c’est merveille de voir l’ardeur avec laquelle le virtuose, accoutumé à se faire applaudir dans la fantaisie et l’air varié en honneur dans les salons et les petits concerts, s’applique à s’effacer devant le compositeur, à le comprendre et à l’interpréter fidèlement. C’est ainsi que j’entendis un jour Paganini jouer un trio de Schubert.

    On parle beaucoup en ce moment du nouvel opéra que Bénédict, l’auteur de the Gipsy’s Warning, prépare pour le théâtre de la Renaissance. A la bonne heure ! M. Joly a trouvé là un compositeur qui lui vaudra gloire et profit. Le nom des collaborateurs du maître allemand fait, en outre, bien augurer du mérite du livret. C’est un succès plus que probable.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er décembre 2015.

© Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.

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