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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 13 DECEMBRE 1839 [p. 1]

THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.

Première représentation d’Eva, opéra en deux actes, paroles de MM. Leuwen [Leuven] et Brunswick, musique de MM. Girard et Coppola. — Début de Mme Eugènie Garcia.

    Un mauvais plaisant s’avisa un jour, en écrivant à un capucin, de lui donner le titre que les religieux prennent quelquefois eux-mêmes, par humilité, mais qu’ils n’aiment point à recevoir d’autrui, celui de capucin indigne. Le saint homme, outré de cette impertinence, rendit au messager la lettre sans l’ouvrir, après avoir mis seulement un accent sur la dernière voyelle de la suscription (capucin indigné). Je pourrais faire l’inverse pour un autre terme qui, avec ou sans accent, n’éveille que des idées assez peu agréables : J’étais critiqué hier ; en effaçant l’ornement qui décore le front de la lettre finale, l’accusé redevient juge : — le jeune fou, savant grave et austère ; — l’écolier, professeur. Car rien n’est plus vrai, l’artiste qui produit c’est le coupable, c’est le songe creux, c’est l’enfant ; l’homme sage, instruit, expérimenté, sensible, ingénieux, c’est le critique. Judex ergo sedet, et voilà que, tout d’un coup, je me trouve savoir la musique presqu’aussi bien que M. Mainzer, auteur de l’opéra en et de gros feuilletons sur l’art musical, ou que M. Fétis son émule. — Commençons : Eva est l’héroïne d’une des plus ravissantes Nouvelles de M. de Balzac ; elle paraît à l’Opéra-Comique aux lieu et place de cette pauvre Nina, qu’on a trouvée trop vieille, même pour la partition de Coppola. Eva est assez jeune pour ne pas radoter, mais elle est tout-à-fait en démence. Le plus habile médecin de Stockholm (nous sommes en Suéde) perd auprès d’elle son temps et son latin. Dans une retraite où l’armée russe serrait les Suédois de très près, elle a cru voir périr un jeune colonel qu’elle aimait ; l’affreux spectacle de cette déroute et de la mort de son amant l’a rendue folle. Elle chante en pleurant comme Nina ; elle croit comme elle entendre son fiancé, le voir, lui parler d’amour ; puis ses larmes et son désespoir redoublent : le bien aimé ne répond pas !

    Cependant le colonel Gustave n’est pas mort ; retenu quelque temps prisonnier chez les Russes, il reparaît enfin ; mais Eva ne le connaît plus. Le médecin, qui comptait sur cette entrevue, voit s’évanouir son dernier espoir de rendre Eva à la raison, et la position de la malheureuse enfant peut devenir plus triste encore. Des parens avides et intéressés convoitent sa brillante fortune ; on leur a caché son malheur jusqu’à ce jour ; mais l’imprudence d’un domestique vient de divulguer le fatal secret ; un conseil de famille, aussitôt assemblé, a demandé l’interdiction d’Eva et sa réclusion dans un hospice d’aliénés. Sur ces entrefaites, une troupe nombreuse de prisonniers russes, que les vicissitudes de la guerre ont amenés près du château d’Eva, vient à se révolter ; les paysans s’arment et se joignent au détachement de soldats suédois qui conduisait les prisonniers ; Gustave se met à leur tête. Les Russes, supérieurs en nombre, enfoncent les portes du château ; Gustave va succomber, quand la pauvre fille, à l’aspect de cette scène qui lui rappelle un si terrible souvenir, reconnaît son amant, pousse un cri et tombe évanouie. Je n’ai pas besoin d’ajouter que la raison lui revient pendant son évanouissement, car c’est toujours ainsi que la chose se passe dans l’occasion. Ce qu’on ne pouvait prévoir, c’est la sensibilité de ces bons Russes, qui, au cri poussé par Eva, retiennent leurs bras prêts à massacrer le colonel, et se rendent sans doute à discrétion, car à l’instant tout redevient tranquille. Je ne jurerais même pas que ces honnêtes prisonniers n’aient versé quelques larmes en contemplant les transports des deux amans, et demandé la faveur d’assister à la bénédiction nuptiale. Je crois que ce n’était pas la peine, pour si peu, d’écorner la touchante histoire de M. de Balzac ; on pouvait laisser sur l’affiche le nom de Nina, ne rien changer au petit drame de Marsollier, et personne n’eût songe à s’en plaindre. On eût été bien plus satisfait encore d’entendre, au lieu de la grande cavatine du maestro Coppola, la poétique romance de Dalayrac, ou l’air si tendre, si désolé, mais si beau de la Nina pazza de Païsiello. Ces deux musiciens ont compris la folle par amour chacun à sa manière, et les deux peintures qu’ils en ont faites sont d’une admirable vérité. Quant à ces vocalisations (j’allais dire vociférations) en style de tambour-major qui traînent depuis plus de trente ans sur tous les théâtres d’Italie, je conçois jusqu’à un certain point l’engouement de la plupart des chanteurs pour elles. Le thème en est commun (grande qualité aux yeux des virtuoses) ; des repos y sont ménagés pendant lesquels on peut s’écouter applaudir, s’essuyer le front, rajuster ses cheveux, tousser, voire même avaler une pastille de sucre d’orge. Il y a là-dedans pour la voix des accens de menace, de fureur, de gaîté, de tendresse, des notes basses, des sons aigus, des gazouillemens de colibri, des cris de pintade, des fusées, des arpéges, des trilles. Quel que soit le sens des paroles, le caractère du personnage, la situation, le chanteur peut presser ou ralentir le mouvement, ajouter des gammes dans tous les sens, des broderies de toutes les espèces ; rien ne choque, tout va ; une absurdité de plus ou de moins serait-elle remarquée en si belle compagnie ! L’orchestre ne dit rien ou ne dit que ce qu’on veut ; le chanteur domine, écrase tout ; il parcourt le théâtre d’un air triomphant ; son panache étincelle de joie sur sa tête superbe ; c’est un roi, c’est un héros, c’est un demi-dieu, c’est un dieu ! Seulement on ne sait quel est son sexe ; on ne peut découvrir s’il pleure ou s’il rit, s’il est amoureux ou furieux ; il n’y a plus de musique, plus de drame, plus de mélodie, plus d’expression, plus de sens commun : il y a émission de voix, et c’est là l’important, voilà la grande affaire de certains chanteurs ; ils vont au théâtre courre le public comme on va au bois courre le cerf. Allons donc ! ferme ! donnons de la voix ! Tayaut ! tayaut ! faisons curée de l’art !

    Ces farces-là sont amusantes, après tout ; on est applaudi, payé et divinisé pour les faire. Ce que je ne comprends pas, c’est qu’il se rencontre de vrais artistes qui les prennent pour but de leurs travaux et qui en fassent la constante préoccupation de leur vie. C’est alors un douloureux spectacle pour les spectateurs intelligens que de voir ces natures d’élite nées pour la poésie, se débattre ou plutôt s’ébattre avec la foule sur la grande route fangeuse du prosaïsme et du lieu commun. Mme Eugénie Garcia est de ce nombre ; elle possède, selon moi, tous les dons, toutes les qualités naturelles et acquises qui font la grande cantatrice. C’est la plus éloquente interprète que puisse convoiter un compositeur ; non pas tant parce que sa voix est immense, parce qu’elle réunit le soprano au contralto, parce qu’elle vocalise à merveille, parce qu’elle se joue de toutes les difficultés de l’art du chant ; mais parce qu’elle a une âme dramatique et un sentiment musical, que les habitudes du style faux et ampoulé sur lequel elle s’est trop exercée, n’ont encore pu détruire ; parce que sa voix touche et émeut de prime abord ; parce que cette voix a des nuances de timbre extrêmement variées ; parce qu’elle peut s’éteindre jusqu’à la plus exquise douceur et produire l’instant d’après des éclats d’une force irrésistible d’où naîtraient des effets incalculables dans une partition noblement et vraiment passionnée. Et c’est une œuvre de la force de celle de Coppola que va choisir pour son début une pareille cantatrice ! Et notez que cette musique a été revue, rhabillée, réinstrumentée en grande partie par un homme d’un vrai mérite, plein de savoir et de goût, M. Girard, qui a mis à ce travail ingrat toute la conscience imaginable, et qui, au milieu des remaniemens multipliés qu’on a fait subir à la pièce, a pu trouver le moyen d’écrire en entier plusieurs morceaux très bien faits et très bien sentis, tels que le trio bouffe du second acte, la romance de Roger et le final. Malgré tous ses efforts, la partition d’Eva manque en général de couleur ; le style se relève de temps en temps, pour retomber presqu’aussitôt ; il y a tiraillement entre les deux manières des deux musiciens qui l’ont faite telle qu’elle est, et ce résultat était inévitable. M. Girard n’a pas eu le temps d’écrire une ouverture, mais il sut prouver, il y a quatre ans, par son ouverture d’Antigone, ce dont il était capable en ce genre. Il est à désirer qu’il s’exerce maintenant à l’Opéra-Comique sur un sujet plus heureux et avec toute la liberté que les circonstances de son début ne lui pouvaient laisser.

    Roger, qui remplissait le rôle du colonel Gustave, en a bien chanté les phrases principales, et mis une chaleur dans certaines parties qui montre qu’il est plus sûr de lui-même et qu’il peut aujourd’hui se livrer davantage, grâce au développement de son talent.

    Le succès de Mme Eugénie Garcia a été général et très chaleureusement constaté ; nous en félicitons sincèrement M. Crosnier, bien que les occasions de faire briller un talent aussi éminemment pathétique soient pour lui, plus que pour tout autre, difficiIes à trouver, à moins d’une révolution, très faisable à mon sens, dans une bonne partie du répertoire de l’Opéra-Comique. Ce théâtre deviendrait alors à peu près ce que fut il y a quarante ans le théâtre Favart. Mme Eugénie Garcia ferait renaître la fameuse Mme Scio avec autant d’élan dramatique et une habileté de cantatrice et une voix que cette dernière ne posséda jamais. Il ne manquerait plus que les Méhul, les Cherubini, les Lesueur pour lui donner des rôles de Calypso et de Médée.

    — A propos de l’auteur de Télémaque, Lesueur, sa première messe solennelle, si connue par son grand Credo et la fugue inspirée du motet : Quis enarrabit, vient d’être exécutée et beaucoup admirée à BouIogne-sur-Mer, le jour de Sainte-Cécile. Le même jour, son bel oratorio Deborah excitait à Toulouse l’enthousiasme des nombreux amateurs qui s’étaient réunis pour le chanter et pour l’entendre. Nous n’avons plus à Paris de ces bonnes fortunes-là.

    — La Gazette Musicale et la France Musicale viennent de donner successivement leur concert périodique à leurs abonnés. Ces matinées où figurent ordinairement des artistes tels que Mme Gras-Dorus, Duprez, Geraldi, Masset, ne peuvent manquer d’exciter le plus vif intérêt parmi les dilettanti parisiens. La première, celle de la Gazette, avait un attrait spécial pour les pianistes et les amateurs de piano ; on y devait entendre M. Moschelès, qui n’avait pas joué en public à Paris depuis huit ou neuf ans. C’est toujours le talent jeune, élégant, correct, et d’une fermeté calme que nous avons admiré autrefois. M. Litoff de Villalobos, virtuose récemment entré dans la lice des pianistes, a exécuté au concert de la France Musicale, le concerto de Weber, que Listz [Liszt] a rendu presqu’inabordable. Malgré de si dangereux souvenirs, M. Litoff a reçu le plus brillant accueil. Son exécution annonce en effet une habileté de mécanisme peu commune ; mais il a tellement précipité le mouvement déjà si rapide de l’allegro final, que les traits devenaient à peu près inintelligibles, et que chaque groupe des gracieux arpéges qui amènent la péroraison, avait l’air d’un accord plaqué. C’est de l’exagération et non de la chaleur.

    Un talent d’un autre genre a été apprécié dans la même séance, c’est celui du violoncelliste belge, M. Georges Hainl. Il a chanté avec beaucoup d’âme et une élégante simplicité plusieurs thèmes de Guillaume Tell. M. Dancla, l’un de ces jeunes violons de la grande armée du Conservatoire, s’est fait applaudir aussi dans un air varié, fort bien écrit, de sa composition.

    — Alexandre Batta vient d’arriver. Les journaux belges sont pleins de ses louanges. Il a joué à Gand, à Bruxelles, etc., et partout il a excité des transports où l’on pourrait croire que le patriotisme entrait pour beaucoup, si la puissance réelle de son talent n’était pas si connue.

    — Il me reste à vous dire que l’album de Mme Molinos-Lafitte, pour 1840, paraît en ce moment chez l’éditeur Catelin. Il renferme dix Mélodies dont Mme Molinos a encore composé les paroles comme la musique, et qui sont ornées de beaux dessins de nos premiers artistes. On distinguera parmi ces nouvelles Mélodies : Laisse-moi, — Belles Fleurs, et Je ne dirai plus je t’aime, qui, pour le charme et l’intérêt ne le cèdent en rien à leurs aînées. Cet album fera de très agréables étrennes.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er décembre 2015.

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