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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 18 AVRIL 1839 [p. 1-2]

THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.

Première représentation de les Treize, opéra-comique en trois actes, de MM. Scribe et Paul Duport ; musique de M. Halévy.

    Treize jeunes seigneurs napolitains ont formé une société pour l’exploitation du beau sexe ; le fonds social est un don Juanisme, qui n’a guère plus cours aujourd’hui ; les produits sont force enlèvemens de mineures, séduction de grisettes, mariages simulés et autres plaisanteries d’étudians usées et de très mauvais ton, même en province, à l’heure qu’il est. Deux de ces aimables roués (vieux style) ont jeté les yeux sur une couturière de la rue de Tolède, fille célèbre par sa vertu et ses arrière-points. Ils conviennent de se la disputer loyalement, et, en conséquence, de ne jamais se trahir, quels que soient les mensonges, quelles que soient les ruses, les intrigues, les lovelaceries que chacun d’eux croira devoir employer pour supplanter ou écarter son rival. L’un de ces héros est le prince Edouard je ne sais quoi, colonel dans la garde royale ; l’autre, simple officier du même corps, a nom Hector Fieramosca. Un souper splendide est commandé pour les treize dans une osteria de campagne peu éloignée de Naples ; et à minuit ces nouveaux chevaliers de la table ronde proclameront en conseil le vainqueur de la joute amoureuse. Hector Fieramosca, en paladin digne de son nom chevaleresque, entre le premier dans la lice. Il a découvert un projet de voyage de la jeune couturière ; elle doit aller voir à Sorrente ou ailleurs certaine vieille tante, ou quelque chose d’approchant. Suivre Estella (c’est le nom, je crois, de la grisette), l’entendre faire marché avec un voiturin pour le pieux voyage, acheter en bloc la voiture, les chevaux et le manteau du phaéton, se présenter à sa place, enlever Estella, ou du moins entreprendre un voyage en tête à tête avec elle, tout cela n’est que l’affaire de quelques heures. Hector est vraiment une fière mouche (fiera mosca). De son côté, Edouard ne s’endort pas ; et pour parer cette première botte, c’est à l’auberge même où doit avoir lieu le souper des Treize qu’il imagine de se rendre pour désarçonner son antagoniste. Le faux voiturin doit y passer en effet. Malheureusement il y a là un jeune aubergiste que M. Scribe semble avoir mis au monde exprès pour faire le pendant de la jeune aubergiste du Lac des Fées, et qui vient tout gâter par sa sotte jalousie. Lorenzo connaît Estella ; il l’aime, il en est aimé, assez légèrement toutefois, et grande est sa colère, en la voyant entrer dans son cabaret, de la trouver escortée d’un si élégant voiturin. Le prince Edouard excite encore son dépit amoureux par mille insinuations perfides, et empêche les deux amans de s’expliquer, en restant toujours en tiers auprès d’eux. Je dis en tiers, car, à l’arrivée de Fieramosca, il a trouvé le moyen de faire arrêter celui-ci en lui faisant demander par le Barigel une patente de voiturin dont il a oublié de se pourvoir. Cependant la reine doit ce soir même arriver à Naples ; une escorte d’honneur, sous les ordres du prince Edouard, l’attend sur la route, à deux lieues de l’auberge de Lorenzo.

    Afin de pouvoir se rendre à son poste dès que sa présence y sera nécessaire, Edouard a imaginé de placer des vedettes de distance en distance, qui l’avertiront de l’approche de la reine par une fanfare de chasse répétée rapidement sur toute la ligne.

    Mais Hector s’est aisément débarrassé du Barigel en se faisant connaître ; et bientôt, saisissant une trompe que le hasard fait tomber sous sa main, il fait déguerpir à franc étrier son antagoniste, en donnant le signal qui doit annoncer l’arrivée du cortége royal. Lorenzo a déjà des soupçons qu’il a trouvé le moyen de faire partager à Estella. Celle-ci demande au voiturin l’explication de sa conduite : « La voici, répond Hector sans se déconcerter ; vous avez dû remarquer avec quelle tendre sollicitude je veille sur vous depuis notre départ. Eh bien ! Estella, apprenez enfin ce que vous auriez dû deviner déjà, si la voix du sang n’était pas une chimère : je suis votre frère ! Obligé par des raisons de haute politique de me cacher sous cet indigne déguisement pendant quelques jours encore, je ne tarderai pas, en me faisant connaître, à vous rendre la fortune et le rang qui vous sont dus. Votre naissance est illustre ; je suis le comte Hector Fieramosca. » Et jetant le manteau qui couvre son brillant uniforme : « Viens, ma sœur, viens dans les bras de ton frère qui t’aime. » — « Oui, voilà votre frère, dit Edouard en rentrant, mais puisqu’il vous a dévoilé ce mystère, je dois avouer à mon tour les liens qui nous unissent. Mlle Fiemarosca, encore au berceau, fut mariée au prince Edouard, à peine âgé de cinq ans, et vous êtes ma femme. Viens, charmante Estella, viens dans les bras d’un époux qui t’adore. » Mais la nuit est déjà fort avancée ; on ne peut partir pour Naples à pareille heure. En frère prudent et de morale sévère, Hector ne peut souffrir que la vertueuse Estella partage l’appartement du prince. Lorenzo enchanté, offre trois chambres séparées. Chacun se retire ; l’aubergiste enferme chez eux les deux séducteurs et se dispose à veiller à leur porte pour plus de sûreté.

    Edouard ne tarde pas à s’échapper par une fenêtre et à rencontrer Lorenzo dans les ténèbres. « Ah ! c’est vous, aubergiste ! je viens prendre l’air ; le comte Hector m’avait enfermé, il a la clef de ma chambre. — Eh ! mais c’est un frère, il a droit de veiller sur sa sœur. — Bah ! un frère, dit Edouard oubliant son serment, c’est un amant déguisé, un séducteur, un imposteur, un misérable ! — Quoi ! — Oui ! — Ah ! — Chut ! le voici. » Hector paraît en effet par une autre fenêtre. Edouard rentre au plus vite ; et Fieramosca ne tarde pas à riposter à la trahison d’Edouard par une déloyauté semblable, en désabusant Lorenzo sur les prétendus droits conjugaux du prince. Bravo ! l’aubergiste enchanté sort un instant pour répondre aux cris d’une troupe de joyeux convives qui n’ont pas, comme nos deux galans, oublié le souper commandé pour eux au premier acte.

    Edouard revient alors : les adversaires sont une seconde fois en présence ; ils se sont déjà assurés que la clef n’est pas à la porte d’Estella. Chacun dit à part : « C’est lui qui l’a prise. » Et d’un commun accord : « Jouons-la aux dés, au premier coup ! » Ils jouent, Hector perd ; il va sortir pour laisser au prince le champ libre : « Eh bien ! et la clef ? dit celui-ci. — Oh ! le mauvais plaisant ! vous savez bien que je ne l’ai pas ; et puisqu’elle est à vous, usez-en ; mais trêve de railleries, je ne suis pas homme à les souffrir ! »

    La discussion s’anime et pourrait dégénérer en querelle sérieuse si Lorenzo, qui s’est glissé dans la chambre d’Estella et lui a tout expliqué, ne paraissait avec elle sur le balcon au moment où les autres Treize, les onze Treize, venus pour l’orgie nocturne, entrent en tumulte en demandant quel est le vainqueur : « Nous ne pouvons le dire, s’écrient-ils tous les deux d’un commun accord ; en attendant que vous le deviniez, Messieurs, nous vous présentons l’aubergiste Lorenzo, fiancé de la belle Estella, qu’il doit conduire à l’autel dès demain. Heureux amans, soyez bénis ! (Hector étendant la main) au nom d’un frère (Edouard de même), et d’un époux. »

    Le théâtre est une école de morale, rien n’est plus évident ; il s’agit seulement de savoir si les mœurs qu’il flagelle ainsi en riant, au dire de l’adage latin, sont les bonnes ou les mauvaises.

    La nouvelle partition de M. Halévy a obtenu le plus honorable succès, mérité par un travail fait avec soin et conscience et par plusieurs intentions scéniques très heureusement rendues. C’est à mon avis une des meilleures productions de l’auteur de la Juive. On peut trouver que plusieurs morceaux sont trop développés, ce qui nuit à leur effet en allongeant démesurément la pièce ; on pourrait reprocher aussi à l’auteur un emploi trop fréquent de l’instrumentation violente dans des scènes de comédie qui ne comporteraient que des moyens beaucoup plus doux ; mais en somme cette musique a bien réussi, parce qu’elle est attachante, vive, dramatique, jamais triviale, et en général écrite avec un art consciencieux qui se montre de jour en jour plus rare dans les œuvres de cette nature. Je conviens qu’il n’y a pas là dedans la surabondance de ponts-neufs ni les contredanses toutes faites que les éditeurs et malheureusement aussi beaucoup de prétendus amateurs de musique préfèrent à tout ; mais en revanche il y a des morceaux d’ensemble habilement conçus et dessinés d’une façon aussi claire que savante ; il y a, dans le rôle de Lorenzo surtout, des phrases d’un tour mélodique excellent ; il y a des intentions d’un fort bon comique, comme cette progression ascendante chromatique dans laquelle l’amoureux dont les Treize ont enlevé la maîtresse pousse ses ah ! en sanglottant d’une façon si grotesque ; il y a un duo plein de verve, un quatuor très bien fait, une jolie romance et plusieurs détails ingénieux d’orchestre. C’est bien suffisant, ce me semble, pour soutenir le frêle édifice d’un opéra-comique. Le livret d’ailleurs est amusant ; le succès ne pouvait donc être douteux. L’Opéra-Comique est en bonne veine.

    — Le concert donné la semaine dernière, par MM. Artôt et Doëhler, dans ce théâtre, d’ordinaire assez peu hanté de l’aristocratie musicale, avait attiré une foule brillante, qui d’abord calme et attentive, n’a pas tardé à devenir un véritable conciliabule d’enthousiastes. Les deux virtuoses ont dû être contens de l’accueil qu’ils ont reçu. On sait quelle est la puissance et le charme du jeu varié de Doëhler ; il n’y a donc plus lieu de s’étonner autant des fantaisies éblouissantes qu’il parvient à réaliser sur le piano. Artôt, revenu cet hiver seulement de ses longs voyages dans le nord de l’Europe, était beaucoup moins connu des Parisiens. La nouveauté, l’audace heureuse de ses coups d’archet, la beauté des sons qu’il tire du violon, l’expression passionnée, la largeur avec lesquels il déploie les mélodies lentes, l’ardeur entraînante, le bonheur de ses traits les plus scabreux et la justesse obstinée de ses intonations, ont excité un crescendo d’applaudissemens qui devait nécessairement aboutir à de véritables transports. Artôt, ce soir-là, a obtenu un triomphe qu’il pourrait voir se renouveler aisément en reparaissant dans un théâtre ou dans une vaste salle de concert ; car c’est là seulement qu’il est à son aise et qu’il peut donner carrière à sa verve ; mais il nous quitte, il part pour l’Angleterre, qui ratifiera, nous n’en doutons pas, le suffrage de Paris.

    Mme Oury-Belleville est une de ces virtuoses modestes qui n’ont pas de patrons parce qu’elles n’en veulent point avoir, et qu’elles aiment mieux employer leur temps en travaux intelligens, en études sérieuses, que de le gaspiller dans le monde frivole des salons. Ces talens-là ont d’ordinaire, à Paris surtout, beaucoup de peine à se produire ; et quand ils y parviennent enfin, on est tout surpris du mérite incontestable qu’ils ont l’audace de posséder. Mme Oury, dans l’exécution d’un fort beau concerto de piano de Mendelssohn, a prouvé qu’elle possédait au plus haut degré les qualités que prisent le plus les compositeurs, celles qui font les interprètes fidèles dans toute l’étendue de ce mot ; fidèles à la lettre, fidèles à l’esprit, aux traditions, aux passions, aux caprices, à l’inspiration enfin, à la pensée tout entière de leur auteur, sans chercher à la corriger, à l’arranger, à la civiliser, ni à l’embellir par de misérables ornemens, dont il ne s’est pas abstenu sans d’excellentes raisons, et que l’interprète en tout cas n’est pas admis à discuter. Mme Oury est douée d’un talent essentiellement pur, gracieux et énergique ; peu aventureux de sa nature, mais abordant de sang-froid les plus grandes difficultés quand le temps de les apprécier et de les bien connaître ne lui a pas manqué. Exemple, la fameuse fantaisie de Thalberg sur la prière de Moïse, que Mme Oury a rendue avec une aisance et un éclat remarquables à la fin de son concert. M. Oury, mari de la jeune virtuose, et l’un des meilleurs élèves de Baillot, a su se faire applaudir dans un concerto de Viotti, qui aurait pu être beaucoup mieux accompagné. Il n’y avait qu’un demi-orchestre, ce qui est bien la pire chose qu’on puisse entendre en fait d’ensemble instrumental.

    Mlle Clara Wieck, dont le concert a suivi presque immédiatement celui de Mme Oury, est un autre grand talent correct, élégant, vif, se jouant également des plus âpres difficultés, mais un peu plus mondain, si je puis m’exprimer ainsi ; ce qui ne veut pas dire que Mlle Wieck sacrifie au mauvais goût en exécutant de la musique d’antichambre ; loin de là, son Scherzo est un morceau de beancoup de mérite qui fait honneur à ses connaissances en composition, et qui a moins que beaucoup d’autres à souffrir du voisinage des admirables études de Chopin, auprès desquelles il se trouvait placé.

    Mlle Wieck avait composé son programme de manière à prouver qu’elle ne redoutait pas la concurrence d’un grand artiste, justement aimé et admiré du public ; M. de Bériot y figurait deux fois. Il n’a jamais été plus élégant ni plus irréprochable que ce soir-là. La séance avait été ouverte par des morceaux à quatre voix, d’une excellente facture, dont les deux derniers surtout ont fait grand plaisir. Ces chants allemands de M. Mangold mériteraient d’être mieux connus.

    Je n’ai pas entendu le reste de ce concert, obligé que j’étais d’assister à un autre qui avait lieu le même soir dans la salle de M. Herz. Quand je suis arrivé on achevait d’applaudir Mlle Lambert. Bientôt après, Mlle Drouard s’est présentée. La voix de cette jeune personne a beaucoup de sonorité et une assez grande étendue. Elle a produit de l’effet ; mais pour en obtenir d’avantage elle doit imiter la patience des instrumentistes et travailler sans relâche, deux ou trois heures par jour, à vaincre les difficultés du mécanisme vocal ; elle y parviendra sans doute et plus tôt qu’elle ne pense.

    Ah çà ! maintenant il s’agit d’un concert tout-à-fait sérieux, que donnera M. Reber, au Conservatoire, le 28 de ce mois. Il faut y aller ; il est question d’un jeune compositeur digne de la sympathie chaleureuse de tous les vrais amis de l’art ; qui a déjà produit des trios et des quatuors de la plus grande beauté, et qui fera exécuter pour la première fois, par un excellent orchestre et des chœurs bien exercés, sous la direction de M. Seghers, plusieurs compositions d’une importance incontestable. Un pareil début mérite bien, ce me semble, qu’on lui accorde deux heures d’attention.

    Voici le programme de cette belle matinée musicale :

    1o Ouverture du Ménétrier, opéra inédit, musique de M. Reber ; 2o  Chœur de Pirates, paroles de M. Victor Hugo, musique de M. Reber ; 3o solo de violon exécuté par M. Baillot, andante avec sourdine ; 4o  symphonie en ut majeur de M. Reber ; 5o romances de M. Reber, chantées par M. Roger ; 6o Charles Martel, scène lyrique avec chœurs, mise en musique par M. Reber, chantée par M. Massol.

    On peut se procurer des billets chez M. Réty, au Conservatoire ; chez M. Simon Richault, boulevard Poissonnière, no 16, au premier, et chez M. Schlesinger, rue Richelieu.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er octobre 2015.

© Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.

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