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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 3 AVRIL 1839 [p. 1-3]

THÉATRE DE L’OPÉRA.

Première représentation du Lac des Fées, opéra en cinq actes ; paroles de MM. Scribe et Mélesville,
musique de M. Auber, ballets de M. Coraly, décors de MM. Philastre et Cambon.

    Nous sommes dans ces montagnes du Hartz que les charmantes fantaisies de Heine ont rendues célèbres parmi nous, tout autant et plus encore que la fameuse scène du Faust de Goëthe. Mais cette fois il ne s’agit plus de sorcières, ni de démons, ni de ronde infernale, ni des visions d’un étudiant ivre. L’étudiant de M. Scribe est un garçon fort sobre au contraire, et pour cause ; il jouit de toute sa raison, ne manque ni de gaîté, ni de courage, bien qu’il perde assez aisément plus tard gaîté, courage et raison. Albert, c’est son nom, s’est égaré dans une chasse avec ses compagnons sur les bords d’un lac enceint de tous côtés de rochers presque inaccessibles.

    Perdus dans ce lieu sauvage, exténués de fatigue et de faim, les chasseurs appellent un pâtre qu’ils aperçoivent sur un pic voisin. L’enfant descend, leur indique un passage, en les engageant à fuir au plus vite, car ce lac est enchanté ; c’est dans ces eaux limpides, qu’aux lueurs crépusculaires du soir les fées viennent s’ébattre, et malheur à l’imprudent qui oserait porter sur elles un regard indiscret. Les chasseurs suivent leur jeune guide et s’éloignent. Albert seul, retenu par une invincible curiosité, a voulu rester pour contempler une fois au moins les charmes ravissans des filles de l’air. Son attente n’est pas trompée ; bientôt un concert de voix célestes annonce leur approche, et les fées descendent des nuages, viennent avant de se plonger dans le lac, déposer leurs voiles sur les arbustes de la plage. Or, l’une d’elles s’avise de rappeler à ses compagnes que ce voile est le talisman de leur immortalité, et que sans lui, incapables de remonter aux plaines éthérées, les fées ne seraient plus que de simples mortelles. Albert entend cette révélation, et en gaillard avisé autant que hardi, forme le projet de s’emparer ainsi d’une des baigneuses en enlevant le voile qu’elle vient de quitter. C’est précisément celui de l’imprudente qui a si hors de propos rappelé aux fées un secret qu’elles savaient toutes aussi bien qu’elle, mais qu’il fallait, pour la pièce, nécessairement apprendre à Albert. Le léger tissu a donc passé dans la gibecière de l’étudiant, quand ses amis inquiets de son absence, reviennent sur leurs pas, l’appellent à grands cris, et l’apercevant au milieu d’un labyrinthe de rochers, l’entraînent malgré sa résistance obstinée, loin de cette dangereuse enceinte.

    A ce bruit inattendu, les fées effarouchées sortent des ondes, courent à leurs voiles et s’envolent. Zeïla, seule, ne trouvant plus le sien, se voit avec désespoir malgré ses cris abandonnée de ses compagnes. Au même instant éclate un orage ; la pauvre fée, tremblante de froid et de peur, est trop heureuse de trouver le manteau et le chapeau de paille que le jeune pâtre a oublié sur un banc de rocher ; elle s’en couvre de son mieux et disparaît par le sentier qu’ont suivi les chasseurs au moment où l’orage éclate dans toute sa force.

    Au second acte le théâtre représente la cour d’une riche auberge sur la route de Cologne. Marguerite, l’aubergiste, est sur le point d’épouser Albert, qui l’aimait avant d’avoir vu la fée Zeïla. A cette heure, le fiancé de Marguerite, tout à son nouvel amour, cherche les moyens de rompre avec elle ; la chose n’est pas aisée, car il lui doit vingt-cinq écus d’or. Comment se libérer sans les lui rendre ?… D’ailleurs on l’a vu presser sur ses lèvres un voile qu’il tirait de son sein ; c’est un présent d’une rivale ! et la curiosité jalouse de Marguerite va rendre sa poursuite plus obstinée. Zeïla, couverte d’un manteau et d’un chapeau de paille, comme à la fin du premier acte, vient frapper à la porte de l’auberge.

La nuit et l’orage
Ont égaré mes pas,
Et dans ce village
On ne me connaît pas.
Je n’ai qu’un seul droit
Et je le réclame !….
J’ai faim, j’ai bien froid !
Pitié, noble dame !
J’ai faim, j’ai bien froid !
Prenez pitié de moi !

    Marguerite veut bien consentir à recevoir Zeïla pour servante, et lui ordonne d’aller revêtir les habits de sa nouvelle condition. Elle va bientôt, la pauvre ci-devant fée, trouver l’occasion de montrer son savoir-faire. Une fanfare bruyante annonce l’arrivée du comte Rodolphe suivi de ses piqueurs ; la troupe joyeuse paraît à l’entrée de la cour, et le vieux seigneur, qui depuis long-temps courtise la coquette aubergiste, vient lui demander le coup de l’étrier. Zeïla se présente pour le servir ; Rodolphe, ébloui de sa beauté, ne peut retenir un cri de surprise ; Albert, de son côté, se croit le jouet de quelque sortilége en retrouvant dans la nouvelle servante les traits charmans de la fée. Bientôt il se jette à ses pieds, en lui jurant amour, fidélité, constance. Marguerite les surprend ; grande est sa colère ! Albert l’envoie au diable, et lui annonce qu’il va quitter ces lieux et épouser Zeïla.

MARGUERITE.

Vous l’espérez en vain, vous ne le pouvez pas !

ALBERT.

Qui m’en empêcherait ?

MARGUERITE.

    Vous même !
L’honneur qui vous retient !

LE JUIF ISSACHAR.

    Et vingt-cinq écus d’or
Qu’à son hôtesse il doit encor.

ALBERT (troublé).

Grand Dieu !

RODOLPHE.

    C’est juste, et, gage précieux,
La loi veut qu’il demeure en otage en ces lieux.

    Zeïla se désole, Albert la console, mais le temps s’envole, ah ! que devenir ! Rodolphe l’invite à prendre pour gîte son château. Vite, vite, Albert, il faut fuir. Allons, vieux juif, visage de suif, prête à ce jeune homme, une forte somme ; il t’offre en garantie sa liberté, sa vie. Il signe, es-tu content ? Oui, voilà de l’argent. — Maintenant je l’emmène ; aubergiste inhumaine ! je ne vous dois plus rien ! Viens mon amour, mon bien ! — Ah ! ça, mais, dit le comte, ce jeune gars m’affronte, il faut que je le dompte, ou je perdrai mon nom. Viens, ça, fils d’Isaac, et tire de ton sac le billet de ce drôle. Il me le faut ! — Comment ? sans gain ? — Sur ma parole, tu gagnes cent pour cent, je paie double. — C’est bon.

RODOLPHE.

Ah ! la bonne affaire
Que j’ai faite là ! (Montrant Albert.)
Ce billet, j’espère,
M’en délivrera.
Oui, par mon adresse,
J’aurai racheté
Sa jeune maîtresse
Ou sa liberté.

ISSACHAR.

Ah ! la bonne affaire
Que j’ai faite là !
Le billet prospère,
Rapporte déjà. (Regardant Rodolphe.)
Oui, sur sa tendresse
J’avais bien compté ;
J’ai par mon adresse
Un gain mérité.

    Voilà donc Albert et Zeïla libres. Nous les retrouvons au troisième acte dans la pauvre mansarde de l’étudiant. Ils travaillent l’un et l’autre ; Zeïla brode une tapisserie, Albert écrit. Ils vivent ensemble comme frère et sœur. Mais Albert, malgré les promesses les plus solennelles, ne tarde pas à parler d’amour. Zeïla épouvantée pleure et regrette sa puissance perdue, en avouant enfin toute la vérité. Albert brûle pour elle d’un amour si pur et si vrai, qu’il n’hésite pas en voyant ses larmes, à lui rendre le voile enchanté qu’il gardait sur son cœur. Zeïla, touchée de la grandeur du sacrifice, le refuse en laissant le voile aux mains d’Albert. C’est un aveu. Duo : O bonheur ! ô délire ! à peine je respire ! etc. Les deux amans au milieu de leurs transports reçoivent la visite de quelques étudians qui les entraînent sur la grande place de Cologne où se célèbre la fête des Rois. Une foule de masques, de saltimbanques, de marchands, de soldats, encombre les avenues ; Albert et Zeïla aperçoivent, au bras de Rodolphe, Marguerite superbement parée. Sans doute le comte n’a pas épousé l’aubergiste, bien que rien ne dise le contraire ; il est seulement devenu son bienfaiteur.

Chaque couple à part.

Oser tous deux paraître ici !
En public se montrer ainsi !
C’est indécent ! c’est inouï !

MARGUERITE, avec colère.

Me braver encor !

RODOLPHE, à Marguerite.

       Patience !
    N’ai-je pas notre vengeance ?
Ce billet qu’Issachar avait reçu de lui,
Il est entre mes mains !…. Il échoit aujourd’hui :
A deux heures il faut qu’il soit payé… sinon
    Il devient mon serf, mon esclave.

CONRAD, qui est près d’eux, les a entendus, et s’approche d’Albert.

Ils parlent d’un billet… C’est quelque trahison
    Que je redoute !

ALBERT.

        Et que je brave !
Je peux le payer dès ce soir,
Car j’ai sur moi la somme !
    J’ai de l’or !

    Ces derniers mots, entendus de quelques gens de mauvaise mine, seront bientôt la cause d’une catastrophe. On tire le gâteau des Rois. Zeïla a trouvé la fève, elle est reine et partage son trône avec Albert. Vivat ! vivat ! La reine boit !!! Marche des Rois. Des soldats, couverts d’une cuirasse et ayant pour arme une haste, ouvrent la marche ; suivent les principales corporations des métiers avec leurs insignes en tête ; ce sont les seules dont les députations se trouvaient à ces fêtes : les fruitiers, ayant pour insignes Adam et Eve mangeant du fruit défendu ; les brodeurs, — une vierge avec des objets de broderies ; les chaussetiers, — des figures nues avec des chausses pendues à côté d’elles ; les orfèvres, — un vase d’argent ; les serruriers, — une serrure, des clefs en sautoir ; les armuriers, — un heaume posé sur un bouclier, avec dague et écusson armoirié ; les selliers, — une selle de bataille ; les poissoniers, — la roue de sainte Catherine avec des poissons ; les mariniers, — un vaisseau. Des soldats ferment la marche des corporations. Viennent ensuite les docteurs et professeurs de la ville ; puis les pèlerins et les naufragés qu’un vœu attachait à cette procession ; après eux marchent les hallebardiers. Entrent les trois rois Mages ; une troupe d’esclaves noirs ; des grands seigneurs ; des étudians, des grisettes ; puis trois hippogryphes et une foule d’autres monstres bizarres ; et enfin Bacchus, Ariane et Silène sur un char traîné par des satyres. Au milieu de ce tumulte, des voleurs s’approchant d’Albert, coupent les cordons de sa bourse et la lui enlèvent. Aussitôt Rodolphe vient réclamer ses vingt-cinq écus. Albert, pour les lui donner, porte la main à sa bourse, et ne la trouvant pas, s’écrie :

« O ciel ! je ne l’ai plus ; ah ! ma raison s’égare ! »

et tombe évanoui. Marguerite, à cet aspect, sent son amour renaître, s’approche, entr’ouvre le pourpoint du malheureux Albert pour lui donner de l’air, aperçoit le voile qu’il a caché sur son cœur, et s’en empare. Albert revient à lui ; Rodolphe, à la tête de plusieurs hommes d’armes, veut le faire arrêter ; aux cris d’Albert, vingt étudians s’élancent pour le défendre ; on s’arme d’épées, de haches, de poignards ; et au moment où Rodolphe allait être frappé par Albert, Zeïla cependant, s’élançant entre eux, reçoit le coup d’épée destiné à son persécuteur. Rage, désespoir d’Albert ; la pauvre jeune fille est tombée mourante, son sang coule. Albert n’a plus qu’un moyen pour préserver ses jours, c’est de lui rendre le voile enchanté :

« A toi, déesse, une vie éternelle !…..
    » Tiens, prends ! »

    Cherchant le voile dans son sein et ne le trouvant pas :

« Grands dieux ! je ne l’ai plus ! Ah ! ma raison s’égare ! »

    Zeïla est retombée évanouie ; Rodolphe ordonne à ses gens de l’emporter et de la secourir, pendant que les gardes entraînent Albert. Le peuple, les étudians sortent en désordre.

    Acte quatrième. — Ce château gothique est celui du comte Rodolphe, où languit dans un cachot le pauvre étudiant. Marguerite, qui l’aime encore, a gagné ses geôliers, et va le faire échapper ; mais la physionomie et la démarche d’Albert annoncent l’égarement de sa raison. En effet, quand Marguerite veut le faire sortir, il la méconnaît et refuse de la suivre.

Mon esclave !… (dit Rodolphe apercevant Albert) qui donc osa briser ses fers ?

MARGUERITE.

    Hélas ! Il ne pourrait le dire !
Peut-être dans le lac et du haut de la tour
Il s’est précipité, dans son affreux délire !
Car il n’a plus sa raison !

RODOLPHE.

    Qu’est-ce à dire ?
Un fou !… Tant mieux ! On prétend qu’à leur cour
Et princes et seigneurs en ont un !

D’AUTRES SEIGNEURS.

        C’est l’usage !

RODOLPHE.

    Je prends celui-ci pour le mien !
Alors qu’il était sage il n’était bon à rien,
Et de nous divertir il aura l’avantage.
    A table, amis ! A table !

    Les convives boivent à leurs maîtresses : « Buvez à vos bassesses, s’écrie Albert, vous boirez plus long-temps ! » Ils veulent lui imposer silence, mais il continue à crier anathème sur eux, et Rodolphe en fureur va lui briser le crâne d’un coup de masse d’armes quand Zeïla accourant arrête son bras. Stupéfaction d’Albert qui revient à la raison, mais dont le cœur se déchire en apprenant que, pour sauver sa vie, Zeïla consent à épouser Rodolphe. Un moyen resterait de la lui enlever si le voile n’était perdu. Ah ! le voile ! le voile ! Marguerite qui ne voit pas d’inconvénient cette fois à contenter Albert en écartant à tout jamais une rivale, se mêle aux femmes qui parent la fiancée pour aller à l’autel, et attache la talisman sur la tête de Zeïla qui le reconnaît avec transport, et s’élève dans les airs au moment où Rodolphe s’avance pour lui donner la main. Tous les assistans, effrayés de ce prodige, tombent à genoux.

LE CHŒUR.

        O merveille inouïe !

ALBERT (seul, debout et tendant les bras vers Zeïla).

Ange des cieux, vole vers ta patrie.

    Au cinquième acte, Zeïla, redevenue fée, s’ennuie énormément dans le ciel. Cependant la reine des fées, pour la consoler, a promis d’exaucer le premier souhait qu’elle formerait. Zeïla demande à retourner sur la terre. Aussitôt, sur un geste de la reine, les nuages s’entr’ouvrent. Zeïla descend des cieux. On la voit passer rapidement à travers les nuages qui, diversement colorés par le soleil, changent successivement d’aspect ; bientôt apparaît la terre : d’abord le sommet des montagnes, puis les grands édifices, les villes, la maison, et enfin la chambre qu’habitait Albert au troisième acte. Albert seul, et livré au désespoir, va mettre fin à ses jours….. il lève les yeux et voit sur un nuage Zeïla qui descend vers lui en lui tendant les bras. Il s’y précipite et la toile tombe.

    La musique de M. Auber semble avoir été écrite dans une de ces époques de fatigue où se sont trouvés les plus grands artistes, et pendant lesquelles leur imagination se refuse à créer rien de saillant et de neuf. La grande habitude de la scène, acquise depuis si long-temps au célèbre auteur de la Muette ne lui a pas fait défaut ; tout dans cette partition est coordonné avec autant d’esprit que de goût, les qualités des chanteurs sont bien mises en lumière, et leurs défauts habilement dissimulés. Mais les mélodies semblent plus rares dans le nouvel opéra, les réminiscences plus fréquentes, les efforts de l’orchestre plus violens et plus continus, et les récitatifs plus négligés que dans la plupart des productions antérieures de M. Auber. On a cependant remarqué et justement applaudi, au second acte, la romance de Zeïla :

La nuit et l’orage
Ont égaré mes pas !

dont la ritournelle mineure rappelle trop fidèlement le motif de la Romanesca, mais dont le chant a beaucoup de simplicité et de naturel. Au troisième acte, le duo entre Albert et Zeïla : « Asile modeste et tranquille » dont la stretta : « O bonheur, ô délire » pleine d’ivresse amoureuse, a vivement ému l’auditoire ; les couplets d’Albert dans le même acte :

C’est le sort seul qui te donne
Sceptre d’or et nouveau trône,

qui contiennent à la fin de chaque strophe une modulation par laquelle le ton principal est ramené avec le plus grand bonheur. Plusieurs passages fort dramatiques de la scène de folie au quatrième. Le thème de la cavatine d’Albert au début de cette scène, me paraît, je l’avoue, d’autant moins satisfaisant, que la poésie en est plus élevée et plus gracieuse :

Quand viendra la déesse, au bord du lac s’asseoir,
Livrant ses beaux cheveux à la brise du soir ;
Et contemplant ses traits dans la plaine azurée !
Oh ! les heureux instans ! Oh ! la belle soirée !

    Il était important cependant de ne pas manquer le thème de ce morceau ; car le mouvement du drame le ramène souvent et toujours de la manière la plus propre à le faire avantageusement ressortir. En revanche, l’idée de n’avoir fait entendre dans le lointain qu’un unisson de voix de femmes long-temps soutenu, quand Zeïla entend approcher ses compagnes, me paraît excellente autant que nouvelle. Cette note unique, dont les vibrations se perdent et s’affaiblissent peu à peu, frappe l’imagination qu’elle fait rêver par sa douceur étrange et mystérieuse. Pourquoi M. Auber, dans les autres chants des fées invisibles, a-t-il cru devoir entrer dans notre système ordinaire d’harmonies plaquées et quitter l’unisson qui lui avait si bien réussi la première fois ? Je ne sais, mais il est certain que le prestige et l’illusion cessent à l’instant où les sons graves des contralti se font entendre, et que l’on pense tout de suite, en écoutant ces accords, non pas à une musique de fées, mais tout simplement à un cantique chanté dans une église. Je ne conçois pas non plus pourquoi, au dernier acte, dans le concert qu’exécutent les fées dans le ciel autour de Zeïla endormie, l’ophicléide vient mêler tout seul sa voix monstrueuse à l’accompagnement des harpes. Il est impossible de n’être pas choqué d’une pareille disparate. Cet horrible instrument est là tout aussi déplacé que pourrait l’être un hippopotame dans une volière pleine d’oiseaux de paradis.

    Mlle Nau a été charmante d’un bout à l’autre du rôle de Zeïla. La délicatesse de ses traits, l’aspect gracieux de toute sa personne, le timbre clair et cristallin de sa voix en font la plus jolie petite fée qu’on puisse voir et entendre ; je dirai même que Mlle Nau est la seule cantatrice connue à qui un rôle pareil convienne de tout point. Sans doute M. Scribe aura cherché à mettre dans leur jour tant de qualités précieuses qui, faute d’emploi, étaient jusqu’à présent restées plus ou moins dans l’ombre, et, en homme de tact et d’esprit, il a choisi précisément le caractère qui les résume toutes en excluant en outre toutes celles que Mlle Nau ne possède pas. Mlle Nau est le type de la fée déchue et abandonnée, comme Lavasseur est celui du damné Bertram, comme Dérivis père était celui d’Œdipe, comme Mme Branchu fut celui d’Alceste, comme ce pauvre Adolphe Nourrit serait encore, s’il eût pu le vouloir, celui de Pylade et de Polynice. Il y a quelques mois à peine on pouvait reprocher à Mlle Nau de chanter trop haut fort souvent ; ses intonations aujourd’hui sont de la plus grande justesse, et ses notes aiguës ont repris toute leur pureté, qui avait un instant paru sur le point de se perdre ou de s’altérer. C’est un grand bonheur pour elle d’avoir rencontré un tel rôle ; c’en est un aussi pour les auteurs du nouvel opéra d’avoir trouvé Mlle Nau pour le faire si bien valoir.

    Duprez a supérieurement rendu la scène de folie comme acteur et comme chanteur. Il a eu surtout d’admirables accens dans son exclamation ironique : « Buvez à vos crimes, vous boirez plus long-temps ! » et des gestes de satisfaction puérile en voyant la colère des seigneurs, dont la vérité a saisi le public en masse. Ceci est de l’art, et du grand art. Mais ce qui s’en éloigne, ce sont ces éclats de voix énormes dans des situations où l’accent naturel autant que les convenances scéniques comporteraient au contraire le chant le plus contenu et le plus doux ; ce sont ces efforts terribles qui font mal à la poitrine du spectateur et ne charment guère l’oreille de l’auditeur ; ce sont ces notes de têtes fêlées et tremblantes, ce sont enfin toutes les conséquences de la fatigue et du dépérissement de la voix de Duprez. Ce qu’il rend incontestablement le mieux aujourd’hui, comme à son beau temps, ce sont les élans de passion tendre, l’enthousiasme de l’amour. Ainsi a-t-il été extrêmement beau dans le duo : O bonheur ! ô délire ! surtout aux derniers vers :

Tu m’aimes, oui tu m’aimes ;
Je suis l’égal des dieux !

    Mme Stoltz s’est acquitté avec dévouement et conscience d’un rôle évidemment au dessous de son talent. Cette aubergiste jalouse, qui se fait entretenir par un grand-seigneur qu’elle n’aime point, est un caractère disgracieux, pour lequel la partie musicale du rôle n’offre pas de compensation suffisante. L’air qu’elle chante au second acte,

« Arrêtez-vous à notre porte. »

bien écrit pour les notes sonores du médium de cette admirable voix n’offre cependant qu’un très médiocre intérêt, et ne pouvait attirer l’attention sur la cantatrice. Il n’y a pour elle dans tout le reste que des morceaux d’ensemble et des récitatifs peu saillans. J’en dirai autant de Levasseur, malgré son grand air : Sonne, sonne, bon piqueur, qui le fatigue beaucoup par la multitude et la persistance des notes hautes.

    Mme A. Dupont s’est fait applaudir pour sa verve et sa grâce piquante dans le pas qu’elle danse avec Mlle Noblet : la grâce et la légèreté de Mlle Maria ont donné de l’intérêt à un pas d’ailleurs assez insignifiant. Tout le reste du ballet est prodigieusement ennuyeux. Il y a au troisième acte une décoration fort belle, dont les connaisseurs cependant critiquent le coloris. J’ai été tout ému en la voyant, à cause de la cathédrale de Cologne qu’elle représente, et qui m’a rappelé le jeune Beethoven allant y toucher de l’orgue et rêver aux grands poëmes dont il a illuminé son siècle, et pour lesquels son siècle ne lui a donné qu’un convoi tumultueux, une tombe plus que modeste, force injures et la misère.

    Beethoven me ramène naturellement à l’une de ses compatriotes, Mlle Clara Wieck, virtuose du plus beau talent. Cette grande pianiste va donner bientôt un concert dans lequel elle exécutera un caprice fort original de sa composition, que nous avons entendu à la dernière séance de la Gazette musicale, une fantaisie de Thalberg, et le Roi des Aulnes, de Schubert, si ingénieusement arrangé pour le piano par Liszt.

    M. Wolfram, première flûte du grand-duc de Bade, doit aussi nous faire connaître son talent, qu’on dit fort remarquable, dans une soirée qui aura lieu jeudi prochain dans les salons de M. Richter, boulevard Poissonnière, n° 4. Mlle Marx, la jeune cantatrice allemande dont nous avons parlé dernièrement, y chantera la sublime scène du Freischütz que j’ai vu mettre en lambeaux deux fois ces jours-ci d’une si déplorable manière. Quand on ne sait exprimer ni la rêverie, ni la joie délirante, ni la candeur virginale, ni les tourmens de l’attente, ni l’ivresse du grand amour poétique, et quand, de plus, on se permet d’ajouter à des mélodies dignes du ciel de ridicules ornemens, détestables dans tous les styles et dans toutes les écoles, on chante des cavatines de pacotille et on laisse-là Weber, Beethoven, Gluck et Mozart.

    Mais brisons-là car je sens mon cœur se gonfler et mon front rougir en songeant que le génie peut être à chaque instant outragé de la sorte, sous les yeux d’un public idiot qui sifflera impitoyablement une malheureuse cantatrice pour un son faux, pour un accident du larynx, et qui l’applaudira à tout rompre si, en chantant à peu près juste, elle éteint une inspiration brûlante, si elle rend inintelligible une heureuse saillie, si elle fait enfin d’un chef-d’œuvre digne d’être adoré à genoux une platitude aussi sotte que vulgaire.

    Je ne finirai pas sans annoncer encore le concert de MM. Artôt et Doëhler, ces réaliseurs de prodiges sur le violon et le piano. Il aura lieu le 11 de ce mois à l’Opéra-Comique.

H. BERLIOZ.   

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 septembre 2015.

© Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.

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