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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 22 JANVIER 1839 [p. 1-3]

THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.

Première représentation de la Mantille, opéra-comique en un acte, de MM. Planard et Defontaine, musique de M. Bordèze. — Régine, opéra-comique en deux actes, de MM. Scribe et Adam. — Concerts. — Musique religieuse.

    Il s’agit encore cette fois d’un mari jaloux, espagnol et bourru, que ses fonctions d’alcade obligent souvent à laisser seule sa femme. En pareil cas, Mme Torribio (c’est le nom de la malheureuse) est enfermée dans un couvent jusqu’au retour de son seigneur et maître. L’époux soupçonneux a d’ailleurs un espion qui fait sentinelle nuit et jour auprès du couvent, et doit l’avertir des moindres démarches de la récluse. Or il advient que Mme Torribio se voit forcée d’aller à Madrid pour tirer un sien frère des embarras qu’un duel vient de lui susciter. La curiosité, l’occasion, quelque diable aussi la poussant, elle se permet d’aller seule par la ville un peu plus long-temps peut-être que la prudence ne l’eût conseillé. Un jeune bachelier la voit, et, sur la foi d’une taille bien prise, car un masque de velours lui dérobe ses traits, en devient éperdument épris. Voilà notre amoureux qui ne quitte plus les traces de son idole ; il arrive au couvent où Mme Torribio est bien vite venue se renfermer après sa petite escapade. La malheur veut que le jaloux alcade revienne de sa tournée officielle précisément le même jour, et les soupçons qu’excite dans cette âme castillane la présence du jeune homme à l’aspect sentimental seraient suivis d’une prompte vengeance, si la sœur de Mme Torribio, qui habite avec elle ce triste couvent, ne retrouvait fort à propos dans le jeune bachelier, celui qui sut toucher son cœur, et qu’elle aime sans le connaître. Dès lors substitution de personne ; on persuade aisément à l’amoureux que c’est la jeune pensionnaire qu’il a suivie avec tant d’ardeur dans les rues de Madrid ; Mme Torribio, qui au fond n’était coupable que d’un peu d’imprudence et de coquetterie, s’empresse de lui donner sa sœur, à la grande satisfaction du jaloux alcade, dont la méfiance et les rapports de ses argus ne lui apprennent rien de plus que ce qu’on veut bien lui laisser savoir. Une mantille verte portée alternativement par les deux sœurs dans cet imbroglio, a motivé la titre de la pièce.

    La partition de la Mantille est le premier début au théâtre d’un jeune compositeur italien dont le nom jusqu’à ce jour était demeuré inconnu au public parisien. Son coup d’essai a été heureux, et il mérite l’accueil qu’on lui a fait. On voit bien que la manière du jeune maître n’est pas encore tout à fait arrêtée ; il tâtonne de temps en temps, attiré hors de sa route par des exemples qu’il imite sans s’en douter ; mais en somme il faut lui rendre cette justice, que sa mélodie se rapproche beaucoup plus de la mélodie décente et noble, que de celle qui réussit par les défauts contraires ; il n’a même que fort peu de ces minauderies de chant dont il est presque impossible aux Italiens modernes de se défaire complètement. Il chante d’une façon simple et naturelle. La forme de ses accompagnemens est peu variée et n’offre rien de bien saillant, mais l’orchestre au moins ne prend jamais hors de propos des allures de matamore, et les trombonnes ne viennent pas hurler, sans rime ni raison, pendant que sur la scène on chante une romance ou un duo d’amour. L’ouverture de la Mantille a de l’éclat et de la verve : si elle ne produit pas plus d’effet, je crois que l’auteur doit s’en prendre aux morcellemens continuels qu’il a fait subir à sa pensée. Les changemens de mouvement et de mesure y sont tellement fréquens que l’intérêt, ainsi brisé ou détourné de son cours à chaque instant, ne peut se soutenir jusqu’au bout. En un mot, cette ouverture, avec d’excellentes qualités, manque de celle qui les ferait valoir toutes : l’unité. Le succès de la Mantille n’a pas été douteux un instant. Mme Jenny-Colon a été charmante dans le rôle de la jeune pensionnaire ; elle a surtout mis beaucoup de finesse et de grâce dans la scène de rendez-vous qui précéde le dénouement.

    A peine l’ouvrage de M. Bordèze avait-il fait son apparition au Théâtre de la Bourse, que MM. Scribe et Adam, les deux infatigables champions, s’y sont présentés de nouveau. J’ai tort d’employer à leur égard cette expression qui implique l’idée de combats et de dangers ; car ces auteurs, habitués qu’ils sont à fasciner leur public, n’ont jamais à soutenir avec lui de lutte sérieuse. Régine, opéra en deux actes, a donc complètement réussi. Franchement cette fois il était difficile qu’il en fût autrement ; car la pièce est, sinon d’une grande nouveauté, au moins fort spirituellement conçue et d’un vif intérêt.

    Régine de Volberg est la fille d’un émigré que la tourmente révolutionnaire tient éloigné de la France. Son frère, poursuivi par les républicains, est sur le point de leur échapper ; il va sous un déguisement s’embarquer pour l’Angleterre, mais Régine veut le voir et l’embrasser une fois encore avant une séparation qui peut être éternelle. Un rendez-vous est pris pour la nuit prochaine, quand M. Sauvageon, maire de la ville de Dunkerque, où se passe l’action du premier acte, vient tout déranger et replonger Mlle de Volberg dans les plus cruelles perplexités. Un représentant du peuple est arrivé à Dunkerque ; M. Sauvageon, bon patriote autant que bon admirateur de son bien, veut obtenir de lui la fourniture des draps nécessaires à l’habillement de l’armée, de cette pauvre armée nue comme un ver, mais qui ne tremblait pas même de froid. En conséquence, le brave maire, marchand de drap, pour se mettre tout-à-fait dans les bonnes grâces du terrible pro-consul, imagine de lui donner un bal dont la commune fera les frais, et pour lequel les vastes appartemens du château de Volberg seront mis en réquisition. Régine, tremblante, ne peut se refuser à l’honneur d’accueillir chez elle un pareil hôte. Que faire cependant pour éloigner de son frère ce nouveau danger ? Mlle de Volberg, obligée de paraître au bal, ne pourra recevoir le fugitif ; c’est Toinette, la suivante, qui l’attendra dans l’appartement de sa jeune maîtresse, lui ouvrira une porte secrète, préparera son souper et viendra instruire Régine de son arrivée.

    Le bal commence, la musique d’un régiment d’infanterie entré le jour même à Dunkerque excite les danseurs ; Toinette attend, quand un coup frappé à la porte secrète vient la faire tressaillir. C’est le jeune comte de Volberg, il n’y a pas de doute. Elle ouvre, un jeune soldat se présente ; vite la soubrette lui montre le couvert mis pour lui auprès du feu, lui indique la Chambre où Mlle de Volberg viendra le trouver au milieu de la nuit, éteint les lumières, et court avertir sa maîtresse. Régine quitte le bal toute émue, s’élance dans le salon obscur où notre héros était resté stupéfait d’un pareil accueil, l’embrasse tendrement et lui promet de venir le rejoindre aussitôt que la retraite de ses hôtes le lui permettra. Le soldat se croit le jouet d’un rêve. Il n’est autre en effet qu’un sergent d’infanterie que son billet de logement envoyait au château de Volberg. Régine n’est pas quitte à si bon marché qu’elle l’avait espéré des embarras que lui cause M. le maire. Le représentant du peuple s’est bien retiré, mais non le peuple lui-même qui trouve fort comfortables les salons de la ci-devant. En conséquence, le bal terminé, on passe dans un autre appartement, où l’idée vient à l’assemblée de faire chanter Régine. Au second couplet de sa chanson, au moment où le refrain ramène ce mot : Ecoutez ! le bruit de la chute d’un meuble dans la chambre de Régine attire l’attention de l’auditoire.

    On entre, on découvre le jeune soldat, Régine reconnaît que ce n’est pas son frère ; le maire, enchanté d’une pareille capture, croit au contraire que c’est le comte de Volberg ; le sergent, qui s’imagine être en bonne fortune, n’a garde de déclarer la vérité, et faisant un signe d’intelligence à Mlle de Volberg : Puisque je suis découvert, dit-il, je ne puis compromettre Madame plus long-temps, je suis son mari ! — Je n’en crois rien, répond le maire ; d’ailleurs si vous n’êtes pas son frère et que vous ayez réellement épousé la citoyenne, aucune loi ne défendant de répéter la cérémonie du mariage, je vais, s’il vous plaît, pour l’acquit de ma conscience, vous marier encore une fois à l’instant même. Régine rassurée par quelques mots de Roger le sergent, signe le contrat, et chacun sort en chantant :

Allons, allons, retirons-nons,
Et laissons ces heureux époux.

    Au second acte nous retrouvons Régine en Autriche, dans le château de sa tante, émigrée qui n’a pas voulu rentrer en France et qui professe le plus profond mépris pour ce M. Bonaparte, qui gagne des batailles contre toutes les règles, et sans savoir ce qu’il fait. Roger qui, cinq ans auparavant, n’a profité du titre d’époux de Mlle de Volberg que pour la protéger contre les fureurs populaires et l’aider à rejoindre sa famille, Roger, blessé gravement à Marengo, a écrit une fois à Régine. La lettre est tombée entre les mains de la vieille tante, qui n’a rien eu de plus pressé que d’envoyer en réponse au pauvre soldat deux cents louis et deux pages d’impertinences. Depuis lors on n’en a plus entendu parler. Il est question à cette heure d’un riche mariage pour Régine ; elle va épouser le baron de Lovensteim, ou de quelque autre chose en eim, bien qu’on puisse remarquer en elle fort peu d’empressement à contracter cette haute alliance. Mais quelle nouvelle ! Cet étourdi de Bonaparte, par une de ces extravagances auxquelles il ne cesse de se livrer, vient encore de déjouer les plans profondément mûris des généraux autrichiens ; il a culbuté leur armée et le voilà aux portes de Vienne. Le château qu’habite Régine est envahi, un jeune colonel, aide-de-camp de l’empereur, vient s’y installer ; c’est Roger qu’on avait cru mort, et dont la gloire, au contraire, a fait un de ses favoris. Notre ancienne connaissance Sauvageon a si bien habillé l’armée française que ses fournitures lui ont valu un petit bénéfice de six millions. Napoléon a fini cependant par trouver quelques irrégularités dans les comptes de son fournisseur ; il vient, en conséquence, de le condamner à être fusillé ou à donner sa fille, avec deux millions de dot, au colonel Roger. L’empereur trouve convenable ce moyen de faire la fortune de son brave aide-de-camp. Malheureusement Roger ne reçoit pas comme Sauvageon s’y attendait une pareille proposition. « Je ne puis accepter vos offres, par une bonne raison, c’est que je suis marié ! — Bah ! pas possible ! — Oui, marié ; et, qui plus est, marié par vous, M. Sauvageon, ex-maire de Dunkerque ! — Ah ! mon Dieu ! je vous reconnais ! Ce petit sergent ! Mlle de Volberg ! Mais ce mariage est nul, complètement nul ; il y a eu contrainte. Le divorce d’ailleurs peut vous rendre aisément la liberté. » Vains efforts, Sauvageon sera fusillé. Régine et sa tante paraissent. Roger, qui ne connaît pas le véritable auteur de la lettre offensante qu’il a reçue, et qui accuse Régine de cette révoltante ingratitude, accueille très froidement Mlle de Volberg. La tante n’a donc pas de peine à lui faire signer une demande de divorce, que Régine, piquée de la froideur de Roger, signe à son tour. Le malheureux fournisseur n’est pas au bout de ses peines. Malgré l’acte signé par le jeune colonel, et qui va le rendre libre, celui-ci persiste dans son refus d’épouser Mlle Sauvageon. « Au moins, dit-il, écrivez à l’empereur que c’est vous qui refusez ma fille ; j’irai me jeter encore à ses pieds et peut-être consentira-t-il me faire la grâce de donner ma fille et ma fortune à quelque autre officier. » Roger écrit ; mais l’empereur a déjà changé d’idée : il vaut mieux que ses braves s’allient à l’ancienne noblesse française et il trouve plus à propos de faire épouser à Roger, qu’il nomme général et comte de l’Empire, la fille du duc de Volberg. La chose est facile, car les deux amans viennent d’avoir une explication. Régine n’est pas l’auteur de la lettre qui a tant outragé Roger et dont elle ignorait l’existence. Régine a toujours aimé son brave et noble protecteur ; Régine en est aimée, et dans sa joie elle tire de son sein la demande de divorce signée de leurs deux noms, et la brûle à la flamme d’une bougie. Ils demeurent donc bien et dûment mariés et sans contrainte cette fois, malgré les cris de la vieille tante qui proteste contre une pareille mésalliance. Sans doute l’empereur aura fait grâce à ce pauvre Sauvageon, car à la fin de la pièce nous le voyons plein de joie chanter comme au final du premier acte :

Allons, allons, retirons-nous,
Et laissons ces heureux époux.

    Je m’aperçois seulement à présent qu’il y a par-ci par-là quelques invraisemblances assez fortes dans cette pièce mais, ma foi, honni soit qui y regarderait de si près ! M. Scribe a le droit de dire : — Ce petit drame vous a-t-il amusé ? — Oui. — Vous a-t-il intéressé ? Oui. — Vous a-t-il ému ? — Oui. — Eh bien ! ce petit drame est excellent ; et puisque vous ne vous êtes seulement pas aperçu à la représentation de ces prétendues invraisemblances, vous auriez mauvaise grâce de me les reprocher.

    Il y a de fort jolies choses dans la partition de M. Adam. Cela chante, babille, sourit avec un laisser-aller qui n’est pas sans charme. L’originalité n’est pas ce dont le compositeur s’est préoccupé le plus ; mais au moins n’y a-t-il guère dans Régine de ces tournures de phrases qu’il est toujours triste d’avoir à signaler dans l’œuvre d’un homme de talent. Les couplets de Henri Sauvageon, J’ai peur, ont été applaudis plutôt pour la manière à la fois naturelle et adroite avec laquelle M. Adam a su faire valoir les paroles, que pour l’intérêt purement musical du morceau. L’air que Mlle Rossi chante un peu avant le final du premier acte a été applaudi pour lui-même au contraire, bien qu’il rappelle un peu trop par sa coupe et l’ensemble de sa physionomie une chanson aujourd’hui populaire du Concert à la Cour de M. Auber. Le final qui suit m’a paru très bien fait, habilement conduit et d’un effet très agréable autant que dramatique. Nous citerons au second acte un quatuor, un duo, et un cantabile auquel un accompagnement continu de violoncelle prête beaucoup de charme et de mélancolie. Il n’y a pas d’ouverture, ou, pour mieux dire, il n’y en a que la moitié d’une. On dirait que le compositeur a commencé avec l’intention d’écrire un morceau complet avec tous ses développemens, et que, s’arrêtant par paresse au milieu de son travail, il s’est borné à une assez pâle introduction.

    Roger et Henri se sont bien acquittés, l’un du rôle qui porte son nom, l’autre de celui du tremblant fournisseur. Mlle Bertaut est une gentille soubrette ; quant à Mlle Rossi, il y a des parties dans son chant qui décèlent des études bien dirigées : je lui reprocherai seulement d’avoir adopté, pour terminer ses phrases, cet affreux lieu commun qui substitue un accent forcé à la désinence naturelle de la période, et qui, appliqué de la sorte à propos de rien, donne à un chant, auparavant simple et gracieux, l’air d’une caricature de 1’accent tragique, en faisant d’ailleurs tomber hors de saison dans la force des sons qui devraient au contraire aller toujours en s’adoucissant. C’est là ce qu’on peut appeler le poncif sentimental ; nous avions déjà le poncif jovial : l’un est aussi odieux que l’autre et également destructif de toute véritable expression.

    A propos d’expression, je citerai un vrai prodige que nous avons entendu dernièrement au premier concert de la Gazette Musicale : c’est l’Adélaïde, de Beethoven, chantée par Rubini. Disons d’abord que cette cantate, avec son simple acompagnement de piano, est la plus admirable peinture de cet amour triste et maladif dont Goëthe a donné les types célèbres dans Werther et Mignon. Il n’y a là-dedans ni traits, ni vocalisations d’aucune espèce, ni rien de ce que les chanteurs italiens préfèrent à tout, au grand désespoir des vrais amis de l’art. Cependant Rubini, le premier des vocalistes connus, a dit cette touchante élégie avec tant de simplicité, tant d’âme et une émotion si communicative qu’à sa dernière exclamation : Adélaïde… l’auditoire ravi a redemandé le morceau, et que le virtuose s’est vu obligé de le redire en entier malgré sa grande étendue. Ce concert du reste a été fort beau, et cela se conçoit ; le programme n’annoncait que de la musique de Beethoven, airs, cantates, trios, quatuors, exécutés par Rubini, Mme Dorus-Gras, MM. Panofka, Tilmant frères, Claudel et Rosenhaim ; c’était là un concert !

    Au reste, le mois dernier nous a fourni plus d’une occasion d’entendre de la véritable musique. M. Dietch [sic pour Dietsch] d’abord, cet excellent professeur formé dans les classes de Choron par l’étude et l’enseignement des meilleures productions de toutes les écoles, M. Dietch a fait exécuter à Saint-Eustache une grand’messe solennelle tout-à-fait digne de l’illustre maître à qui elle est dédiée, M. Meyerbeer. Les chœurs et l’orchestre formaient une masse imposante dont l’ensemble n’a rien laissé à desirer. Cette messe, écrite dans le style moderne par un homme qui possède à fond toutes les ressources du style ancien, contient des morceaux d’une grande beauté, et son aspect général est celui d’une œuvre riche et puissante. Le sens des paroles sacrées y est toujours respectueusement interprété par le musicien. Nous avons cependant trouvé que la péroraison de l’Et iterum contenait quelques uns de ces enchaînemens bruyans de cadences parfaites qu’on prétend appartenir spécialement au genre théâtral, mais que nous nous permettons de trouver aussi détestables au théâtre qu’à l’église et que partout ailleurs. C’est un instant de fatigue pendant lequel M. Dietch, entraîné par l’exemple, se sera laissé glisser dans l’ornière commune. La plus belle partie, selon nous, de cette grande composition est une double fugue, vocale et instrumentale, d’un effet brillant et majestueux.

    La fugue vocale ne roulant que sur des notes assez longues, et par conséquent sur de larges accords, la fugue instrumentale formée de thèmes et de dessins plus rapides et plus compliqués, se détache clairement sur le fond harmonique du chœur, et au lieu du brutal et risible charivari qui résulte presque toujours de pareilles combinaisons, dans les trois quarts et demi des messes de la plupart des compositeurs, on n’aperçoit qu’un fort beau tissu musical dont les couleurs chatoient comme un vitrail de cathédrale, et dont la splendeur s’allie à merveille aux pompes religieuses du culte catholique. Une œuvre pareille place son auteur très haut dans la hiérarchie musicale ; les suffrages sérieux qu’elle a valus à M. Dietch doivent lui en donner la conviction.

    M. Schneitzoeffer, l’habile et consciencieux chef du chant de l’Opéra à qui l’on doit la musique du ballet de la Sylphide, a fait entendre plus tard, au Conservatoire, diverses compositions inédites parmi lesquelles on a distingué une symphonie pleine de cette verve juvénile qui n’est pas toujours le partage de la jeunesse, et que Gluck à soixante-dix ans possédait au plus haut degré. L’adagio surtout est un modèle de grâce et d’originalité ; aussi a-t-il été accueilli par les plus vifs applaudissemens.

    Cette symphonie, d’après le programme, est écrite pour deux orchestres ; mais soit par la mauvaise distribution des masses d’exécutans, soit par une autre cause qui tient peut-être à la composition elle-même, cette disposition particulière de la partition n’est qu’à peine perceptible, et en tout cas il n’en résulte aucun effet particulier. Duprez a chanté une scène du Tasse, de sa composition, que le public a assez froidement reçue.

    Massart, le délicieux violon qui a si bien conservé les traditions de l’Ecole de Kreutzer, a fait le plus grand plaisir ; mais en historien fidèle nous devons dire que les honneurs de la séance ont été pour Mme Gras dont l’exécution étincelante a excité, dans un air du Cheval de Bronze, de véritables transports.

    Ce n’est pas tout ce que nous avons à enregistrer parmi nos impressions musicales du mois qui vient de s’écouler. Il faut parler encore d’un magnifique trio de piano de M. Reber, celui de tous les jeunes compositeurs qui paraît le plus éminemment doué de la faculté d’inventer et de la science propre à régler la mise en œuvre. M. Reber, il nous est impossible d’en douter, sera une des gloires de la musique future. Grand, très grand harmoniste ; mélodiste naïf et original ; esprit totalement dégagé de préjugés, observateur, méditatif ; il possède la plupart des qualités qu’on exige du compositeur dans les hautes régions de l’art. Il a déjà produit plusieurs quatuors et deux autres trios pour lesquels aucun parallèle ne nous paraît redoutable. On peut juger des sympathies qu’il excite par l’empressement d’une foule de jeunes hommes intelligens, artistes ou lettrés, à se porter partout où l’on espère entendre ses ouvrages. En pareil cas les appartemens de MM. Seghers ou Batta, ses habiles interprètes, ne ressemblent guère à la maison de Socrate ; il y a surabondance de vrais amis, ou tout au moins d’admirateurs sincères.

    N’oublions pas de signaler au public parisien un violon de la grande école, M. Artot, dont le jeu tout à fait original et d’une énergie brûlante fera certainement sensation cet hiver. Comme ces jeunes virtuoses nous font vieux, nous autres musiciens de trente-cinq ans ! Je me rappelle l’époque où le petit Artot, page de la chapelle royale, chantait aux Tuileries dans les oratorios de Lesueur. L’enfant remporte un premier prix de violon, quitte Paris, disparaît pendant dix ans, et nous revient artiste consommé, chargé des présens de la cour de Russie, des couronnes de l’Allemage, riche et sur le point d’être prophète chez lui. Voilà bien des talens nouveaux, sans compter les deux Baermann père et fils, dont les clarinettes chantent comme chantaient naguère la Pisaroni et la Pasta ; sans compter de Candia dont les débuts dans Robert-le-Diable ont été si brillans. Nous ne sommes ni aussi riches ni aussi heureux en fait de publications nouvelles. Il faut pourtant désigner parmi les plus utiles celle de l’Album des Pensions de M. Kastner. Ce recueil de chants à trois voix égales, composés sur des poésies morales et religieuses de Victor Hugo, Lamartine, J.-B. Rousseau, etc., comble une lacune qui se faisait sentir depuis long-temps dans les diverses institutions et pensionnats où l’on enseigne la musique vocale. Les élèves trouveront un plaisir réel à l’étude de ces petits chœurs sans accompagnement, dont plusieurs, tels que « Sonne, sonne » et « En selle » ont une charmante physionomie. M. Kastner a en outre publié, pour faire suite à son grand traité d’instrumentation, le meilleur que nous possédions, une série de méthodes élémentaires où la pratique de chaque instrument est enseignée avec des détails aussi précieux pour les compositeurs que pour les exécutans.

    On parle de remonter, à l’un des prochains concerts du Conservatoire, la scène de l’oracle du premier acte d’Alceste ; le grand prêtre serait chanté par Alizard. Ce sera pour bien des gens un rare bonheur d’entendre ce chef d’œuvre dignement rendu. On sait avec quelle intelligence du grand style antique ce jeune chanteur a exécuté dans un concert récent le fameux air : Caron t’appelle ! qui a fait frissonner la salle entière de terreur et d’admiration. Mme Stoltz, chargée du rôle écrasant d’Alceste, dans cette scène inouïe de l’entrée aux enfers, a montré tout ce qu’on peut attendre aujourd’hui et de sa voix d’une immense étendue, et de son sentiment musical d’un lyrisme très prononcé. Elle a admirablement fait ressortir les nuances d’accablement, de tristesse, d’épouvante et d’enthousiasme, dont se compose cette création de Gluck, la plus sublime, à mon avis, qui ait jamais été offerte à l’admiration sur aucun théâtre du monde. La scène de l’évanouissement surtout, tirée de l’Alceste italienne, et que les arrangeurs n’ont pas jugé à propos de reproduire dans l’opéra français, présente des difficultés très grandes d’intonation et d’expression dramatique dont Mme Stoltz a su triompher sans embarras et sans le moindre effort. Il n’y a cependant là rien de ce qui pourrait guider et soutenir la cantatrice ; ce ne sont que des interjections mesurées auxquelles répond un gémissement d’orchestre triste, lugubre, à la fois plaintif et menaçant, comme la voix des ombres errantes autour d’Alceste dans la sombre avenue du Tartare :

    « Qui me parle ?…. Que répondre ?…. Où fuir ?…. Où me cacher !…. Je brûle !…. j’ai froid !…. Le cœur me manque !…. Je le sens….. dans mon sein….. len…...te…..ment pal…...piter…… Quelle épouvante !!…. Ah !…. la force….. me reste….. à peine….. pour….. me plaindre….. et….. pour….. trembler !…. »

    Quelle musique ! Oh ! Gluck est un demi-dieu !

H. BERLIOZ.   

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er septembre 2015.

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