FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 30 SEPTEMBRE 1838 [p. 1-2]
THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.
Première représentation de Thérèse, opéra-comique en deux actes, paroles de MM. Planard et Leuven, musique de M. Caraffa.
— La Sylphide, Mlle Fanny Elssler.
Il est d’usage à l’Opéra-Comique, aux jours de première représentation, de faire précéder la pièce nouvelle d’un acte de l’ancien répertoire exécuté, pour l’ordinaire, avec un laisser-aller qui témoigne du peu de respect qu’on professe en général pour les ouvrages qui ont le rare défaut d’avoir déjà figuré deux cents fois sur l’affiche. En pareil cas, les acteurs jouent un peu en déshabillé, les pupitres de l’orchestre sont dégarnis de musiciens, les loges sont vides de spectateurs, c’est à peine si l’on peut compter six violons, deux altos, quatre ou cinq basses, une flûte, un hautbois et deux cors ; le public, clairsemé sur les banquettes du parterre, semble dormir ; on jase tout haut dans les corridors ; le marchand de lorgnettes passe et repasse, sa petite boîte à la main, vous offrant sa marchandise avec une insistance qu’il n’oserait se permettre pendant la représentation d’un opéra moderne ; le vieil habitué du théâtre engage une conversation suivie avec le contrebassiste voisin de la place qu’il occupe ; il lui explique comment Mme Dugazon mimait ce rôle, de quelle manière Elleviou chantait celui-ci, avec quelle verve Gavaudan rendait celui-là, etc., etc. Ce n’est donc pas sans peine que les véritables amateurs des petits airs bien modestes, mais d’une expression si vraie et d’un contour mélodique si pur, dont l’ancien répertoire fourmille, peuvent entendre l’opéra de d’Alayrac ou de Della Maria, qu’ils sont heureux de retrouver, et qui les repose délicieusement par avance de la fatigue que l’opéra nouveau va leur causer. Je suis de ceux-là, je l’avoue ; les premières représentations ont un attrait pour moi dont les vieux ouvrages qu’elles remettent au jour sont bien souvent la seule cause. D’Alayrac surtout me ravit, et je ne saurais dire avec quel plaisir j’ai entendu Adolphe et Clara mercredi dernier. Il y a là-dedans l’âme tout entière de l’aimable compositeur provençal, âme candide et tendre, qui m’attira vers elle pour la première fois il y a quinze ans par un chef-d’œuvre de naïveté, Nina, et dont les orages de notre nouveau monde musical n’ont jamais pu me détacher.
Malgré la contexture un peu vaudevillique de la partition d’Adolphe et Clara, je trouve un charme extrême à ces mélodies si peu ornées et disant toutes si bien ce qu’elles doivent dire ; jamais d’abus d’appogiatures, jamais de ces horribles contorsions si platement minaudières sur lesquelles tant de grands et de petits maîtres ont basé leurs moyens d’effet ; jamais de raillerie insolente de l’expression ; mais une grande fidélité, au contraire, dans l’interprétation des sentimens, quelles que soient leur variété et la finesse de leurs nuances. Les notes de passage, quand il en a, sont à leur place, et le chant ne se dessine pas continuellement à côté des notes réelles de l’accord. Puis, je trouve là une élégance simple qui s’allie fort bien à des mœurs théâtrales dont la jeunesse a disparu, mais qui pourtant n’ont pas vieilli tout-à-fait encore. Ajoutez le singulier pouvoir que possèdent certaines musiques, et qui appartient surtout aux mélodies de la nature de celles de d’Alayrac, d’éveiller des souvenirs auxquels rien ne les rattache directement, et vous concevrez que je ne puisse jamais entendre l’air d’Adolphe, Aimable et belle, sans sentir, comme dit Heine, quelque humidité dans mes yeux. Ce thème mélancolique et doucement agité me rajeunit de vingt ans ; à leur parfum printanier, je reconnais les premières amours ; je souffre intimement au cœur, comme autrefois quand je parcourais la prairie cherchant dans les hautes herbes la pierre sur laquelle six mois auparavant s’était reposée la bien-aimée ; je rêvais le grand chêne sous lequel, aux fraîches matinées de mai, j’allais lire les Nouvelles romanesques de Cervantes, pendant qu’à travers les blés le vent m’apportait le pieux murmure des paysans parcourant processionnellement la plaine en chantant les Rogations.
Et de ce conflit de sensations tristement poétiques, dont la mémoire est douée aujourd’hui, naissait alors une peine intense qui, par l’irritation nerveuse, allait jusqu’à la douleur physique. Cette impressionabilité excessive, si elle ne s’affaiblissait après la première jeunesse, serait dangereuse pour les artistes, sous quelques rapports, en les isolant trop des hommes sur lesquels leurs œuvres doivent agir, et en les exposant par-là aux plus tristes mécomptes. Il est difficile, en effet, qu’un poëte, un peintre ou un musicien, profondément ému par une idée rendue sensible dans son art, ne se laisse pas aller à croire que le public partagera son émotion. Et quand l’expérience vient lui prouver le contraire, alors ce sont des découragemens profonds, ou des colères immenses qu’il eût évités, sans doute, si, mieux au fait de l’état réel de sa position, il se fût tenu en garde contre elle et n’eût pas méconnu cette vérité, qu’il est organisé autrement que la foule. Quoi qu’il en soit, Adolphe et Clara est, à mon sens, une jolie petite pièce qu’on revoit toujours volontiers ; quant à l’opéra nouveau, voilà ce qu’on y chante et ce qu’on y fait.
Thérèse est une vieille servante-maîtresse du comte de Linsdore, qui, après la bataille de Worcester et la fuite de Charles Ier, reçoit en dépôt une cassette contenant tout ce qui reste de l’immense fortune de son maître. Le comte s’est réfugié sur le continent ; il y meurt. Son fils, qui l’avait suivi, disparaît, et Thérèse demeure seule chargée de l’administration de son patrimoine. Sa fidélité ne résiste pas long-temps à une pareille épreuve ; ses sentimens politiques semblent eux-mêmes se modifier. D’ardente royaliste elle devient peu à peu fanatique républicaine, et Cromwell a toute son admiration. Aussi les Têtes-Rondes, qui sans cela ne se fussent certainement pas refusé le plaisir de saccager le château et les terres adjacentes, se contentent de faire honneur à la cave dont dame Thérèse tient toujours les clefs à leur disposition. Henri de Linsdore a laissé en Angleterre Clara, sa fiancée. La pauvre enfant, chassée par les puritains d’un couvent où elle s’était réfugiée, n’a plus d’autre ressource que d’aller demander asile au château de Linsdore. Mais quel changement s’y est opéré pendant son absence !….. Thérèse a épousé le shérif Patterson ; les nouveaux époux ont acheté le château ; ils en sont les maîtres, et la vieille servante se fait appeler Mme la comtesse. Clara, qu’on ne reconnaît pas, demande l’ancienne place de Thérèse, et devient ainsi gouvernante du château et dame d’honneur de la châtelaine. On devine que Thérèse n’a acheté ce riche domaine qu’avec le trésor déposé entre ses mains par lord Linsdore. Henri ne l’ignore pas, et s’il ose reparaître en Angleterre et braver le danger d’être livré à Cromwell, ce n’est plus dans l’espoir d’obtenir la moindre partie de son héritage ; l’amour seul l’y ramène, il veut revoir Clara. Accueilli au château de Linsdore par Patterson, pendant l’absence de Thérèse qui est auprès de Cromwell, Henri ne tarde pas à rencontrer sa fiancée ; ils fuiront ensemble dans quelques heures. Mais le jeune Linsdore est reconnu par un officier puritain ; sa mort est résolue, il va périr malgré les cris de Clara, quand Thérèse s’interpose et présente un écrit du lord Protecteur contenant la grâce de Henri. Le voyage qu’elle vient de faire à Londres auprès de Cromwell n’avait pour but que de l’obtenir ; Thérèse n’a jamais songé à dépouiller son jeune maître ; si elle est devenue républicaine, si elle s’est approprié le château de Linsdore, c’est qu’il n’y avait que ce moyen de sauver le jeune lord et de lui conserver ses biens. Dame Thérèse, par fidélité, a consenti à passer long-temps pour une infâme aux yeux de tout le pays ; mais son innocence éclate, elle redevient simple gouvernante, au grand étonnement de Patterson, qui, sans trop comprendre son élévation subite, s’était bien vite accoutumé aux douceurs d’une fortune seigneuriale, et Henri épouse sa chère Clara.
Sans qu’il y ait précisément de la ressemblance entre ce poëme et celui de la Dame Blanche, il est vrai de dire cependant qu’il y fait penser presque d’un bout à l’autre, et qu’involontairement on retrouve Julien d’Avenel dans Henri de Linsdore, comparaison toute à l’avantage du premier.
Il y a dans la musique de M. Caraffa plusieurs morceaux facilement écrits, mais d’une physionomie un peu pâle et vraiment dépourvus d’originalité. Les airs et les duos ont cette molle élégance des nocturnes de Blangini qui plaît tant aux Napolitains ; quelques-uns cependant empruntent aux situations un accent dramatique dont la vérité doit être signalée. L’air de Clara surtout, au moment où les puritains entraînent Henri pour le fusiller, a beaucoup d’énergie et de désespoir. Le morceau qui précède celui-là, et dans lequel l’officier puritain engage le jeune lord à faire ses dernières dispositions, contient un accompagnement d’un beau caractère, dont le rhythme, sans être nouveau, produit un effet remarquable par la manière dont il est soutenu et conduit au travers de l’harmonie. Les chœurs m’ont paru faibles ; l’orchestre est bien traité, sans une grande recherche d’instrumentation, sans excès de bruit ; peut-être est-il réduit trop souvent aux allures de l’orchestre d’accompagnement par la fréquence des longs solos d’instrumens à vent qui détournent l’attention du sujet principal, et cela sans compensation suffisante. Un solo de cor bien amené et peu étendu peut être d’un excellent effet musical et d’une bonne intention dramatique ; mais s’il dégénère en sonate, il fatigue à la fois et l’auditeur qui n’est pas venu assister à un concert, et l’acteur qui reste en scène sans savoir que devenir.
Roger, qui jouait le rôle faiblement dessiné de Henri, a une voix charmante qui acquerra de la force et du timbre s’il la soumet à un travail persévérant et bien dirigé. Son défaut est de ne pas mettre assez d’unité dans sa manière de phraser ; certaines notes sortent tout d’un coup avec éclat, qui n’ont été précédées et ne seront suivies que de sons incertains ou obscurs. Cette méthode de chant, mise au rang d’un art spécial et portée à son plus haut point de perfection par l’admirable Rubini, est de celles qui ne s’imitent pas ; il n’y a qu’un virtuose prodigieusement habile, chez qui la sûreté d’intonation et une pureté de sons inaltérable dans la force comme dans la douceur, sont unies à la plus extrême agilité de vocalisation, il n’y a que Rubini, enfin, qui ait pu sans trop d’inconvéniens introduire dans le chant des nuances aussi fréquentes et aussi tranchées. Mais que Roger profite mieux de sa voix fraîche et naturelle et il atteindra le seul but qui lui soit accessible : il parviendra à interpréter sûrement et fidèlement les compositeurs, il saura plaire et émouvoir sans efforts et sans monotonie. Il ne manque ni d’énergie ni de grâce. Il attaque la note avec justesse, il peut soutenir un son sans que sa voix baisse, les phrases rapides ne l’arrêtent pas, il peut chanter autrement qu’à pleine voix (nous venons de le prouver par notre critique même) ; c’est donc une voix complète, si elle n’a rien en soi d’extraordinaire, et Roger peut prétendre à chanter plus tard tous les styles, chose moins commune qu’on ne pense et qui devient plus rare de jour en jour.
Mlle Rossi nous semble avoir une tâche plus pénible et plus longue à accomplir, eu égard à des habitudes de chant dont elle ne saurait assez tôt se défaire. Elle emploie à la fin de ses phrases une sorte de hoquet peu gracieux et essentiellement vulgaire. C’est ainsi que la plupart des élèves tombent dans la charge en outrant les accens et en exagérant l’expression. J’aimerais mieux le défaut opposé ; une exécution trop calme peut anéantir une foule d’idées dramatiques et originales ; mais au moins conservera-t-elle la convenance de sonorité sans laquelle il n’y a pas de musique.
M. Girard a conduit l’orchestre avec sa chaleur et sa précision accoutumées ; il n’y a vraiment que les compositeurs qui sachent le prix d’un pareil talent. Le public ne se doute pas que le plus léger mouvement du bras de l’artiste chargé de diriger l’exécution d’un opéra, peut faire d’une inspiration sublime une absurdité, un monstre ridicule ; il ignore qu’un quart de seconde de plus ou de moins, dans la rapidité du mouvement, peut annuler l’effet d’un morceau qui, exécuté selon le sentiment de l’auteur, eût électrisé l’auditoire. Et quelle sûreté donne à un orchestre la rectitude et l’aplomb des indications rhythmiques de son chef ! Et quelle influence l’espèce d’enseignement que les musiciens reçoivent de lui pendant les répétitions peut exercer sur l’ensemble des masses, comme sur l’intelligence des détails ! Weber, l’un des premiers maîtres de chapelle qu’on ait jamais connus, avait si admirablement exercé les artistes qu’il dirigeait à Dresde, et les avait si intimement pénétrés des intentions de son ouverture du Freyschütz, qu’on l’a vu quelquefois, après avoir indiqué le mouvement des deux premières mesures de cette magnifique, mais difficile symphonie, se croiser les bras et livrer l’orchestre à lui-même sans qu’il en résultât le moindre désordre, la moindre incertitude dans l’exécution. Je doute fort pourtant qu’il eût osé prendre la responsabilité d’une telle hardiesse, en conduisant tout autre ouvrage que le sien ; le danger me semble trop grand.
— Bien qu’il ne m’appartienne pas de parler des ballets de l’Opéra, mon collègue Janin me pardonnera, j’en suis sûr, de dire ce qu’il pense du merveilleux bonheur et du brillant succès avec lesquels Mlle Fanny Elssler vient de jouer le rôle de la Sylphide en face des plus redoutables préventions. On ne saurait établir entre elle et Mlle Taglioni de comparaison raisonnable ; ce sont deux talens de nature essentiellement différente, et qu’on admire plus ou moins selon qu’on est plus particulièrement sensible à la poésie du Nord ou à celle du Midi. Pour moi, j’aime infiniment Ariel amoureux seulement de l’air libre et de l’azur céleste ; mais je ne sais s’il m’intéresserait moins aux pieds de Miranda, avec un peu moins de mélancolie dans son sourire et une étincelle plus vive dans les yeux.
La musique écrite par M. Schneitzoeffer pour cette charmante composition chorégraphique possède deux belles qualités, la franchise et l’animation, unies à une entente parfaite de la scène, à un coloris constamment vif et distingué, et à des effets d’instrumentation d’un pittoresque de très bon goût. La scène du lever de l’aurore a surtout été remarquée et vivement applaudie.
— M. Pastou, l’habile professeur dont nous avons eu quelquefois l’occasion de parler dans ce feuilleton, va bientôt rouvrir ses cours de piano et de musique vocale. Les succès obtenus cet été par ses nombreux élèves ont eu du retentissement. On ne peut, sans exagération, prétendre qu’ils soient tous devenus assez forts pour lire et chanter à première vue ; mais tous ceux qui ont suivi les leçons avec assiduité possèdent incontestablement déjà les connaissances qui doivent en faire avant peu des musiciens distingués.
En outre M. Pastou vient de proposer aux amateurs de musique un projet de Société sous le titre de Famille harmonique.
Cette Société est formée dans le double but d’obtenir une parfaite exécution chorale, et de la faire concourir à une œuvre de bienfaisance. L’objet principal étant d’apprendre à faire de la musique d’ensemble, vocale ou instrumentale, à exécuter des solos, des duos, des trios et des quatuors, soit avec des voix, soit avec des instrumens, il y aura réunion tous les quinze jours pour des répétitions, et trois concerts par an. L’un de ces concerts sera donné au profit des indigens ; on n’y sera admis qu’en payant. Le produit en sera consacré à faire confectionner du linge et des vêtemens qui seront distribués à domicile par les soins de quatre commissaires, dont deux dames, choisis parmi les membres de la Famille harmonique.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 août 2015.
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