FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 27 SEPTEMBRE 1837 [p. 1-2]
THÉATRE DE L’OPÉRA.
Reprise de la Muette de Portici. — Duprez, Mlle Elssler, Mmes A. Dupont et Noblet.
Je ne sais trop par où commencer le récit de cette soirée brillante, où le hasard a semblé constamment se plaire à déjouer toutes les prévisions, à désorienter les plus vieilles expériences, à déplacer l’attention et le succès. Jamais pareilles fluctuations d’impressions et d’opinions diverses n’avaient agité la salle, les coulisses et le foyer. L’Opéra, ce soir-là, était une véritable tour de Babel ; et la comparaison que chacun pouvait faire de ses idées propres avec celles qu’elles allaient heurter au passage dès le premier mot échangé avec le premier venu, n’offrait pas moins d’intérêt que le spectacle lui-même.
Je me suis trompé, ainsi que beaucoup d’autres, tout d’abord, sur l’effet qu’allait produire l’ouverture. Ce morceau tant goûté jusqu’ici et si bien conçu pour agir sur un public français, me paraît à moi renfermer des idées mélodiques du plus rare bonheur, d’une expression très heureuse et très vive, à côté de certaines harmonies plus que dissonantes et de quelques éclats d’orchestre où l’énergie dégénère en bruit et la richesse en confusion. Il a été exécuté avec un feu, une verve et une précision irréprochables. Au moment de l’apparition du thème majeur de l’allegro (le chant, aujourd’hui populaire, de la marche triomphale du quatrième acte), le parterre s’est ému ; on entendait ce murmure de plaisir, avant-coureur de l’enthousiasme, et je pensais au brillant accueil qu’allait recevoir la symphonie de M. Auber, quand les rares applaudissemens dont elle a été suivie sont venus me désabuser. D’où vient cette froideur subite de l’auditoire à la fin du morceau ? La péroraison a-t-elle paru cette fois trop bruyante ? Les progressions harmoniques ont-elles semblé trop connues ? Les reprises trop fréquentes ? Le tambour militaire qui vient se mêler à l’orchestre (on ne sait trop pourquoi à la vérité) a-t-il déplu ?… C’est ce que je n’entreprendrai pas de décider. Le début de l’opéra, au lever de la toile, est d’un style large et pompeux parfaitement en situation, comme la plupart des chœurs du premier acte.
Ces mélodies joyeuses, ces phrases ornées sur un fond d’harmonie simple, ces bouffées de sons partant de divers points de la scène et de l’orchestre ; tout ce luxe musical est précisément, à mon sens, celui dont il convenait d’entourer cette partie du drame. On ne pouvait mieux annoncer la cérémonie des noces d’un prince napolitain. La grande cavatine de la princesse m’a toujours paru bien disposée pour les usages de la scène et les habitudes des chanteurs ; le thème en est gracieux ; mais pourquoi ressemble-t-il si fort à celui d’un air du Ricciardo de Rossini ? Mme Dorus-Gras s’est avancée pour le chanter, avec cette confiance modeste que lui donnent les études constantes auxquelles elle se livre, et les progrès de jour en jour plus évidens qu’elle leur doit. Dès les premières notes, on a pu remarquer l’assurance et la justesse d’une voix exercée. J’ai cru de nouveau à un succès ; de nouveau je me suis trompé.
Cette vocalisation savante n’a pas produit l’effet que la jeune virtuose en attendait. Mais cette fois je sais pourquoi. La raison en est, bien évidemment, dans la surabondance de fioritures et d’ornemens dont elle a chargé presque d’un bout à l’autre le dessin mélodique de l’auteur. Cet air, à la vérité, est du genre de ceux qu’on permet en général aux cantatrices de broder plus ou moins, et le public se laisse prendre assez volontiers à l’appât des tours de force, quand ils sont faits avec l’habileté et l’aisance qu’y met toujours Mme Dorus ; cependant, à l’Opéra surtout, ce moyen ne saurait être employé qu’avec beaucoup de discernement et de réserve, et le même auditoire qui eût applaudi de grand cœur une broderie de bon goût ou un trait bien jeté se montrera sévère envers la cantatrice, si, dans les variations dont elle le couvre, elle s’éloigne par trop du texte musical. Or, voilà justement ce qui est arrivé à Mme Dorus : elle a dépassé le but. D’ailleurs on voyait clairement que ces nouvelles formes données à la mélodie de M. Auber avaient été péniblement élaborées à l’avance, et chacun disait de la cantatrice : Sa vocalisation est excellente, mais sa musique ne vaut rien. Ces observations sont tout-à-fait dans l’intérêt de Mme Dorus, dont le talent, je le répète, devient plus remarquable de jour en jour. Elle sera applaudie dans la Muette comme elle l’est dans la Juive et dans Guillaume Tell, dès qu’elle le voudra. Le succès, pour elle, n’est qu’à condition de faire moins d’efforts pour l’obtenir. De combien d’artistes pourrait-on en dire autant ?
Autre surprise ! Les chants ont cessé ; nous sommes au milieu des danseurs et des danseuses de toutes les couleurs, qui tourbillonnent sur la scène, comme la verroterie rose et bleue d’un kaléidoscope, aux sons de ces ballets ravissans, tous plus frais et plus originaux les uns que les autres, dont M. Auber a semé à pleines mains le premier acte de sa partition. Entrent Mme Alexis Dupont et sa sœur Mlle Noblet, en costume blanc lamé d’argent ; elles sont charmantes ainsi. Un sourire tant soit peu ironique se dessine cependant sur bien des visages. Une pensée peu charitable le fait naître. On sait que Mlle Noblet avait été jusqu’à présent en possession du rôle de la Muette ; si elle l’a cédé à Mlle Elssler, on suppose que c’est contre son gré ; elle doit être fort mécontente, dit-on de toutes parts, et cette soirée sera triste pour les deux sœurs. C’est probable ; mais l’orchestre commence. Voilà cet air au rhythme monotone, à la mélodie enfantine, à l’accent à la fois joyeux et mélancolique qu’on nomme El Jaleo ; les castagnettes jettent leur rire saccadé et insolent ; les tailles se cambrent outre mesure ; les bras s’agitent en l’air avec une vivacité inaccoutumée ; mille mouvemens d’une élégante hardiesse se succèdent rapidement : ce n’est pas là de la danse française ; vrai Dieu ! tant s’en faut. C’est cette endiablée danse espagnole qui ressusciterait un mort. Quel feu ! quelle prestesse et quels bravos ! El Jaleo dure près de huit minutes, et les deux sœurs, qui l’avaient exécuté au milieu d’un feu roulant continu d’applaudissemens, ont dû, pour répondre à un bis furieux qui l’exigeait, le répéter presqu’en entier malgré leur fatigue. Le parterre était exaspéré. Fanny Elssler n’en a pas moins, l’instant d’après, admirablement joué la première et peut-être la plus intéressante scène de son rôle de muette. Il est impossible de mieux peindre, avec des gestes plus naturels et plus empreints de naïveté, de grâce et de passion, les angoisses de cette pauvre fille, qui voit, sans pouvoir l’empêcher, son séducteur conduire une rivale à l’autel. Et quand, repoussée pour la seconde fois par les gardes qui lui interdisent l’entrée du temple, Fenella a osé s’asseoir par terre et pleurer à sanglots, comme eût fait une Fenella véritable, l’assemblée entière a rendu justice au talent de premier ordre qui se révélait.
Un tel mérite d’expression dans les traits du visage, dans les mouvemens et dans les attitudes, est difficile à soutenir long-temps : Mlle Elssler cependant l’a conservé jusqu’à la fin. Sans trop multiplier les gestes, en les réglant même quelquefois, à la manière italienne, sur le rhythme musical, elle a montré souvent de l’esprit et toujours la plus vraie sensibilité. Il faut convenir que, depuis six mois, M. Duponchel a du bonheur. Il lui prend fantaisie de faire une expérience et il obtient pour résultat que la première danseuse de l’Opéra est en même temps la meilleure mime qu’on y ait vue depuis Mlle Bigottini. Il fait essayer à Mme Stolz une partie du répertoire de Mlle Falcon, et il se trouve que la nouvelle cantatrice possède, avec une fort belle voix dont l’étude perfectionnera l’usage, une incontestable habitude de la scène, jointe à un sentiment et à des intentions dramatiques fort distingués. Les qualités spéciales du talent de Duprez font craindre qu’il ne puisse se montrer avec tous ses avantages dans les rôles qui ne furent pas écrits pour lui, et nous le voyons réussir presque également bien dans tous ceux qu’il aborde ; de sorte qu’avec quatre pièces déjà connues de tout le monde, la vaste salle de l’Opéra ne désemplit pas.
Il faut avouer cependant, et ce n’est pas le moindre des étonnemens que nous ayons éprouvés à cette représentation de la Muette, le rôle de Mazaniello ne lui est pas, à beaucoup près, aussi favorable que ceux d’Eléazar, de Raoul et d’Arnold. On n’en saurait voir la cause que dans la structure mélodique d’une musique trop bien appropriée aux moyens de Nourrit. Les passages qui doivent être chantés à voix de tête y sont en grand nombre et ne peuvent pas tous également bien convenir à Duprez. Quand ces notes flûtées se présentent par exemple au-dessous du la bémol, comme dans la phrase : Ah ! que la pitié vous arrête !, Duprez, dont le fausset n’est bien décidé qu’au-dessus de ce degré de l’échelle, emploie nécessairement des sons de poitrine dont l’effet, en ce cas, n’est pas aussi bon. De là une certaine gêne qu’on a pu trop souvent remarquer dans son chant. Du reste, on sait que notre grand chanteur ne se laisse pas arrêter par les obstacles ; il aime la lutte, et je ne répondrais pas que dans deux ou trois représentations, il ne triomphât complètement de tous les passages encore rebelles à sa voix. On sait les éclatans progrès qu’il fait, toutes les fois qu’il chante les Huguenots et la Juive. Hier, il n’a été réellement lui-même que dans le duo, Plutôt mourir que rester misérable ! où Massol l’a bien secondé, dans les récitatifs et dans l’air du quatrième acte, Adoucis la rigueur de tes arrêts terribles. Les couplets en sol, Amis, la matinée est belle, avaient pour lui été haussés d’un ton. Le chœur a eu beaucoup à souffrir de cette transposition. Le refrain, Conduis ta barque avec prudence, débutant ainsi sur un la aigu, devient un véritable casse-cou pour les pauvres soprani, et produit en outre une sorte d’éternuement d’un comique irrésistible. On aurait dû, ce me semble, au lieu de conserver rigoureusement ce saut dangereux de septième, du la aigu sur le si du médium, lui substituer un intervalle de quarte en mettant à la place du la un mi qui n’altérerait en rien la physionomie du chant et ferait disparaître la difficulté.
Comme acteur, Duprez a été admirable. C’est le vrai lazzarone du Môle et de Puzzoles, avec sa démarche nonchalante, son affectation de niaiserie, son coup-d’œil perçant jeté à la dérobée, ses mouvemens vifs et saccadés, ses bonds rapides et sa fureur. Les uns lui ont fait un crime de cette fidélité à reproduire un type pareil, les autres lui en ont fait un mérite ; presque tous ceux des spectateurs qui sont allés à Naples étaient de ces derniers. De là des discussions sans fin sur l’éternelle question de la prééminence du beau sur le vrai, ou du vrai sur le beau. On convient généralement qu’il y a un point au delà duquel il ne faut pas pousser l’imitation de la nature ; mais ce point, qui le déterminera ? Et peut-il être le même pour tous ? Telle idée, tel spectacle m’impressionnent de telle façon, qui agissent différemment sur mon voisin. Telle opinion chaudement soutenue derrière la scène est combattue non moins vivement au foyer. De quatre auditeurs placés dans la même loge à la représentation d’un opéra, le premier s’ennuie, le second s’amuse, le troisième s’indigne, le quatrième est enthousiasmé. Voltaire avait dénoncé Shakspeare à la France comme un huron, un iroquois ivre ; la France avait cru Voltaire. Et pourtant le plus ardent sectateur du philosophe de Ferney, convaincu de la vérité absolue du jugement qui condamnait l’auteur d’Hamlet, n’avait qu’à passer la Manche pour trouver établie l’opinion opposée. En deçà du détroit Shakspeare était un barbare, une brute ; au-delà il était un dieu. Aujourd’hui en France, si Voltaire pouvait revenir et émettre de nouveau une idée pareille, tout Voltaire qu’il fût, qu’il est et qu’il sera, on lui rirait au nez ; j’en connais même qui feraient pis. La question du vrai et du beau serait donc une question de temps et de lieu ; c’est triste à penser……. Mais laissons le vrai et le beau, il s’agit à présent de l’Opéra-Comique.
Première représentation du Bon Garçon ; paroles de MM. Lockroy et Anicet Bourgeois, musique de M. E. Prévost.
Le bon garçon est un homme (je n’en suis pas bien sûr pourtant) dont le dévouement va jusqu’à se faire passer pour le séducteur de toutes les femmes dont son ami est l’amant. Il s’appelle Didier, l’ami se nomme Monbazon. Mme de Monbazon ne peut assez remercier le ciel de lui avoir accordé cette perle des époux, ce modèle de constance, de fidélité, de tendresse, etc., tandis qu’elle prie Dieu chaque soir d’éloigner de son toit ce Lovelace, ce don Juan, ce démon de Didier. Non pas qu’elle croie avoir rien à en redouter pour elle, mais seulement à cause d’une jeune et belle cousine dont elle est le chaperon, et qui, brillant papillon, irait infailliblement brûler à ce tison d’enfer ses ailes diaphanes. Il a tant incendié de cœurs, ce forcené, il en a tant percé, tant déchiré, tant saccagé que les craintes de Mme de Monbazon sont fort loin de paraître chimériques. Heureusement la dernière affaire qu’il s’est attirée à propos de la femme d’un général à longues moustaches, l’éloigne momentanément de la capitale ; ce qui prouve au moins que notre héros possède encore assez de vertu pour chercher dans une fuite honorable la sûreté des maris qu’il a trompés ; je ne parle pas de la sienne propre, les don Juan sont toujours braves, adroits et heureux.
Ce motif de sécurité disparaît bientôt. M. de Monbazon annonce à sa femme que Didier va revenir. Il arrive ; le voilà le scélérat. Mme de Monbazon frémit en le voyant, et il y a de quoi, en vérité. Par une astuce diabolique, le suppôt de Satan se présente sous la figure d’un jeune provincial à demi déniaisé, à l’air gai, mais simple, poli, mais timide auprès des dames ; il ne parle que des mauvaises nuits qu’il vient de passer en voiture, de la poussière, des ornières et d’une dinde truffée qu’il venait déposer aux pieds de Mme de Monbazon, et qu’on a malheureusement écrasée sur l’impériale de la diligence. On devine que le fidèle et irréprochable époux n’a fait revenir Didier que pour jouer une nouvelle scène de son ancien et honorable rôle. C’est de la jeune cousine qu’il est question cette fois. Raton retirera ce beau marron du feu et Bertrand le mangera. Il en arrive tout autrement, cependant : Raton s’amourache de la jeune personne, la retire du feu pour son propre compte, mais se brûle horriblement ; il l’épouse. Tel est le vaudeville que M. Eugène Prévost était chargé de transformer en opéra-comique. Il a fait de son mieux pour y parvenir. La tâche était rude. Cependant, malgré les critiques acerbes qu’on ne lui a pas épargnées, disons que plusieurs motifs de sa légère partition ont du charme, sinon une grande originalité, et quelquefois une vivacité qui n’est pas dépourvue d’élégance. C’est de la musique facile et sans prétention. Couderc (Didier) a fait beaucoup rire.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er mai 2015.
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