FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 13 AOUT 1837 [p. 1]
THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.
Première représentation du Remplaçant, opéra-comique en trois actes, paroles de MM. Scribe et Bayard, musique de M. Batton.
Au lever du rideau, nous assistons au tirage de la conscription dans je ne sais quel village. Le sort désigne successivement ceux des jeunes paysans que l’Empereur destine à réparer les avaries faites à son armée par la mitraille étrangère. Georges, brave et honnête garçon, mais pauvre et amoureux, atteint un bon numéro ; Pichot, paresseux, gourmand et lâche drôle, tombe au contraire sur un numéro partant. Désespoir du conscrit. Georges, que les dangers de la guerre sont loin d’effrayer à ce point, fait entrevoir à son ami un moyen de le tirer d’affaire ; il est tenté de partir à la place de Pichot, si celui-ci veut lui donner 400 fr. pour relever la chaumière de sa vieille tante, renversée par une inondation. Les pauvres et honnêtes garçons ont toujours une vieille tante. Pichot est fou de joie : il donnerait pour ne pas être soldat 10,000 fr., s’il les avait ; mais son remplaçant ne veut se décider à partir que s’il perd les espérances amoureuses qui le retiennent au village. Il aime depuis long-temps Marie, fille de la riche fermière Marguerite ; il n’a point encore avoué cet amour à celle qui en est l’objet ; mais pour mettre le plus promptement possible un terme à ses perplexités, il se décide brusquement à demander à Marguerite la main de sa fille. Comme on pense bien, il est rudement éconduit ; la riche fermière a bien à faire d’un gendre qui n’a pas le sou. Mais la jeune fille ne partage pas les sentimens de sa mère ; elle fait entendre à Georges qu’il est payé de retour.
Le voilà heureux, il ne partira pas, et sa vieille tante couchera à la belle étoile. Attendons. Le malheur et la vertu ne tarderont pas à lui revenir de compagnie. Un sien ami, auquel naguère il a sauvé la vie, est depuis trois ans sous les drapeaux. Victor, c’est son nom, s’est fait remarquer de l’Empereur ; une action d’éclat lui a valu le grade de capitaine. On avançait vite dans ce temps-là. Un capitaine ! voilà un homme présentable ; aussi, est-ce là le mari que Marguerite destine à sa fille. La gloire n’a pas fait oublier à Victor l’amour qu’en partant il avait voué à Marie ; il l’a demandée à sa mère ; une réponse favorable ne s’est pas fait attendre ; il profite d’un congé et accourt au village épouser sa prétendue. Georges et Marie ignorent seuls tous ces beaux arrangemens. Explications. Georges découvre que Victor est son rival et qu’il a reçu de Marie un accueil des plus tendres. La jalousie lui fait perdre la tête ; il court à Pichot, signe l’engagement qui doit l’envoyer servir l’Empereur à sa place, et part au moment même où Victor, apprenant qu’il n’est pas aimé d’amour, renonçait généreusement à ses prétentions à la main de Marie.
Au second acte, nous sommes en Espagne avec Marguerite, sa fille et le poltron Pichot. Ils sont venus tous les trois s’y établir pour des raisons inconnues qu’il faut croire très bonnes, car l’invasion des Français et la résistance furieuse des Espagnols faisaient alors de ce beau pays un séjour peu sûr et des moins tranquilles. A l’entrée de la ferme habitée par Marguerite, est affichée une proclamation de l’Empereur ; le pillage et la maraude y sont défendus aux soldats français sous peine de mort. En conséquence, une compagnie de voltigeurs s’introduit dans la ferme ; ils tuent les lapins, égorgent les veaux, massacrent les canards, enlèvent tout ce qu’il y a de bon à prendre, forcent, à coups de crosse, le pauvre Pichot à leur donner la clef du cellier, et sortent quand ils ont bien bu, en faisant au passage le salut militaire à la terrible proclamation. Survient un traînard, pâle, faible, accablé de fatigue. C’est notre ami Georges. Depuis que nous l’avons perdu de vue, bien des événemens se sont passés. Victor a été élevé au grade de colonel, et Georges avec celui de sergent, a reçu une blessure qui l’a retenu six mois à l’hôpital et dont il souffre encore. Mais qu’importe ? il sait aujourd’hui qu’il n’a jamais cessé d’être aimé de Marie ; la belle conduite de Victor lui est connue ; une tendre correspondance est établie entre les deux amans. Marie a envoyé à Georges une cravate brodée ; Georges veut en retour donner à sa maîtresse quelque gage de souvenir ; un rosaire oublié dans la cour de la ferme tombe sous ses yeux ; il s’en empare sans penser commettre un larcin bien coupable. C’est le présent qu’il destine à Marie. Le rosaire pourtant a une croix d’or et de plus il a été donné à Marguerite par le moine Cristofforo, dont les charmes de la matrone ont gagné le cœur.
Ce gros et abominable homme déteste les Français ; en apercevant le rosaire dans les mains du sergent, l’idée d’une vengeance horrible s’empare de lui. Le régiment vient d’arriver ; il se présente devant le colonel qui n’est autre que l’heureux Victor, lui dénonce le pillard, et au nom de l’empereur Napoléon demande qu’il soit mis en jugement. Surviennent Marguerite, Marie et Pichot …. Reconnaissance …. Victor est au désespoir de se trouver, par une aussi cruelle fatalité, contraint de devenir le juge sévère de son ami ; mais Marguerite dans le premier moment, et sans savoir le mal qu’elle allait faire, a déclaré qu’en effet le rosaire lui appartenait ; d’ailleurs le devoir parle, il n’y a pas à balancer. Le conseil de guerre s’assemble donc, Georges avoue tout, et, malgré les dénégations tardives de Marguerite, la sentence qui le condamne à mort est prononcée. Le moine triomphe. Peu satisfait cependant de ce premier succès, il médite un autre projet dont le régiment tout entier doit être victime. Les soldats sont logés au couvent ; les bons pères indignés de l’irrévérencieuse liberté que les Français ont prises de transformer en caserne le saint lieu, décident en conseil, d’après les suggestions du farouche Cristofforo, que le couvent sautera. Les caves sont pleines de poudre, tout est prêt.
Sur ces entrefaites, Victor, au désespoir, veut tenter un effort pour sauver le malheureux Georges. L’Empereur doit passer à quelques lieues de là ; le colonel, dont il prise les services, ira pour la première fois lui demander une grâce, et celle du condamné ne lui sera pas refusée. Avant de partir, il donne l’ordre de surseoir à l’exécution. L’espérance renaît dans le cœur de Marie, quand une décharge de mousquetterie se fait entendre….. Horreur !….. L’ordre du colonel ne serait-il pas parvenu au commandant ?…. Georges ! Georges ! Qu’on se rassure ; il ne s’agit que d’un moine surpris au moment où, une mèche à la main, il allait faire sauter le couvent, et qu’on a immédiatement passé par les armes. L’Empereur a pardonné et Victor triomphant ramène Georges dans les bras de sa femme. Ce poëme (comme on dit à l’Opéra-Comique) a été assez mal accueilli du public, et la partition, malgré son mérite, n’a pas désarmé complètement la sévérité de l’assemblée. Le premier acte est assez faible ; l’ouverture ne produit que peu d’effet ; et l’emploi des tambours et des cloches, que l’auteur a cru devoir y introduire faute d’être assez motivé, lui donne un air prétentieux peu propre à disposer favorablement l’auditoire. Ce morceau cependant est bien conduit, mais les idées y manquent d’originalité et de relief.
Le bolero qui ouvre le second acte a de la couleur et de la grâce ; l’interruption du chant par une harmonie d’instrumens à vent dans le grave, à ces mots : « Malgré moi la tristesse me gagne, » me paraît une excellente idée dramatique, rendue en outre avec un véritabie bonheur. Mlle Jenny Colon, dont la voix est si fraîche, met beaucoup de pureté et d’expression dans l’exécution de ce morceau.
Les couplets du moine Cristofforo, accompagnés du chœur des moines mendians, me paraissent d’un bon sentiment musical ; l’onction religieuse y domine ; peut-être a-t-elle trop de véritable gravité. Des Franciscains faisant la quête devraient, ce me semble, s’exprimer autrement que les sages habitans des grands temples d’Isis. Quoi qu’il en soit, cet andante est à mon avis le meilleur de la partition ; à un chant auquel nous ne reprochons que sa solennité, se joint une harmonie bien large et bien pure que font ressortir encore des pédales de seconds cors très habilement employées.
La phrase de Pichot, dans la scène des maraudeurs : « Je suis Français, nous sommes tous Français, » a le mérite du naturel, l’intention comique en est assez remarquable. L’air de Georges, moins bien de forme et de style, produit peu d’effet. Le compositeur a, dit-on, été obligé de l’écrire, pour ainsi dire malgré lui, cinq jours avant la première représentation. Il s’est tiré avec adresse de la scène du Conseil de guerre, que M. Scribe, pour faire le pendant, sans doute, de celle de la Vente dans la Dame Blanche, a eu l’idée de ne pas mettre en dialogue, malgré l’étrange figure que devaient nécessairement faire en musique des paroles comme celles de la formule du serment et les dépositions des témoins. M. Batton remporta le grand prix de composition musicale à l’Académie des Beaux-Arts en 1818. Depuis lors, on a entendu de lui l’opéra d’Ethelwina, et quelques morceaux qu’il a placés, je crois, dans la Marquise de Brinvilliers. Son style en général rappelle la concision et la fermeté de celui de Cherubini, dont il est l’élève ; il m’a semblé pourtant que toutes les parties de son orchestre n’étaient pas traitées avec un soin égal. Les extrémités sont bien dessinées, mais le peu d’intérêt du milieu de la masse instrumentale la fait paraître parfois écrite seulement à deux parties.
Il faut le remercier de n’avoir fait entendre la grosse caisse que dans un petit nombre de morceaux ; je voudrais pouvoir en dire autant pour les trombonnes, qu’il a employés beaucoup trop fréquemment et toujours fort. A propos de bruits disgracieux, j’ai remarqué à la représentation du Remplaçant un détestable usage dont je pensais que l’Opéra-Comique avait su se préserver jusqu’ici : il s’agit des cymbales, qui au lieu d’être frappées isolément par un musicien spécial, le sont par celui-là même qui bat la grosse caisse. L’un des plateaux métalliques, ainsi fixé sur le bois de la caisse, de manière à permettre au même musicien de frapper à la fois l’un et l’autre instrument, perd toute sa sonorité, et il ne résulte plus de ces percussions violentes qu’un son de ferrailles et de tonneau vide du plus ignoble caractère. Nous signalons à l’habile chef d’orchestre du théâtre de la Bourse, M. Girard, cet inconvénient qu’il a du reste sans doute observé avant nous, et auquel il n’est pas en son pouvoir de parer. Un musicien ambulant qu’on voit souvent dans les rues de Paris, seconderait à merveille les vues économiques de M. Crosnier, nous le lui recommandons. Ce précieux artiste porte un petit pavillon chinois à son chapeau, deux cymbales entre ses genoux, une grosse caisse sur le dos, un triangle sur la grosse caisse, un tampon au coude droit, une tringle de fer au coude gauche, une flûte de Pan sous le menton, et une guitare sur le ventre ; de sorte qu’en agitant d’une certaine manière les genoux, la tête, les coudes et les mains, il joue de six instrumens à la fois. Voilà un progrès ! il faut absolument engager cet homme-là à l’Opéra-Comique.
— Si les bons choristes sont rares à Paris, les instrumentistes habiles ne le sont pourtant pas ; nous en allons avoir la preuve. Outre les nombreux orchestres déjà existans, deux nouvelles réunions de la même nature se forment en ce moment ; on les entendra aux mois de novembre et d’octobre prochains, l’une dans le nouvel établissement du la rue du Mont-Blanc qui porte le titre de Casino, l’autre dans la vaste salle de la rue Saint-Honoré, où était autrefois le concert Musard. Le propriétaire de ce beau local veut ajouter de nouveaux embellissemens en apportant à sa forme intérieure des modifications qui le rendront plus favorable aux effets de la musique. Il a confié à M. Valentino l’organisation et la direction de la partie artistique de l’entreprise ; elle ne pouvait tomber en meilleures mains. Aussi espérons-nous que, grâce aux idées élevées de son chef, le nouvel orchestre ne sera pas long-temps obligé de se prostituer à l’exécution des contredanses, que l’entrepreneur a malheureusement l’intention de maintenir encore dans les programmes de ses concerts.
— On annonce pour la prochaine fête de l’Assomption deux messes solennelles en musique, l’une à Saint-Roch de M. Tomassin, l’autre de M. Adam, à Saint-Eustache. Le même jour on entendra, également à Saint-Eustache, aux vêpres, les litanies d’Orlando di Lasso. L’exécution de cette musique, qui date de 1550, ne peut manquer d’exciter vivement l’intérêt des artistes et des véritables amateurs. Cet ancien compositeur, qui passa pour le premier de son temps, ne doit son appellation italienne qu’au séjour prolongé qu’il fit au-delà des monts. Son véritable nom fut Roland de Lassus ; il naquit en 1520, à Mons, où il fut d’abord enfant de chœur dans la paroisse de Saint-Nicolas. Plus tard il alla en Sicile ; il habita successivement Naples, Rome et Milan. Le Roi d’Angleterre, Henri VIII, ce bourreau théologien, qui se croyait aussi grand musicien, le reçut avec honneur. Il quitta Londres cependant, après un séjour de courte durée, pour se rendre auprès du duc de Bavière qui l’avait nommé son maître de chapelle. Charles IX voulut inutilement le fixer en France en lui offrant le même emploi. Enfin, après avoir reçu les distinctions les plus flatteuses de l’empereur Maximilien II, il mourut plein de gloire à Munich, en 1594. Depuis fort long-temps on n’a rien entendu de lui à Paris ; l’idée de reproduire aujourd’hui quelques beaux fragmens de cette harmonie du moyen-âge fait honneur au maître de musique de Saint-Eustache, et nous l’en félicitons sincèrement.
H. BERLIOZ
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er avril 2015.
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