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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 4 AOÛT 1837 [ p. 1]

PSAUMES DE BENEDETTO MARCELLO.

    Il y a cent cinquante ans à peu près que naquit à Venise, d’une noble famille de cette ville, Benedetto Marcello, auteur des Psaumes dont nous allons nous occuper. Nous ne pouvons répéter pour lui ce que disent les biographes de la plupart des compositeurs célèbres : « Il manifesta de bonne heure un goût prononcé et de brillantes dispositions pour son art. » Loin de là, son père, qui dirigeait avec soin son éducation littéraire, lui ayant donné un maître de violon, fut désagréablement surpris de trouver dans le jeune Benedetto une aversion insurmontable pour l’étude de cet instrument, que ses frères cultivaient, au contraire, avec succès. Certes, en tirant l’horoscope des trois fils du noble Vénitien, il eût été absurde alors de désigner Benedetto comme celui dont la gloire musicale devait immortaliser le nom de sa famille. L’incident le plus ordinaire, un mot piquant d’une jolie femme, en blessant son amour-propre, suffit pour éveiller ses facultés et leur donner une activité prodigieuse. On parlait un jour devant lui des études des trois fils du patrice Marcello : « Alessandro a déjà du talent, dit une dame ; Girolamo en aura ; quant à Benedetto, la nature l’a évidemment créé pour porter la boîte à violon de ses frères et marcher derrière eux comme un domestique. » L’orgueil du jeune homme, piqué au vif par cet outrageux pronostic, lui fit aussitôt prendre la résolution qui seule pouvait en prouver l’injustice. Dès ce moment, Benedetto, se refusant toute distraction, travaille dix heures par jour le violon, le piano et en même temps l’harmonie et le contrepoint. Son père, craignant pour sa santé, l’emmène de force à la campagne, lui enlève ses instrumens, défend aux domestiques de lui procurer du papier réglé. Benedetto, patient comme un homme qui veut fortement, se met à en régler lui-même. Bientôt, malgré la surveillance paternelle, il s’en sert pour composer une messe. Le père découvre la partition ; et enchanté de la belle et riche ordonnance de ce coup d’essai (car tout grand seigneur qu’il était, le père de Marcello savait fort bien la musique), il laisse le champ libre à cette organisation, dont il avait naguère stimulé le développement avec moins de peine qu’il n’en trouvait alors à modérer son impétueux élan.

    Quinze ans plus tard, Benedetto est l’égal des premiers maîtres de son temps dans plusieurs parties de l’art et les dépasse de beaucoup dans ce style à la fois épique et religieux dont il est en quelque sorte le créateur. Si le mot que nous avons cité plus haut est réellement d’une dame et non celui d’un des frères de Marcello, ainsi que le pensent plusieurs biographes, il faut convenir que les petites malices des gracieuses fées de nos salons parisiens n’ont pas encore produit d’aussi beau résultat.

    Bien que B. Marcello ait été en même temps écrivain éloquent, poëte distingué et grand musicien, comme ce n’est pas précisément de sa biographie qu’il s’agit ici, nous ne nous occuperons que des psaumes qui ont fait de son nom l’un des plus beaux dont s’honore l’art musical. Il dut beaucoup, il est vrai, au hasard qui le fit naître à l’époque où le chant pur et sévère était porté en Italie à un si haut degré de perfection ; et les ressources nombreuses que lui offraient pour l’exécution de ses chœurs les différens théâtres de Venise, la chapelle de Saint-Marc, le Conservatoire des pauvres filles, et le concert du Casino des nobles, aplanirent sans doute pour lui bien des difficultés à peu près insurmontables aujourd’hui. L’art de chanter en chœur était en effet si cultivé alors, que dans certaines chapelles l’usage était de faire entendre à chaque cérémonie une composition nouvelle qui, ne s’exécutant qu’une fois, était chantée néanmoins à première vue. Des partitions souvent fort compliquées, et écrites à huit et dix parties, sortaient ainsi, à la satisfaction de l’auteur, d’une épreuve qui de nos jours leur serait infailliblement fatale. Le principal mérite des chanteurs ne consistait pas comme à présent dans une brillante vocalisation, de même que le théâtre n’absorbait pas seul l’intérêt des dilettanti ; un compositeur pouvait devenir illustre sans courber la tête sous le joug de la cavatine, et sans se faire le courtisan d’un castrat : témoin Durante, qui n’a jamais rien fait pour la scène. Les choses ont depuis lors si fort changé de face, que si Marcello était notre contemporain, ses hymnes admirables ne trouveraient qu’à grand’ peine, dans toute l’Italie, un petit nombre d’interprètes intelligens, capables d’en reproduire le sens et l’esprit ; et dans le cas même où les facilités d’une bonne exécution seraient acquises à l’auteur, le public, dans ses préoccupations frivoles, préférerait toujours à sa noble harmonie les vulgaires productions du fabricant d’opéras le plus misérable.

    Marcello a peu écrit dans le genre bouffe ; la seule pièce vraiment comique qu’on cite de lui, consiste en une espèce de madrigal pour soprani et contralti dont il avait fait les paroles et la musique, en les disposant de telle sorte que les chanteurs, qu’il avait choisis parmi ceux de la chapelle de Saint-Marc, devaient imiter sans le vouloir le bêlement d’un troupeau de moutons.

    Au commencement du dix-huitième siècle le nombre des castrats volontaires était fort considérable, et cette affreuse mutilation passait aux yeux du peuple pour une spéculation comme une autre ; ce qui explique fort bien l’horreur de Marcello pour ces malheureux virtuoses à la voix flûtée, et lui fait pardonner la méprisante raillerie dont il les rendit victimes.

    Ses cantates n’ont pas une très grande réputation : nous en excepterons seulement celle de Callisto changée en Ourse, dont l’accompagnement surtout est célèbre, et une autre dont Benedetto avait fait les paroles. La musique de cette dernière fut l’objet d’un concours entre douze des premiers maîtres italiens ; le poëte lui-même ayant été admis parmi les candidats, sa partition l’emporta de prime abord sur celle de ses rivaux.

    Marcello atteignait l’âge de quarante ans sans avoir encore songé à l’œuvre immense qui lui valut sa plus belle gloire, quand un de ses amis, homme de lettres et musicien distingué, nommé Ascanio Giustiniani, le pria de mettre en musique les dix premiers psaumes de David qu’il venait de traduire en vers italiens. Marcello, se sentant de force à dignement accomplir une pareille tâche, l’accepta de grand cœur et écrivit les cinq premiers psaumes d’un seul jet, avec tant de facilité, qu’il lui semblait n’avoir jamais fait usage d’un autre style pendant toute sa vie. Le succès de cet essai engagea les deux amis à poursuivre ce qu’ils avaient si bien commencé, malgré les prédictions de plusieurs compositeurs et maîtres de chant, qui, jugeant de la fécondité de Marcello d’après la leur propre, affirmaient que le style religieux et sévère adopté par lui n’offrait pas assez de ressources pour qu’il fût possible de le soutenir long-temps sans tomber dans des redites fatigantes.

    L’incroyable variété de dessins chantans qu’on admire dans tout le cours de cette vaste composition, prouve que Benedetto n’avait pas trop présumé de ses forces en persistant dans son projet. Il semble cependant que sa faculté d’invention ait éprouvé de temps en temps un peu de fatigue, car on trouve sur plusieurs versets des thèmes empruntés aux antiques mélopées grecques et hébraïques, traités d’ailleurs avec l’art exquis qui brille jusque dans les moindres accompagnemens de ce grand musicien. Nous nous bornerons à citer le presto du dix-huitième psaume (allor tu gradirai signor) dont le chant, du mode hippo-lydien [sic pour hypo-lydien], est celui d’un hymne d’Homère à Cérès, et l’adagio du vingt-et-unième (signor non tardi), dont la magnifique mélodie est empruntée à une prière des juifs allemands. Hâtons-nous d’ajouter que Marcello ne manquait jamais d’indiquer les sources où il puisait en pareil cas, et d’avertir que le canevas qu’il allait recouvrir de ses riches broderies ne lui appartenait point. Il y a quelques mois, je fus tout surpris de connaître déjà la phrase dont il est ici question ; M. Rossini en a fait l’andante de son ouverture du Siège de Corinthe. Les psaumes de Marcello sont écrits à une, deux, trois ou quatre voix, avec soli et chœurs, et accompagnement d’une simple basse continue. Quelques-uns seulement ont de plus une ou deux parties de petites violes. L’édition de Paris porte un accompagnement de piano, rédigé fidèlement sur la basse chiffrée de l’auteur, et d’une exécution très facile. A l’époque où parut cette admirable collection, c’est-à-dire en 1724, rien de pareil n’existait encore en musique ; ce n’est ni la manière large mais bien souvent lourde de Durante, ni les formes grandioses mais un peu raides de Scarlatti, ni les charmantes arabesques de l’abbé Clari, qui pouvaient donner une idée de cette vigueur d’expression, de ce dessin toujours noble et pur, de cette onction religieuse, et surtout de cette belle couleur antique, qui font de l’auteur des Psaumes un véritable musicien poëte. « Rien n’approche, disait M. Suard, de l’enthousiasme qui règne dans ces compositions ; Marcello fait passer dans sa musique l’énergie des pensées orientales ; c’est le Pindare des musiciens. »

    La renommée de l’œuvre nouvelle se répandit si rapidement, et les Vénitiens montrèrent peu après son apparition un tel désir de l’entendre, qu’afin de satisfaire cet empressement général, une académie de chant fort nombreuse se réunit, sous la direction de l’auteur, pour l’exécuter dans un local disposé de manière à pouvoir en faire jouir une foule immense d’auditeurs. La place voisine et les rues adjacentes étaient le parterre où se pressaient ces milliers de dilettanti de toutes les classes, et le silence n’y était troublé que par ce grand applaudissement populaire qu’il a été donné à si peu d’artistes d’obtenir en le méritant. Lequel était le plus heureux du gondolier qui comprenait une telle musique, ou du patricien qui en était l’auteur ? Je ne sais, mais, à coup sûr, ces Vénitiens-là, matelots ou sénateurs, marchands ou hommes de guerre, formaient une population sérieusement artiste dont le goût ne manquait pas de sûreté.

    Les Psaumes furent traduits en espagnol, en anglais, en allemand, en russe, et dans toute l’Europe le même succès accueillit la pompeuse harmonie dont le génie de Marcello les a revêtus. La France seule les connaît à peine ; non seulement nous n’avons pas songé à les traduire, mais sans les matinées de Choron et les concerts historiques de M. Fétis, je ne crois pas qu’on eût jamais entendu à Paris le moindre fragment de ces immortelles productions.

    Le style généralement employé par l’auteur est le style fugué ; il s’en sert avec une merveilleuse aisance ; choisissant toujours de beaux thèmes, ne sacrifiant jamais l’expression à des combinaisons puériles, mais n’usant au contraire des ressources variées du contrepoint que pour faire scintiller sur toutes ses faces et avec tous ses avantages la pensée-mère du morceau. L’entrée de la phrase est constammement disposée d’une façon favorable à l’effet vocal ; il est singulier seulement que, dans une œuvre aussi soignée sous le rapport de la pureté harmonique, on trouve des parties entrant sur des quartes nues sans résolution, comme on le voit page 159, au début de l’allegro Non avvi popolo cotanto barbare, où le premier ténor commence sur le au moment où le contralto finit sur le sol, de même que le second ténor commence, deux mesures plus loin, sur le la, quarte inférieure du non résolu sur lequel s’arrête le premier ténor. Dans un chœur d’un caractère rude et sauvage, une telle disposition harmonique ne serait peut-être pas déplacée ; mais ici sa justification nous paraît plus difficile, et, en tout cas, l’effet n’est pas bon.

    Outre la beauté du dessin vocal, il faut admirer aussi l’ingénieux artifice avec lequel Marcello sait donner de l’intérêt à la simple base instrumentale dont il les accompagne. Le chœur dont nous venons de parler en est lui-même un exemple ; il serait facile d’en citer un grand nombre d’autres plus remarquables encore.

    Quant à la mélodie proprement dite, à coup sûr, dans les psaumes, elle ne ressemble guère à celle que le dandysme parisien actuel honore de son estime ; la physionomie en est essentiellement simple, noble, austère même ; quelquefois on sent que ses formes sont subordonnées aux exigences des combinaisons du contrepoint où elle doit figurer ; dans ce cas elle s’efface un peu, pour laisser plus place à sa majestueuse sœur, l’harmonie, qui ne tarde guère à lui rendre ce bon office en la laissant dominer à son tour. Il y a même des psaumes entiers (et ils ne contiennent pas moins de six ou sept morceaux différens) écrits à une seule voix. Le largo du vingt et unième, « E pur tu quello sei, che nell excelso monte a te consagrato, hai ferma sede », est un sublime témoignage de ce que la mélodie peut produire de poétique et de grand. Cette tristesse est si profonde et si résignée en même temps, son accent a quelque chose de si prophétiquement inspiré, cette voix solitaire semble éveiller de si lointains échos, que jamais les plus belles pages de M. Chateaubriand n’ont présenté, à l’œil de l’imagination, plus sainte et plus désolée, l’image de Jérusalem.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er avril 2015.

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