FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 2 AOÛT 1836 [p. 1-3]
ITALIE PITTORESQUE (1).
Voilà un livre dont la lecture m’a charmé et attristé en même temps. Il est l’ouvrage d’une réunion d’hommes de lettres, dont la plupart ont visité l’Italie à une époque de leur vie où l’enthousiasme et le plaisir naissaient pour eux à chaque pas ; on en trouve la preuve dans les pages pleines de naturel et d’un si chaud coloris où leurs impressions sont reproduites. Je ne sais pourquoi, en les parcourant, je croyais presque lire une œuvre posthume. Les auteurs me semblaient, sinon morts, au moins prodigieusement vieillis ; je les suivais involontairement au milieu du tourbillon de la vie parisienne où chacun d’eux est aujourd’hui rentré pour n’en plus ressortir peut-être, et comparant leurs travaux actuels, les agitations de leurs jours, les veilles ardentes de leurs nuits, la tension continuelle de toutes leurs facultés, les tourmens que leur causent des espérances souvent déçues et de vils obstacles sans cesse renaissans, avec l’existence si activement oisive, si follement insouciante, si riche de nouvelles sensations, de joies infinies, si diaprée de visions poétiques et surtout si complètement libre, qu’ils menaient en Italie, je me prenait à les plaindre de toute mon âme. C’est qu’en effet, à leur âge, je ne sais rien au monde de plus précieux que la liberté, non pas de faire tout ce qu’on veut, mais de ne pas faire ce qu’on ne veut pas. Et cette liberté, si rare à Paris, pour nous autres hommes de peine, écrivains ou artistes, on en jouit en Italie dans toute sa plénitude. En outre, malgré la sévérité du jugement qu’on a le droit de porter sur beaucoup d’institutions de ce beau pays, il n’en demeure pas moins évident, pour tous ceux qui l’ont visité sans être précédés d’une réputation politique hostile à ses gouvernans, qu’en aucun lieu du monde civilisé il ne leur eût été possible de s’ébattre plus librement. J’en excepte seulement les Etats soumis à l’Autriche et l’imperceptible duché de Modène. Mais à Rome, à Florence, à Naples, en Sicile, en Calabre, dans les montagnes, on peut aller, venir, travailler ou ne rien faire, chasser ou rêver, sans que personne s’informe des raisons que vous avez pour cela, sans qu’on vous demande pourquoi il vous convient d’aller à droite plutôt qu’à gauche, de voyager la nuit et non le jour, seul et à pied, plutôt que par les moyens ordinaires, et vêtu comme un goujat. A Rome, surtout, le Pape est d’une tolérance, je dirais presque d’une indulgence infiniment plus grande qu’on ne le croit communément, pour les allures quelquefois un peu turbulentes des jeunes étourneaux qui viennent s’abattre dans ses Etats.
Je sais bien, pour mon compte, que je ne pourrais faire à Paris le quart des extravagances dont je me suis donné le plaisir à Rome, sans courir risque d’un ou deux jours de prison, ou au moins d’une nuit de corps de garde, accompagnée de quelques vigoureuses bourrades. Il n’y a guère que sur les frontières où les douanes, les visas de passeports, etc., sont réellement causes d’une multitude de désagrémens, auxquels ceux du même genre dont nous jouissons en France ne sauraient être comparés. Ces vexations sont remarquées principalement par les touristes, habitués de tout voir par la portière de leur voiture, et de se faire suivre d’un fourgon contenant les objets de luxe sans lesquels ils croiraient ne pouvoir exister. Oh ! ceux-là, je l’avoue, doivent être fort médiocrement charmés des investigations auxquelles leur somptueux équipage les expose souvent deux fois dans le même jour. Il leur faudra, toutes les vingt ou trente lieues, assister au bouleversement de leurs malles, voir déplier leur linge, vider leurs portefeuilles, compulser leurs albums, lire leurs lettres, leurs livres ; si la langue dans laquelle ceux-ci sont écrits n’est pas familière au préposé en chef de la douane, il exigera du propriétaire qu’il lui en indique le sujet, qu’il lui en fasse l’analyse, et si le brave douanier ne connaît pas l’un ou ne comprend pas l’autre, la confiscation du livre s’ensuit assez ordinairement. Tout cela est fort peu divertissant, je suis loin d’en disconvenir ; mais je dois avouer aussi qu’en raison du peu de sympathie que j’éprouve pour les riches oisifs qui traversent l’Italie avec l’attirail qu’ils étalaient au bois de Boulogne ou à Hyde-Park, n’en veux pas beaucoup aux douaniers de les vexer. Ces gens-là (les dandys voyageurs) sont les ennemis nés de tout ce qui porte en soi le moindre sentiment artiste. Leur luxe désenchante le plus beau paysage, et il sent le musc dans un bois long-temps après qu’ils l’ont traversé. Ajoutez à cela qu’ils font place nette dans les villages par où ils passent, comme ferait une nuée de sauterelles dans une prairie. Je n’oublierai jamais le malheur que j’eus une fois de me trouver à la suite d’une famille anglaise, en allant à Terni. Comme la peur des brigands la faisait voyager à très petites journées, arrivant de bonne heure et ne repartant pas de très grand matin, le pauvre diable de piéton harassé d’une fort longue route, au contraire, ne pouvait manquer d’avoir pour gîte les hameaux ou villages éblouis momentanément du faste britannique. Et n’eût-il pas vu la calèche armoriée à la porte de l’auberge, ne s’en fût-il pas aperçu au mouvement inaccoutumé de la population, aux allées et venues du groom traversant les rues un panier à la main pour y engouffrer tout ce qu’il pourrait découvrir de bon à un quart de lieue à la ronde, le froid accueil et le dénûment absolu qu’il trouvait à la locanda l’en eussent assez promptement averti.
« Pouvez-vous me donner à souper ? dis-je un soir en entrant à la locanda. Pas de réponse. — Pouvez-vouz me donner à souper ? — Tout à l’heure, nous n’avons pas le temps de vous parler à présent, me jette l’hôte, insolent comme un aubergiste italien qui a entendu tinter deux guinées. » Je me résigne donc à attendre jusqu’à ce que mylord ait laissé aux gens de la maison quelques minutes de loisir. « Enfin m’entendrez-vous, et me donnerez-vous à souper ? — Qu’est-ce que vous voulez ? nous n’avons plus rien, les Anglais ont tout pris. — Il vous reste bien au moins quelques fruits ? — Nous avons tout vendu aux Anglais. — Que le diable vous emporte avec vos Anglais ! Je m’en vais voir ailleurs si l’on me recevra mieux. » En passant devant un boulanger, j’achète une pagnotte, comptant trouver au moins du lait pour un repas rafraîchissant, sinon réconfortant. Ah bien oui ! les Anglais avaient déjà tout enlevé pour leur thé, et je dus m’estimer heureux de trouver pour apaiser ma faim un vieux morceau de jambon cru, dur et noir comme la cuisse du diable, et une botte de paille pour y dormir : les Anglais avaient pris tous les lits. C’était, il m’en souvient bien, à Passignano, sur le bord du lac de Trasimène. Le lendemain, éveillé de bonne heure, grâce à la frugalité de mon festin de la veille, je voulus me dédommager un peu en visitant, avant de repartir, les charmantes petites îles qu’on découvre au milieu du lac. Une barque, une seule était amarrée au bord de l’eau ; je m’en approche, je propose au propriétaire de me conduire ou de me prêter son canot ; impossible, le signor inglese l’avait retenu de la veille et loué jusqu’à midi......... En arrivant à Terni, je fus pourtant assez heureux pour voir la superbe cascade, mais c’est uniquement parce qu’il n’était pas possible à mylord de l’acheter ou de la louer pour lui seul, comme tout le reste, sans quoi je m’en serais passé bien certainement.
Mais ce n’est pas de voyageurs de cette trempe que j’ai à entretenir le lecteur ; les auteurs de l’ouvrage dont il est ici question ont vu l’Italie tout autrement. Ils l’ont étudiée à fond, qui dans un point, qui dans un autre, et chacun n’a parlé que de ce qu’il connaissait le mieux. M. Ernest Legouvé a raconté dans un style élegant et naturel ses excursions à Naples, à Pompeï, aux environs de Rome, à Nettuno, à Porto, Danzio, en semant son récit d’une foule de piquantes anecdotes qui en doublent l’intérêt. Je ne puis m’empêcher d’en citer une qui donnera une idée de la naïveté avec laquelle certains hommes en Italie parlent des crimes les plus atroces, et du point de vue moral sous lequel ils les envisagent. La voici : « Pour terminer mon pèlerinage (c’est M. Legouvé qui parle), je me dirigeai vers le golfe de la Sibylle. Le général Lamarque m’avait parlé du guide comme d’un homme fort extraordinaire, qui lui avait passé par les mains. C’était un ancien brigand de la Calabre, qui avait été arrêté, convaincu d’avoir tué six personnes, condamné au gibet, pendu, et qui s’était sauvé par miracle. Je le trouvai seul ; nous partîmes. Je l’examinai attentivement : c’était un petit homme, la bouche fendue comme un requin, un sourire singulièrement ironique, le nez long, un œil brun et un œil bleu, le regard éteint et voilé comme un oiseau immobile ; son cou était légèrement penché ; je cherchais sur sa figure et sur son crâne chauve les lignes et bosses du meurtre ; mais bosses et lignes, tout me faisait faute ; enfin je me décidai à le questionner, et tout en allant à la grotte, je lui dis : — Hé bien ! on m’a dit que vous l’aviez échappé belle, et que la mort et vous, avez déjà fait connaissance ? — Ah ! on vous a dit cela, Monsieur ? — Oui ; et dites-moi, pourquoi aviez-vous été condamné ? — Pour avoir tué. — Ce n’était pas vrai ? — Si, Eccellenza. — Comment donc ? — Oui, j’avais tué six hommes. — Six, m’écriai-je ! — Oui, Eccellenza, reprit-il avec calme, et vous en auriez fait autant à ma place. — Ceci est un peu fort. — Ecoutez et jugez. J’avais quinze ans ; pas bien robuste ni bien grand, comme vous le voyez ; j’allais avec mon vieux père aux champs cueillir du maïs ; mon père avait pour grand ennemi un de nos voisins nommé Jacomo ; nous le rencontrons, il se jette sur mon père, et le frappe d’une hache à la tête ; le sang coule ; je cours à notre case, je prends un fusil, je reviens, je tue Jacomo. N’en auriez-vous pas fait autant, Eccellenza ? — Sans doute. — Jacomo tué, je m’enfuis, les soldats français me poursuivent et me cernent dans une chaumière où je m’étais réfugié ; je saute par la fenêtre, il y avait un Français au bas de la fenêtre, je le tue. N’en auriez-vous pas fait autant, Eccellenza ? — Sans doute. — La nuit, je reviens au village pour emmener avec moi mon jeune frère, car notre mère était morte : j’entre ; les parens de Jacomo l’avaient assassiné pour se venger. Je cours dans la maison de Jacomo, et je tue son fils. N’en auriez-vous pas fait autant, Eccellenza ? — Mais... peut-être. — Chassé de montagne en montagne, traqué comme une bête féroce, et traînant avec moi une fille de Puzzoles qui m’aimait, je la vois un jour tomber épuisée de faim dans mes bras ; je demande à manger à un paysan, il me refuse ; je lui donne un coup de poing dans la poitrine, je lui prends son pain, j’en fais manger à Gianetta, et puis... Ah ! bah ! il ne faut pas mentir, je lui avais donné un coup de hache... N’en auriez-vous pas fait autant, Eccellenza ? — Sans doute, lui dis-je fort embarrassé, et ce diable d’homme, avec son N’en auriez-vous pas fait autant ? m’allait faire avouer que ses six meurtres étaient les plus belles actions du monde, quand heureusement nous aperçûmes l’entrée de la grotte. » Aux lecteurs avides de connaître plus complètement les mœurs des brigands, leurs habitudes, leurs passions atroces, les lieux qu’ils fréquentent ordinairement, l’espèce de considération dont ils jouissent auprès de la plupart des paysans italiens, la protection et l’asile que leur donnent à peu près ouvertement les moines des montagnes, les causes qui font quelquefois embrasser spontanément à des jeunes gens, honnêtes jusque-là, cette dangereuse profession, l’impunité accordée à beaucoup de chefs de bandes, la vie qu’ils mènent sur leurs vieux jours, après s’être retirés du service, et la confiance illimitée que leur accordent de riches propriétaires en leur donnant à garder leurs fermes et leurs châteaux isolés, je recommanderai les livraisons sur Rome et l’Etat pontifical dues à la plume savante de M. de Norvins. Chargé par Napoléon de fonctions importantes dans l’administration romaine, M. de Norvins a pu connaître une foule de choses de ce genre ignorées peut-être encore aujourd’hui de beaucoup d’Italiens eux-mêmes. La description qu’il fait des deux grandes cérémonies agrestes de la plaine, le labourage et la moisson, est également des plus attachantes. Ces scènes grandioses contrastent tellement avec la mesquinerie des paysages analogues de notre agriculture, qu’on serait tenté vraiment d’en croire les acteurs, non point sujets obscurs de Sa Sainteté Grégoire XIII, mais fils illustres du peuple-roi et frères de Cincinnatus. A part quelques fermes isolées et crénelées comme des châteaux forts, qu’on rencontre à de longs intervalles, la campagne de Rome est tout-à-fait déserte ; aussi les laboureurs et les moissonneurs qu’on y voit travailler en si grand nombre aux deux époques dont je viens de parler, ne l’habitent-ils point ; ce sont des Abbruzzais, des Calabrais, espèces de sauvages, esclaves né de la terre romaine, qui descendent alors des montagnes, non par centaines, mais par milliers. Ils sont conduits par des caporaux qui les ont loués au mercante di campagna pour toute la saison des moissons, afin que pendant ce temps, comme pendant celui du labour, il puisse faire la récolte de toutes les propriétés qu’il a affermées. Ainsi, de même que les bœufs et les bouviers, les moissonneurs passent d’un domaine à l’autre et après avoir exploité l’agro romano, ils retournent dans leurs montagnes vivre pendant l’hiver de ce qu’ils ont gagné l’été. Rien de plus effrayant que cette réunion d’hommes caniculaires, presque nus, bronzés par le soleil, d’une taille gigantesque, présentant la race mêlée du sauvage et du brigand, portant des faucilles et des fourches, véritable pandœmonium rural. Ils sont ordinairement précédés d’un prêtre de leur montagne, escortés de leurs caporaux armés de gros bâtons, ayant à leur suite quelques ânes chargés de marmites, quelques autres traînant de petits chariots où parmi les ustensiles et les guenilles de leur ménage nomade, sont accroupies plusieurs femmes sales et laides : on croirait voir un convoi d’esclaves vendus par un roi d’Afrique. Je laisse M. de Norvins décrire lui-même la scène du labourage : « Le surlendemain de l’arrivée des montagnards et de leurs troupeaux à l’une des fermes du prince Borghèse, je me mis en route de grand matin pour assister à l’opération du labourage. De loin il me semblait voir dans la plaine un régiment d’artillerie à cheval en bataille, avec ses pièces et ses caissons. Ce ne fut qu’en approchant que je reconnus l’attirail rural le plus étonnant que j’eusse vu de ma vie. Tout est grandiose, gigantesque et presque sublime dans ce pays romain. Quatre-vingts charrues, attelées chacune de deux bœufs énormes, étaient en lignes à intervalles égaux. Chacun de ces intervalles, en avant du front, était occupé par un conducteur à cheval armé de sa lance, et dirigeant deux charrues. Il y avait donc en première ligne quarante cavaliers ; en seconde, quatre-vingts paires de bœufs, et en troisième, quatre-vingts laboureurs tenant le soc. Les jougs placés sur le front de chaque couple de bœufs, figuraient un grand arc massif, et au dessus de leurs têtes s’élevaient les timons des charrues, décrivant une courbe en forme de crosse, terminée par un gros bouquet de fleurs des champs au milieu desquels brillait une image de la Vierge. Dans cette espèce de théorie rurale, Marie était à la fois la reine du ciel et de la terre. Cette ligne étincelante d’or et d’argent, planant au dessus des fronts larges et couverts de feuillage de ces colosses du labourage, produisait l’effet le plus merveilleux. Au signal donné par le gardien, qui, à la tête et au centre de cette troupe d’hommes, de chevaux et de bœufs, paradait comme un général en chef, la masse s’ébranla au milieu des cris des montagnards, et le chaume jaunâtre qui couvrait le sol depuis la moisson, jachère de deux mois, disparut au loin sous de profonds et noir sillons. »
Je ne parlerai pas de la description des Musées d’Italie par M. Roger de Beauvoir ; je suis trop peu capable d’en apprécier le mérite, fort grand, au dire des connaisseurs, étant en fait de peinture doué d’un sentiment faux, à ce qu’il paraît ; du moins me suis-je surpris bien souvent en contradiction flagrante avec les opinions consacrées. Si je l’avoue, c’est que j’y suis obligé pour justifier mon silence sur d’aussi savantes études. Mais que voulez-vous que dise sur la peinture un homme qui n’a comme moi jamais mis le pied dans une galerie de tableaux sans y être à peu près forcé, à qui l’aspect de la foule des chefs-d’œuvre qui y sont étalés cause une sensation aussi pénible que celle qu’il pourrait éprouver à l’audition de trente symphonies différentes exécutées à la fois, et qui (horresco referens) trouve le Jugement dernier de Michel-Ange. . . . . absurde !!!! Il s’exposerait infailliblement, en abordant un pareil sujet, à dire des énormités comme celles dont bon nombre de mes honorables confrères se rendent journellement coupables envers les musiciens. Heureusement je puis me taire ; on n’est pas obligé d’être connaisseur dans les arts du dessin, et il n’est pas honteux d’avouer son ignorance ; tandis que la musique..... oh ! la musique..... nous la savons tous en France, ou nous devons la savoir ; comme les gentilshommes de Molière, que savaient tout sans avoir rien appris.
Les Etats vénitiens de M. Alphonse Royer me paraissent l’une des parties les plus remarquables de ce recueil. M. A. Royer a un coup d’œil vif et sûr ; il ne s’enthousiasme guère, mais ses jugemens n’en sont pas moins dictés par un sentiment de l’art des plus élevés et un goût exquis. Quant à l’opinion qui lui fait préférer l’Italie gothique à l’Italie antique, je ne saurais la partager. « On chercherait vainement, dit-il, un petit recoin dans l’Italie antique qui n’ait pas été piétiné en tous sens par la troupe des oisifs accourus des deux extrémités du monde. Chaque année, chaque mois, chaque semaine, à chaque heure du jour, chaque fût de colonne renversée, chaque fragment de muraille réticulaire se voit lorgné, dessiné, décrit, chanté, toisé, selon que le hasard lui amène un convalescent ou un peintre, ou un poëte, ou un architecte. La Société de statistique nous donnera quelque jour le relevé des aquarelles, des dithyrambes et des lithographies que les ruines du Colisée ont fait naître depuis l’irruption des Barbares. L’Italie gothique est beaucoup moins épuisée. » Cela est vrai, si l’on prend pour terme de la comparaison Rome et Venise, ou Naples et Vérone ; mais L’Italie antique n’est pas tout entière dans Rome et dans Naples, et certes M. A. Royer aurait pu trouver un vaste champ à peu près vierge des sottes investigations qu’il déteste avec tant de raison dans les Calabres, les Abruzzes, la terre d’Otrante, en un mot dans toute la pointe méridionale qu’on appelait la Grande-Grèce, mais qui n’en est pas moins une partie essentielle et fort peu connue de l’Italie antique. C’est qu’en effet il n’est pas aisé pour les oisifs de venir vulgariser un pays qui n’a, ainsi que l’intérieur de la Sicile, ni grandes routes, ni ponts, ni moyens ordinaires de transport, ni auberges telles quelles ; un pays qu’il faut parcourir presque toujours à pied, sans trop savoir si l’on trouvera un gîte pour la nuit, dont les rivières se passent à gué, en s’embourbant jusqu’à la ceinture, ou sur un char tiré par des buffles, ou sur les épaules de quelque paysan qui peut se laisser tomber avec son fardeau au milieu du courant, et même s’y jeter à dessein pour noyer le signor inglese et le voler ; un pays où, pour un bouton qui brille un peu trop à son habit, le voyageur est exposé à recevoir un coup de fusil à travers chaque haie au détour du moindre bois. Certes, les convalescens et même la plupart des poëtes se dispensent assez volontiers de pareils délassemens.
Il faut être un voyageur né, un artiste intrépide, pour aller chercher à ce prix des émotions dans une telle contrée. Aussi regardai-je le tableau si riche de connaissances historiques et de poétiques descriptions qu’en a fait M. Charles Didier comme l’une des parties les plus curieuses de l’Italie pittoresque. Indépendamment du prestige d’un style ferme, concis, vivement coloré, souvent original, on trouve à suivre l’audacieux solitaire errant, sans protection ni moyens de défense, au milieu de cette nature et de ces populations incultes, le charme qui s’attache aux excursions romanesques dans lesquelles les poëtes nous entraînent quelquefois sur les traces de leurs héros. Et ici je devrais dire specialement les poëtes modernes, les romantiques (vieux style) ; car la partie comique, dans le récit de M. Didier, vient fréquemment faire diversion aux drames saisissans dont il se trouve acteur ou spectateur, comme aux belles rêveries où il aime à se plonger de temps en temps. A travers mille incidens bien faits pour mettre sa fermeté et sa résolution à l’épreuve, il lui arrive d’être pris, ici pour un prince déguisé, là pour un espion, ailleurs pour un sorcier en quête de trésors cachés ; une autre fois on l’éconduit d’une maison dans laquelle il avait demandé l’hospitalité, en lui faisant l’aumône ; on l’avait pris pour un mendiant. Au mont Gargano, où il arrive au mois de janvier par un pied de neige, c’est un pèlerin qui vient baiser les pieds de l’archange Michel, patron de la ville ; toute la population l’entoure et le suit comme un saint, les vieilles femmes baisent le pan de son manteau chargé de frimats, on implore sa bénédiction ; et, pour échapper à tant d’honneurs, le faux pèlerin est obligé le lendemain de s’enfuir de grand matin, sans être aperçu, comme un voleur. Ensuite son exploration du champ de bataille de Cannes, sa description du puits encore intact, Pozzo di Emilio, où vint expirer Paul-Emile ; l’accueil patriarcal qu’il reçoit tantôt d’un pauvre prêtre accusé de carbonarisme, tantôt d’une pieuse matrone, quelquefois des pâtres qui n’ont à partager avec lui que le lait de leurs troupeaux presque aussi sauvages qu’eux ; puis encore le récit des terreurs qu’il inspire dans certains villages où la population s’enfuit à son approche ; celui des outrages de toute espèce qu’il reçoit au contraire dans certains autres, où, comme à Terra-Nova, il est hué, insulté et poursuivi à coups de fusil par les messieurs du bourg qui s’amusent à tirer par dessus sa tête en se moquant de lui ; voilà, ce me semble, un attrait pour beaucoup de lecteurs incomparablement supérieur à celui que peuvent leur offrir bien des productions vantées dont la mode s’occupe presque exclusivement. Les sept ou huit livraisons de M. Charles Didier suffiraient pour assurer le succès de l’Italie pittoresque, quand cet ouvrage serait dépourvu du mérite et de l’importance que lui donnent les travaux des hommes de lettres que j’ai cités plus haut. Ce recueil est le meilleur guide qu’on puisse offrir aux voyageurs qui n’ont pas encore visité l’Italie ; pour ceux au contraire qui la connaissent, ils trouveront à le parcourir un charme très vif encore, celui des souvenirs. C’est un fort beau volume, supérieurement exécuté et orné d’un grand nombre de gravures dues au talent d’artistes distingués ; quelques-unes me paraissent médiocres, d’autres charmantes ; mais j’ai déjà dit que je ne m’y connaissais pas.
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(1) Chez Amable Costes, rue de l’Université, no 13. Cet ouvrage, publié par livraison, est aujourd’hui complètement terminé.
H***.
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