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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 23 JUILLET 1836 [p. 1-2]

VARIÉTÉS MUSICALES.

Le Siége de Corinthe à l’Opéra. – M. Ole-Bull. – M. Labarre et son école de harpe. – La musique des fêtes publiques. – Les Artistes et les Amateurs de Paris. Leur réunion en 1794 pour célébrer la victoire de Fleurus. – Les Dilettanti quêteurs en 1830. – Le chœur colossal de la galerie Colbert.

     La saison musicale qui vient de finir a été brillante. L’immense succès des Huguenots, celui de l’Eclair à l’Opéra-Comique, les beaux concerts du Conservatoire, l’éclat soudain du talent nouveau pour nous de M. Thalberg, les apparitions de M. Ole-Bull à l’Opéra, et enfin la reprise du Siège de Corinthe, ont fait de Paris cet hiver le centre musical de l’Europe. La partition de Rossini n’avait pas été exécutée depuis long-temps ; elle est incomparablement mieux montée aujourd’hui qu’elle ne le fut dans l’origine, mais la succès de cette reprise ne pouvait être de longue durée. Et en songeant aux inégalités de la musique du Siége de Corinthe, et à la constante nullité de la pièce, il était facile de le prévoir. La masse ne saurait avec plaisir entendre chanter pendant trois heures sans le secours d’une action dramatique de quelque intérêt ou l’attrait d’un brillant spectacle ; le petit nombre des vrais amis de l’art l’aime trop au contraire pour se plaire beaucoup à la représentation d’un ouvrage où les plus nobles inspirations sont mêlées à des morceaux d’un style peu digne de l’auteur de Guillaume Tell et peu fait pour un tel auditoire.

    La faveur marquée avec laquelle le public a accueilli l’artiste norwégien M. Ole-Bull, a dû prouver à M. Duponchel qu’il avait eu raison de l’admettre dans les concerts de l’Opéra. A en croire certaines gens, dont l’opinion à cet égard n’est pas absolument désintéressée, il y aurait cependant vingt violons à Paris tout prêts à remplacer le virtuose étranger ; ce serait à cette dernière qualité et à l’influence d’un nom bizarre qu’il devrait de pouvoir se faire entendre sur le premier théâtre lyrique de l’Europe. Sans vouloir nier l’avantage réel qu’il y a toujours en France pour les artistes à n’avoir rien de français, je ne puis m’empêcher de rendre justice au talent de M. Ole-Bull. Il est incontestablement de ceux qui appellent l’attention et l’intérêt des vrais amis de l’art. Ce qui lui manque, le temps seul peut le lui donner, c’est l’aplomb, la tenue, la connaissance du public, plus de fini dans les traits, une justesse plus rigoureuse dans le chant, l’art de bien terminer ses périodes, la science de l’effet. Ce qu’il possède, et ce que ni le temps, ni la patience, ni les plus savantes études ne donneront jamais, c’est une expression profonde, un sentiment vrai de la mélodie, une élégance naturelle de style et beaucoup de chaleur et d’originalité. Nous l’engageons à travailler attentivement ses chants sur la quatrième corde, pour corriger un défaut de justesse qui trop souvent en détruit le charme. Il devrait aussi, ce me semble, être plus sévère pour ses compositions ; elles trahissent beaucoup d’inexpérience, les idées n’en sont pas assez saillantes, et le talent du virtuose ne s’encadre pas toujous avantageusement dans l’ensemble instrumental.

    Malgré toutes ces critiques que je me fusse bien gardé d’adresser à M. Ole-Bull, s’il ne m’eût semblé qu’un des deux ou trois cents violons de première force qui battent le trill du contre-ut et arrachent la gamme en pizzicato de la main gauche, à l’instar de Paganini, il faut bien le reconnaître, le jeune violoniste norwégien est destiné à se faire un grand nom parmi les artistes de la nouvelle école. Nous l’attendons à ses concerts de 1840.

    Un autre talent de premier ordre, dont je suis bien aise d’entretenir mes lecteurs, c’est celui de M. Labarre. Malgré le mépris profond que professent pour la harpe la plupart des musiciens d’orchestre et tous les pianistes sans exception, j’avoue mon faible pour ce noble instrumeut. Tout en lui est poétique, et les sons et la forme ; l’œil se repose agréablement sur ce riche treillis harmonique, sur ces contours gracieux dans lesquels le poëte irlandais Thomas Moore croit reconnaître le corps, les bras étendus et les cheveux épars d’une sirène éplorée. Le timbre de ses cordes hautes, pincées avec douceur, est d’un charme mélancolique avec lequel aucun autre instrument, à mon avis, ne saurait lutter.

    Il est vrai qu’en raison du peu de variété de ses ressources, le rôle de la harpe est très borné ; tous les effets dus à la prolongation des sons et ceux du style chromatique en grande partie (malgré les perfectionnemens récens du mécanisme), lui sont interdits. Mais entre les mains d’un artiste comme M. Labarre qui, en profitant de tout ce que d’immenses difficultés vaincues peuvent ajouter à la puissance d’un instrument, se garde cependant de chercher à le faire sortir de son caractère naturel, et ne lui demande que ce qu’il peut donner, la harpe, malgré son imperfection, est un des sublimes organes de la musique. Je ne connais rien de plus gracieux et de plus élégant dans certaines formes mélodiques, de plus svelte dans certains traits, et même de plus énergique dans les harmonies plaquées. Je reprocherai toutefois à M. Labarre de laisser voir encore quelquefois un penchant trop prononcé pour les effets éclatans et pour l’emploi de la force poussée jusqu’à la rudesse. Ce défaut disparaîtra sans doute bientôt, et c’est d’autant plus à désirer que l’artiste est déjà parvenu à cacher complètement la gêne et le travail dans ses combinaisons les plus compliquées. Les difficultés de doigté n’existent pas pour lui, il s’en joue sur la harpe comme fait Liszt sur le piano. Et puis quel goût exquis ! quelle finesse de sentiment ! M. Labarre est un harpiste admirable, et je regrette bien pour mon compte de n’avoir pas plus souvent l’occasion de l’entendre.

    Les succès qu’il a obtenus dans les principales villes de l’Europe, et notamment à Naples, à Londres et à Dublin, peuvent presque se comparer au fanatisme excité chez nous par l’apparition de Paganini. M. Labarre est en outre un de nos plus gracieux compositeurs ; il vient de publier chez Troupenas un Album qui contient plusieurs morceaux de chant d’une fraîcheur délicieuse ; parmi lesquels il faut citer la jeune Fille d’Otaïti, de Victor Hugo. Mais ce que nous avons à cœur d’annoncer, c’est que M. Labarre, cédant aux vœux des nombreux amateurs et artistes désireux de prendre ses leçons, a ouvert dernièrement une école spéciale de harpe, dont on a pu dernièrement apprécier les brillans résultats à l’exercice public où ses élèves se sont fait entendre. Cette école, en fort peu de temps, est devenue d’autant plus à la mode que le piano, s’étant introduit aujourd’hui dans les arrière-boutiques de la rue Saint-Denis, et jusque dans les mansardes de grisettes, la fashion musicale s’est reportée avec une espèce de fureur sur l’étude du bel instrument, qui depuis les beaux jours de l’Empire avait été trop négligé. Il serait d’un avantage immense pour l’avenir de l’art musical, que ce caprice de la mode devînt un goût véritable, et que les compositeurs pussent avoir à leurs ordres des harpistes habiles et nombreux, comme sont à présent les violons. La harpe, dès la plus haute antiquité, fut l’instrument des cérémonies religieuses et des fêtes publiques. Elle jouit encore aujourd’hui d’une espèce de culte chez les peuples d’Irlande et du pays de Galles, fidèles conservateurs des traditions poétiques des Milésiens, leurs ancêtres. Qui pourrait empêcher que ces mêmes traditions, embellies encore de tout le prestige que les récens progrès de l’art sauraient y ajouter, ne fussent un jour introduites dans nos mœurs.

    Quand les cérémonies, si pompeuses d’ailleurs, du culte catholique seraient délivrées du ridicule que déversent sur elles les lambeaux de musique barbare dont elles croient se parer, quel mal y aurait-il ? Aux processions de la Fête-Dieu, par exemple ; au lieu de l’aigre fausset du quelques hideux castrats, comme à Rome, ou des beuglemens sauvages de cinq ou six chaptres de cathédrale comme chez nous, suivis d’une musique militaire exécutant les ponts-neufs, comme partout, si des hymnes sacrées écrites par les plus grands maîtres et chantées par un immense chœur de jeunes femmes et de jeunes hommes aux voix fraîches et pures, étaient accompagnées d’une centaine de harpes, le frémissement harmonieux de trois mille cordes uni à la mélodie religieuse des voix, ne vaudrait-il pas bien les coups de grosse caisse marquant la mesure du duo des Puritains ?……

    Il faut que le sentiment musical soit chose bien rare pour que le clergé catholique, si jaloux de la splendeur de son culte, prodigue de trésors quand il s’agit d’attirer à lui les chefs-d’œuvre de l’architecture et des arts du dessin, non seulement fasse si peu pour la musique religieuse, mais ne se doute pas même que si le diable en personne venait chanter une parodie des rites sacrés, il ne ferait rien de pis que ce qu’on entend journellement. Et cependant tant de moyens existent aujourd’hui ! tant de matériaux sont à mettre en œuvre ! On peut voir, lorsque le gouvernement donne des fêtes musicales, quel peuple d’artistes, chanteurs et instrumentistes possède la seule ville de Paris, bien que dépourvue des institutions chorales de l’Allemagne. Le nombre d’amateurs instruits qui pourraient prendre part, au besoin, à ces concerts gigantesques, est plus considérable encore. A une époque où la musique était bien moins qu’aujourd’hui répandue en France, en 1794, on put apprécier l’effet résultant de la réunion de tous les musiciens, artistes et amateurs de la capitale. Voici à quelle occasion : Le 26 juin, au point du jour, arrivèrent des courriers annonçant que les Autrichiens avaient été battus complètement à Fleurus par le général Jourdan. Cette victoire délivrait nos frontières et nous valait la conquête de la Belgique. Dès le matin la Convention nationale fut assemblée, et décréta, après la lecture du bulletin, pour le soir même, en réjouissance de ce grand événement, un concert extraordinaire dans le jardin des Tuileries. A l’instant on ordonne la clôture de tous les théâtres, et on met en réquisition tous les musiciens de Paris, hommes et femmes ; l’orchestre, quoique immense, ne put tout contenir. Ce concert était composé de morceaux analogues à la circonstance, et dont la connaissance plus généralement répandue permettait de les risquer sans répétition. C’étaient le chœur d’Armide : Poursuivons jusqu’au trépas l’ennemi qui nous offense ; le chœur de Tarare : Brama, si la vertu t’est chère ; celui de la Caravane : La victoire est à nous ; celui d’Ernelinde, de Philidor : Jurons sur nos glaives sanglans ; quelques autres morceaux, et enfin la Marseillaise. La dernière strophe, Amour sacré de la patrie fut chantée lentement et religieusement par les femmes (tout le monde debout et la tête découverte). Après les deux derniers vers :

Que nos ennemis expirans
Voient ton triomphe et notre gloire,

on fit un instant de silence ; tout à coup la croisée du balcon de la salle des maréchaux s’ouvre, trois cloches suspendues, sonnent le tocsin ; cent tambours battent la charge, douze pièces de canon placées sur la terrasse de la rivière et un régiment d’infanterie font feu en même temps, et le chœur général reprend : « Aux armes, citoyens ! »

    A cet effet foudroyant et inattendu, la terreur s’empare des assistans, et tous de prendre la fuite et de se précipiter vers les issues du jardin dans un désordre épouvantable. « De ma vie, me disait M. G****, ancien artiste de la chapelle impériale, de qui je tiens ces détails, de ma vie, je n’ai entendu un effet de musique aussi terrible, avec un pareil accompagnement. » C’est peut-être bien un peu à cet accompagnement qu’il faut attribuer la panique dont l’auditoire fut saisi. Cependant, je puis citer une impression analogue, due seulement à la puissance des voix, et que j’ai reçue moi-même. C’est en 1830, quelques jours après la révolution, je traversais la cour du Palais-Royal, quand je crus entendre sortir d’un groupe une harmonie à moi bien connue. Je m’approche, et je reconnais, à ma grande surprise, que dix à douze jeunes gens chantaient, en effet, une hymne guerrière de ma composition, dont les paroles, traduites des Irish mélodies, de Moore, se trouvaient par hasard tout à fait de circonstance.

    Ravi de la découverte, comme un auteur fort peu accoutumé à ce genre de succès, j’entre dans le cercle des chanteurs et leur demande la permission de me joindre à eux. On me l’accorde en y ajoutant une partie de basse qui, pour ce chœur du moins, était parfaitement inutile. Mais je m’étais gardé de trahir mon incognito, et je me souviens même d’avoir soutenu une assez vive discussion avec celui de ces messieurs qui battait la mesure, à propos du mouvement qu’il donnait à mon morceau. Heureusement je regagnai ses bonnes grâces en chantant correctement ma partie dans le Vieux Drapeau de Béranger, dont il avait fait la musique et que nous exécutâmes l’instant d’après. Dans les entr’actes de ce concert en plein vent, trois gardes nationaux, nos protecteurs contre la foule, parcouraient les rangs de l’auditoire, leurs schakos à la main, et faisaient la quête pour les blessés des trois journées. Le fait paru aux Parisiens si bizarre qu’il assura le succès de la recette. Bientôt nous vîmes tomber comme grêle les pièces de cent sous, qui sans doute fussent restées fort tranquillement dans la bourse des propriétaires s’il n’y avait eu pour les en faire sortir que la commisération publique et le charme de nos accords. Mais l’assistance devenait de plus en plus nombreuse, le petit cercle réservé aux orphées patriotes se rétrécissait à chaque instant, et la force armée, qui nous protégeait, allait se voir impuissante, contre cette marée montante de curieux. Nous nous échappons à grand’peine, mais le flot nous poursuit. Parvenus à la galerie Colbert qui conduit à la rue Vivienne, cernés, traqués comme des ours en foire, on nous somme de recommencer nos chants. Une jolie mercière, dont le magasin donnait sur la rotonde vitrée de la galerie, nous offre alors de monter au premier étage de sa maison, d’où nous pourrions sans courir le risque d’être étouffés verser des torrens d’harmonie sur nos ardens admirateurs. La proposition est acceptée, et nous commençons la Marseillaise. Aux premières mesures la bruyante cohue qui s’agitait sous nos pieds, s’arrête et se tait. Le silence n’est pas plus profond ni plus solennel sur la place Saint-Pierre, quand du haut du balcon pontifical le Pape prononce la bénédiction urbi et orbi. Après le premier couplet, on se tait encore ; après le troisième, même silence. Ce n’était pas mon compte ; à l’aspect de cet immense concours, je m’étais rappelé que je venais d’arranger le chant immortel de Rouget de Lisle, à grand orchestre et à double chœur, et qu’au lieu des mots ténors, basses, j’avais écrit à la tablature de la partition : Tout ce qui a une voix, un cœur et du sang dans les veines. Ah ! ah ! me dis-je, voilà mon affaire. J’étais donc horriblement désappointé du silence obstiné de tous ces auditeurs. Mais à la quatrième strophe, n’y tenant plus, je leur crie : « Eh ! morbleu, allez donc, chantez donc ! » Le peuple alors de lancer enfin son « aux armes, citoyens » avec l’ensemble et l’énergie d’un chœur exercé. Figurez-vous que la galerie aboutissant à la rue Vivienne était pleine, que celle qui donne dans la rue Neuve-des-Petits-Champs était pleine, que la rotonde du milieu était pleine, que ces quatre ou cinq mille voix étaient entassées dans un lieu sonore fermé à droite, à gauche et en haut par des cloisons de verre, et en bas par des dalles de pierres retentissantes, pensez que la plupart des chanteurs, hommes, femmes et enfans, étaient encore tout chauds de l’haleine des canons, et imaginez, s’il est possible, quel dût être l’effet de ce foudroyant refrain...... Pour moi, sans métaphore, je tombai à terre, et notre petite troupe, épouvantée de l’explosion, fut frappée d’un mutisme absolu, comme les oiseaux après un éclat de tonnerre.

    Il n’y avait là ni tambours, ni cloches, ni artillerie ; c’était bien la seule puissance d’une grande masse de voix à laquelle un heureux hasard permettait de se manifester.

    Il est difficile de prévoir quand l’art français pourra recueillir les fruits de la décision récente de M. le ministre de l’instruction publique, tendant à introduire le chant dans l’enseignement des écoles primaires : les maîtres manqueront encore long-temps. Peu à peu cependant ils se formeront ; et quand le sentiment musical, développé d’abord dans les écoles normales, pourra en sortir enfin, et se communiquer à cette immense quantité des jeunes élèves, privés jusqu’à ce jour de moyens d’instruction, quand les signes musicaux seront devenus aussi familiers que les lettres de l’alphabet à une grande partie de la nation, alors, je le crois, on pourra reconnaître la vérité de cette opinion déjà émise par plusieurs artistes éminens : Dans l’emploi savant des grandes masses est tout l’avenir de l’art.

H***.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er octobre 2014.

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