FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 16 JUILLET 1836 [p. 1-2]
BELLINI.
Ce n’est point d’une biographie qu’il s’agit ici. La vie du compositeur dont nous regrettons la fin prématurée, n’offre aucune des vicissitudes qui eussent pu en rendre le récit intéressant. Entré fort jeune au Conservatoire de Naples, il en sortit pour suivre à Milan le célèbre chanteur Rubini, alors son protecteur et depuis son ami. Il écrivit très rapidement plusieurs partitions dont la plupart furent favorablement accueillies du public. Après un voyage de quelques mois en Angleterre, Bellini s’était fixé à Paris, séduit par l’accueil que sa musique et lui-même y recevaient de toute part ; plus encore peut-être par les richesses musicales qu’il y voyait accumulées, et c’est au milieu de l’enivrement d’un succès récent, que la mort est venu l’enlever. Cet événement a frappé d’autant plus vivement, que Bellini par la douceur de ses mœurs et par l’aménité de ses manières avait su se faire de nombreux amis. Aussi, est-ce pour se soustraire à une influence bien naturelle, que l’auteur de cet article, voulant faire une étude impartiale des travaux du jeune maestro, a tardé jusqu’ici de s’y livrer.
On a fait en France, et surtout en Italie, une foule de comparaisons plus ou moins forcées entre Bellini et les plus grands maîtres connus. On a trouvé en lui tantôt la simplicité élégante de Cimarosa, tantôt le charme pénétrant de Mozart, tantôt le pathétique élevé de Gluck, etc. etc., mais toujours une différence marquée entre son style et celui de Rossini. Cette dernière circonstance qui, au premier coup-d’œil, semble avoir dû nuire à la vogue des premiers ouvrages de Bellini, est précisément ce qui a le plus contribué à la leur faire obtenir. Le public italien est plus français qu’on ne pense, sous certains rapports ; l’amour du changement est très vif chez lui ; à l’apparition de Bellini, il commençait déjà à se refroidir pour Rossini ; peut-être même les succès continuels de l’illustre maestro l’importunaient-ils ; on était las de l’entendre toujours appeler le juste. En conséquence on n’eut pas plutôt trouvé quelques différences entre le faire du compositeur sicilien et le sien, que cette anomalie, d’autant plus frappante que l’Italie était inondée d’imitations rossiniennes, attira l’attention générale. Toute musique de théâtre avait été réputée impossible hors de la route brillante ouverte par l’auteur du Barbiere ; en reconnaissant son erreur sur ce point, le peuple italien se prit d’enthousiasme pour l’artiste qui l’avait désabusé, et dès ce moment une réaction violente se fit en faveur de Bellini. On l’adorait, c’est le mot, à Milan ; et l’accueil que ses compatriotes lui firent, lors de son retour à Palerme, après le succès de La Norma, fut un véritable triomphe. Il semblait qu’il eût découvert la musique expressive, et que les larmes versées au Pirate et à la Straniera fussent les premières que le drame lyrique eût jamais fait couler. D’un autre côté les partisans de l’ancienne école, qui commençaient à pardonner à Rossini son orchestre luxuriant, ses hardiesses harmoniques, et sa verve folle, trouvant dans cette nouvelle direction des idées, un retour vers leurs premières admiration, proclamèrent Bellini le restaurateur de l’art italien, et le nommèrent le second Paësiello. La réaction ne fut pas aussi prompte en France : la raison en est sans doute inhérente à la nature même du talent de Bellini. Si l’expression est le mérite principal de ses ouvrages, on conçoit en effet que ce mérite ne puisse être apprécié aussi facilement par des auditeurs dont le plus grand nombre est étranger à la langue dans laquelle ils sont écrits. On n’aperçut d’abord au contraire que leurs défauts ; à part cette partie du public du théâtre Favart qui trouve tout adorable, pourvu que Rubini et Mlle Grisi chantent, le reste des amateurs et l’immense majorité des artistes trouvèrent cette musique pâle, décolorée, monotone, pauvre d’harmonie, en un mot fort en arrière de l’état actuel de l’art. Dans la plupart des premiers ouvrages de Bellini, la forme des accompagnemens, la coupe des morceaux et l’instrumentation justifient, à mon sens, cette critique ; souvent on y retrouve l’orchestre délabré de Grétry ; ce n’est que dans ses dernières productions qu’il s’est appliqué à pallier, sinon à corriger ces défauts évidens. S’il n’a fait que les déguiser sans les faire disparaître entièrement, c’est qu’il lui était réellement impossible de faire davantage. Le sens harmonique est un don de la nature, comme celui de la mélodie ; il en est de même de l’art de grouper les masses et de tirer des effets nouveaux saisissans ou pittoresques des instrumens.
Les observations les plus variées, les études les plus opiniâtres, aidées des conseils des maîtres les plus habiles, pourront bien amener l’artiste à la connaissance des procédés employés de son temps, mais ne le feront jamais sortir sous ce rapport de la ligne des médiocrités, et ne sauraient suppléer à ce qu’il y a d’incomplet dans son organisation. Aussi quand Bellini en vint à soigner son orchestre, ses tentatives n’eurent d’autre résultat que de le rendre un peu plus bruyant sans lui donner cette physionomie animée, dramatique et originale à laquelle il ne lui était pas permis d’atteindre. Ce n’est donc pas à ses prétendus progrès qu’il faut attribuer l’accroissement de sa vogue à Paris, mais seulement au temps qui nous a permis d’entrer peu à peu dans les conditions hors desquelles il nous était impossible d’apprécier son véritable mérite, l’expression ; à la lassitude du style rossinien qui commençait à se faire sentir en France comme en Italie ; à la médiocrité de la plupart des productions ultramontaines au moyen desquelles les directeurs du théâtre Favart avaient espéré ranimer la ferveur des dilettanti ; à la présence de Bellini parmi nous ; à ses succès de salon (dont l’influeuce est incroyable à Paris comme à Londres) ; et enfin à sa mort cruelle et inattendue qui a éveillé toutes les sympathies.
En comptant parmi les causes de sa popularité la différence qui existe entre son style et celui de Rossini, ce n’est pas que je partage en entier l’opinion généralement admise sur la réalité de cette différence. L’examen approfondi d’un de ses principaux ouvrages me fournira l’occasion d’exprimer là-dessus toute ma pensée. La Straniera est celui que j’ai toujours préféré et que je choisirai.
L’introduction est une de ces choses auxquelles il est aussi difficile de trouver un nom que d’assigner un rang parmi les compositions musicales ; elle justifie complètement la dénomination d’un certain bruit, donné aux ouvertures italiennes par Weber. En effet, ce n’est qu’un bruit assez désagréable fait par l’orchestre pour apprendre au public que la pièce va commencer. Il serait injuste et de mauvais goût de juger sur un tel morceau l’aptitude de Bellini pour la musique instrumentale. Il est hors de doute qu’il n’en faisait lui-même pas plus de cas que nous. Dans l’ouverture du Pirate, qu’il estimait fort au contraire, on trouve réellement les proportions d’une ouverture, et il est aisé de reconnaître que l’auteur a voulu faire de son mieux. Malgré cela il faut avouer qu’une telle symphonie ne serait tolérée en aucun lieu du monde où le haut style musical est connu et apprécié. A un presto à trois temps où l’orchestre frappe de violens accords entrecoupés de silences succède un andante sans développemens ni couleur, puis le grand allegro. La première phrase de ce mouvement est à peu près la même que celle d’un duo du vieil opéra de Blaise et Babet (J’n’aurons pas l’temps d’parler d’amour) et dans le milieu se trouve un crescendo sur la tonique pédale, avec transposition du thème à l’octave supérieure au bout de chaque période, qui décèle une fâcheuse parenté avec ces crescendo à procédé dont le comte de Gallemberg, et toute l’école de Rossini ont fait une si terrible consommation. Le reste ne présente qu’un remplissage harmonique plus ou moins bruyant, dépourvu de toute originalité et même d’un intérêt quelconque. Mais chicaner un compositeur italien sur ses ouvertures, c’est lui chercher une querelle d’allemand ; ainsi laissant de côté pour Bellini la question de la musique instrumentale, jugée depuis long-temps, cherchons dans le drame même de la Straniera les traces du génie mélancolique et tendre dont la nature l’avait doué ; il y réside tout entier.
Un chœur d’un mouvement doux, d’une mélodie simple et nonchalante (voga, voga, il vento tace) ouvre la scène d’une manière fort convenable ; puis commence le duo entre Valdeburgo et Isoletta (Io la vidi). Dans les quatre premières mesures du chant (Giovin rosa) se décèle la cause de la teinte particulière des mélodies de Bellini. Cette cause qu’il est facile de retrouver, non seulement dans tous ses opéras, mais même dans la plupart de ses phrases, est la prédominance de la troisième note du mode majeur. Par son voisinage de la quatrième, qui n’est que d’un demi-ton au dessus d’elle, cette note prend par intervalles l’aspect d’une sensible, et donne aux chants une expression souvent fort tendre, plus souvent encore triste et désolée. Quand elle domine dans une mélodie que l’auteur a voulu rendre éclatante ou énergique, presque toujours alors elle répand sur la phrase une physionomie plus ou moins vulgaire ; nous en voyons un exemple dans le fameux duo à l’unisson des Puritani, dont la redondance triviale a fait le succès de la pièce auprès d’une partie du public, tout en nuisant à la réputation de l’auteur dans l’espirit des musiciens, plus que n’auraient pu le faire dix chutes consécutives. Dans le duetto de la Straniera, l’expression indiquée par la situation étant au contraire affectueuse et mélancolique, il s’en suit que l’effet mélodique de la tierce est excellent, surtout sur les derniers vers :
Ah ! l’aurora della vita
Et l’aurora della dolor.
La même observation est applicable au thème d’Isoletta, qui commence la seconde partie du duo :
O tu che sai gli spasimi
Di questo cor piagato.
Sous le rapport de l’harmonie, ce morceau est écrit avec une négligence qu’on pourrait prendre aisément pour de la gaucherie. Bellini a souvent encouru de justes reproches à cet égard. La structure de sa mélodie, toujours surchargée d’appogiatures, et n’attaquant jamais franchement les notes réelles, n’est pas sans avoir beaucoup contribué à l’entraîner dans un si fâcheux défaut. Je sais bien que la difficulté de créer des mélodies simples et naturelles, comme Mozart en a tant produit, devient plus grande de jour en jour ;
Mais ce champ ne se peut tellement moissonner
Que les derniers venus n’y trouvent à glaner.
D’ailleurs, ce style, ennemi de la clarté et de la pureté harmoniques, cet emploi incessant de toutes sortes de contorsions mélodiques, où de fort habiles gens voient la plus cruelle plaie de la musique moderne, devraient toujours être palliés par une rare délicatesse de goût et la plus grande adresse dans la disposition des accompagnemens. Malheureusement il n’en est presque jamais ainsi ; de là une anarchie déplorable.
Le grand duo entre Arturo et Alaïde (la Straniera) est mieux écrit que le précédent. La plupart des mélodies qui le composent tournent encore autour de la tierce avec une obstination qui leur ôte beaucoup de variété. Toutes néanmoins sont plus ou moins remarquables par l’expression d’une passion profonde et d’un douloureux attendrissement.
Le mineur : ah ! se tu vuoi fuggir ! me paraît d’un sentiment plus poignant encore que le premier thème, et la coda à trois temps : un ultimo addio n’est d’un bout à l’autre que le cri d’angoisse d’un amour délirant.
L’âme est oppressée par la peinture de l’immense passion qui frémit dans ces deux malheureux êtres, et leurs accens de souffrance brisent le cœur. Pourquoi faut-il que l’inévitable cadence harmonique, dont les musiciens italiens signent tous leurs morceaux, vienne, après une inspiration d’une poésie aussi élevée, replonger l’auditeur dans la plus plate et la plus prosaïque des réalités ? Si j’en avais le courage, je signalerais aussi comme une tache dans ce beau duo le trait vocalisé d’Alaïde sur les mots : me sciagurata ! où l’on retrouve les traces rossiniennes, abandonnées jusque-là par l’auteur.
Le chœur de chasseurs (n° 5) offre peu d’intérêt, surtout pour les Français et les Allemands, familiarisés avec les merveilles que Weber à créées dans ce genre. Le morceau syllabique (la Straniera a cui fé tu presti intera), sans être un véritable chœur, dans l’acception ordinaire du mot, puisqu’il n’a que deux parties en commençant et une seule en beaucoup d’endroits, est beaucoup mieux conçu. C’est bien le babillage d’une foule empressée de répandre une mauvaise nouvelle, et la précipitation du débit, motivée par la maligne joie qui anime les personnages, me paraît là d’un excellent effet.
Je trouve également fort dramatique le trio (no, non ti son rivale), tout en reconnaissant l’infériorité, je dirai même la nullité du rôle que joue l’orchestre dans la scène de la provocation où son intervention est d’une nécessité si évidente. Pour celle du duel, elle me paraît faible et décousue. Au lieu d’un morceau de musique complet, c’est une suite de phrases sans liaison, dont l’une (Per me pena il ciel non ha) toute entière dans un style que l’auteur emprunte à Rossini de temps en temps, forme, avec les paroles et la situation, la plus choquante disparate. Le chœur qui termine est à peine esquissé ; et de tous les morceaux d’ensemble de la partition, c’est celui pourtant qui ressemble le plus à la stretta d’un final. J’arrive à un air fort court, à peine modulé dans le milieu, privé de développemens, sans aucun dessein d’orchestre, pur de toute vocalisation ambitieuse, simple en un mot, et présentant, à mon sens, le type des plus touchantes élégies du jeune maestro. On devine que je veux parler de l’air de Valdeburgo, l’un des triomphes de Tamburini.
Meco tu vieni o misera
Lunge da queste porte
Ove celar le lagrime
Ti scorgera la sorte
Tomba ove ignota scendere
La terra a te dara.
Toutes ces idées de malheur, de départ, d’éloignement, de larmes, de mort, de tombeau, d’oubli, sont exprimées par la musique avec la plus accablante vérité. Certes, voilà une inspiration, ou il n’en fut jamais ; et cette mélodie, qui fait couler les larmes des indifférens, doit par les souvenirs qu’elle éveille et les images de deuil qu’elle retrace, cruellement déchirer les cœurs auxquels est demeurée chère la mémoire de Bellini.
Je passe sur plusieurs morceaux évidemment calqués sur la forme rossinienne pour avoir encore à louer à la dernière scène une prière (ciel pietoso) d’une belle et noble couleur, quoique peu originale, un récitatif obligé plein de mouvement, et l’admirable air d’Alaïde au moment de la catastrophe (or sei pago o ciel tremendo) dans lequel elle exhale en accens frénétiques sa passion et son désespoir. Le chœur qui s’y joint ensuite n’offre rien de remarquable en lui-même, mais il sert à soutenir les cris de la jeune reine à demi-folle, cris aigus, violens et prolongés, qui, présentés à découvert, pourraient, musicalement parlant, paraître d’un effet disgracieux et dont la force, déguisée jusqu’à un certain point et voilée par intervalles au moyen de la masse chorale, répand au contraire sur toute cette péroraison la teinte la plus pathétique.
En résumé, l’auteur de la Straniera, inhabile aux grandes combinaisons musicales, peu versé dans la science harmonique, à peu près étranger à celle de l’instrumentation, et beaucoup moins original qu’on ne l’a prétendu sous le rapport du style et des formes mélodiques, Bellini, musicien du second ordre évidemment, n’en est pas moins à nos yeux, par sa profonde sensibilité, par sa grâce mélancolique, par son expression si souvent juste et vraie, autant que par la simplicité naïve avec laquelle ses meilleures idées sont présentées, une individualité d’autant plus remarquable qu’on ne devait pas s’attendre à la voir naître au mileu de la moderne école italienne, et que plusieurs de ses défauts ne sont pas les siens propres, mais ceux de son temps et de son pays dont le développement a été favorisé par une éducation incomplète et le mauvais exemple.
H*****.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er octobre 2014.
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