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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 24 FÉVRIER 1836 [p. 1-2]

PREMIER CONCERT DU CONSERVATOIRE.

    Ces matinées musicales sont à coup sûr ce qu’il y a en Europe de plus parfait sous le rapport de l’exécution instrumentale ; et cette opinion est celle même des étrangers les plus jaloux des institutions de leur pays. Ainsi les Anglais avouent que notre orchestre est supérieur à celui de la Société Philharmonique d’Argyle-Rooms ; les Allemands tiennent bon pour l’excellence de leurs instrumens à vent ; mais ils confessent cependant que rien ne saurait être comparé à nos violons français, si habiles, si énergiques, si chaleureux et si unis ensemble, qu’on croirait entendre un seul instrument dans le son tiré par trente-cinq archets. Pour les Italiens, je ne crois pas qu’il leur soit jamais entré dans l’esprit de citer leurs concertans après avoir entendu ceux des Menus-Plaisirs, bien que les orchestres de San Carlo à Naples et de la Scala à Milan, jouissent chez eux d’une fort grande réputation. Puis, les productions qui forment le fond des programmes de ces beaux concerts et qu’on ne peut entendre nulle autre part en France, sont en général ce qu’il y a de plus grand, de plus élevé, de plus exquis dans l’art ; c’est au Conservatoire seulement qu’on trouve Beethoven, Mozart et Weber ; c’est là seulement aussi qu’on est assuré de ne pas voir accolés à ces noms illustres certains autres noms vulgaires que l’œil attristé de l’ami de la musique rencontre trop souvent.

    Eh bien ! ce magnifique musée musical a failli nous être fermé cette année par une conséquence immédiate de l’état de vasselage où la musique est encore retenue chez nous. A tout propos on la taxe, on l’impose, on lui fait payer des droits exorbitans comme à une marchandise prohibée. Une loi injuste autorise le prélèvement du onzième des recettes brutes des théâtres et du quart de celles des concerts sous le nom de droit des indigens. La charité est une noble chose, sans doute, les artistes sont loin de le nier, ils pourraient peut-être même se flatter de posséder cette belle vertu plus réellement que les gens si disposés à faire l’aumône avec le bien d’autrui. En aucun temps, musiciens, acteurs ou danseurs ne sont demeurés sourds à la voix de l’infortune ; on ne saurait compter le nombre des concerts, des représentations de toute espèce, et dans tous les théâtres, donnés par les artistes de Paris au bénéfice de gens qui leur étaient complètement inconnus et n’avaient souvent d’autres titres à leur bienveillance que ceux que donne le malheur.

    Les justes plaintes qu’ils élèvent journellement sur l’oppression dont ils sont victimes ne sauraient donc leur attirer le reproche d’égoïsme ou de dureté. D’un autre côté la loi qui a pour but l’allègement des souffrances de la classe pauvre est loin de son but moral et philantropique, quand elle amène, comme nous ne le voyons que trop souvent, la ruine totale d’un entrepreneur, et la spoliation (car c’est le mot) d’un artiste sans fortune. En outre pourquoi cette énorme différence entre l’impôt prélevé sur les recettes des représentations dramatiques et celui qui écrase les concerts ?…. Quoi ! le onzième pour les unes et le quart pour les autres !… Qu’a donc fait la musique à nos législateurs pour inspirer une telle haine, pendant que le vaudeville est honoré d’une si évidente protection ? L’art musical cependant est bien innocent des quolibets, des pointes et des calembours que les théâtres ont si souvent décochés sur nos représentans ; la musique par elle-même ne saurait être railleuse ; du moins nous n’avons jamais ouï dire que le repos de ces messieurs ait été troublé par celle qu’on leur fait entendre à Paris ; les sérénades n’y sont pas d’usage et les charivaris encore moins. Cette partialité contre la musique ne se borne pas à lui faire courir sus aussitôt qu’elle élève la voix, on la poursuit encore jusque dans l’arrière-boutique des éditeurs et des marchands, au moyen du droit de dépôt des œuvres nouvelles à la direction de la librairie. Le nombre des exemplaires à déposer pour un volume de vers ou de prose est demeuré fixé à deux ; il en était de même il y a quelques années pour la musique ; mais le règlement qui la concerne ayant été modifié, ce nombre a été porté à trois, puis enfin à quatre depuis le mois de novembre dernier, peut-être l’année prochaine l’élèvera-t-on à cinq ; il n’y a pas de raison pour s’arrêter en si beau chemin.

    La même marche a été suivie dans ces derniers temps pour le prélèvement de l’impôt sur les concerts. D’abord les administrateurs du droit des indigens, frappés eux-mêmes de l’énormité de la taxe que la loi les autorisait à exiger, et n’osant pas se prévaloir d’un tel avantage, s’arrangeaient à l’amiable avec les artistes ; les donneurs de concerts en étaient quittes pour payer d’avance une somme déterminée sur l’inspection du programme, par les chances de recette qu’il semblait offrir. Plus tard ils en sont venus à refuser tout arrangement de cette nature, mais n’osant pas encore exiger le quart des recettes, c’est au huitième qu’ils se sont arrêtés. Taxe énorme, si l’on songe que les frais de la plupart des concerts sont forts considérables, et qu’il ne s’agit point ici du huitième du bénéfice, mais bien de celui de la recette brute. Le résultat d’une pareille détermination ne pouvait être douteux, puisque précédemment, avec des conditions incomparablement moins dures, les sociétaires avaient à peine trouvé dans l’excédant de la somme destinée à leurs frais matériels l’indemnité du temps que leur avaient pris les répétitions. Ils auraient donc été obligés de payer assez cher cette année le plaisir d’exécuter Beethoven, ce à quoi ils ne pouvaient ni ne devaient se décider ; et nous aurions été privés en définitive d’une institution sans égale dans le monde, si messieurs les percepteurs du droit des indigens, réfléchissant sans doute qu’il valait mieux céder que de tout perdre, n’avaient prudemment rabattu de leur prétentions.

    Il est bon que le public soit informé du fait. Cet exemple ne suffit pas cependant ; nous en ajouterons d’autres. L’impôt sur les concerts a causé la ruine d’une foule d’individus comme aussi celle d’un grand nombre d’établissemens qui eussent pu devenir fort utiles à Paris pour la propagation et les progrès de l’art. Dans le nombre il faut citer en première ligne le Gymnase musical. Il était fort difficile, il est vrai, de le soutenir avec la musique instrumentale seulement, le chant choral ou autre lui étant rigoureusement interdit. Toutefois son orchestre se perfectionnant de jour en jour, le Gymnase eût fini par devenir, pour la symphonie, une succursale du Conservatoire. Il est aujourd’hui ruiné et fermé. On en peut dire autant des concerts qu’on ouvrit, il y a deux ans, dans la rue Montesquieu ; ils ne tinrent pas six mois. Il en est de même de ceux de l’hôtel Laffitte, fondés par M. Masson de Puitsneuf ; encore ces concerts avaient-ils une chance de succès plus forte que les deux autres, puisqu’on y jouait des contredanses et que les salons étaient disposés dans le genre de ceux de Musard, de manière à ce que le public pût circuler en causant, sans être obligé d’écouter la musique, chose qui, il faut bien le dire, plaît aux Français presqu’autant qu’aux Italiens. (Pauvre musique !) Les concerts de l’hôtel Laffitte n’existent plus. Tout cela se conçoit aisément. Les recettes, n’eussent-elles été que de 400 fr. par soirée, auraient suffi pour couvrir les dépenses et payer les musiciens ; mais l’impôt enlevant tous les jours le huitième de cette somme, les entrepreneurs, malgré tous leurs efforts, ne pouvaient manquer de succomber tôt ou tard. L’injustice de cette loi se montre bien plus criante encore pour les concerts particuliers qui, n’ayant lieu qu’accidentellement, nécessitent des frais quatre fois plus considérables. Voici un fait, entre mille, qui le prouve.

    L’été dernier, un virtuose étranger, jaloux de se faire connaître à Paris, et pressé par le besoin de tirer parti de son talent, fait un arrangement avec M. Masson pour donner un concert chez lui. L’affaire conclue, l’artiste affiche naïvement son programme, avec son nom, complètement inconnu. Le jour du concert arrive, la caisse étant à peu près vide, M. Masson réduit généreusement la somme déjà modique qu’il avait demandée à l’artiste pour la location de sa salle. Malgré cela, à la fin de la séance, le pauvre bénéficiaire, comptant sa recette, reconnaissait avec tristesse qu’elle suffirait tout juste à payer le propriétaire, le lampiste, le copiste, l’afficheur, les ouvreurs et les musiciens, et que les deux ou trois cents francs qu’il avait espérés pour son séjour à Paris et s’en retourner, manquaient à la somme. Son désappointement ne peut se comparer qu’à l’embarras cruel dans lequel il allait se trouver.

    Comme il réfléchissait aux moyens de s’en tirer, arrive le percepteur de l’impôt qui compte gravement la recette et se dispose à la diminuer du huitième auquel il a droit. Il est plus aisé de concevoir que de décrire le désespoir et la rage dont ce pauvre diable fut saisi en sentant les griffes de la loi lui serrer ainsi la gorge à l’improviste. Que pouvait-il faire en effet ? vendre son instrument ? il ne valait pas la moitié de ce qu’on exigeait. Ses habits ? il n’en avait qu’un. Il ne lui restait donc plus d’autre perspective que d’être arrêté et conduit chez le commissaire de police, si M. Masson, touché d’une position pareille, ne se fût entendu avec le percepteur pour acquitter la dette.

    Se figure-t-on ce malheureux artiste cheminant dans les rues de Paris, escorté de gendarmes comme un malfaiteur ! Qu’a-t-il fait, demandent les passans, a-t-il volé, assassiné, incendié, commis un attentat à la pudeur, conspiré contre la sûreté de l’Etat ? — Non, il a donné un concert, le scélérat n’y a rien gagné, il a l’insolence d’avoir du talent sans un sou, et l’infamie de ne pouvoir pas faire une aumône de cinquante écus !…….

    Mais parlons de la première matinée du Conservatoire ; aussi bien, il est inutile de s’appesantir sur une telle injustice, puisqu’à la signaler la tête de l’écrivain s’irrite, son cœur souffre, et l’abus reste.

     Une symphonie nouvelle, pour nous, de M. Taeglisbeck, a ouvert la séance. Cette œuvre correcte et quelquefois énergique d’un musicien savant, assez favorablement accueillie dans certaines parties, très froidement au contraire dans les autres, me semble réunir les qualités et les défauts habituels de la musique scolastique. L’auteur traite ses idées, avec habileté ; il les fait passer par toutes les transformations qui lui paraissent susceptibles d’intérêt, il les promène dans toutes les régions hautes et basses de l’instrumentation, il les présente sous toutes leurs faces, mais sans paraître s’inquiéter beaucoup si ces idées ont assez de valeur intrinsèque. Le premier morceau est incontestablement le meilleur, c’est franc et chaleurenx ; pour l’adagio et le scherzo, ils ont le fâcheux défaut d’être calqués, l’un sur la marche funèbre de la symphonie héroïque, et l’autre sur le scherzo en ré de la deuxième symphonie de Beethoven. Le final, autant qu’il m’en souvienne, m’a paru un habile tissu de notes sans intention ni couleur décidées ; c’est de la bonne toile musicale. « Il est de fait, dit Méphistophélès, que la fabrique de pensées est comme un métier de tisserand où les fils se croisent, montent et descendent. Les professeurs de tous les pays prisent fort cette comparaison, il est singulier qu’aucun d’eux ne soit devenu tisserand. » Si je pouvais citer le texte original de ce passage de Faust, on concevrait mieux l’application musicale que j’ai voulu en faire ; le mot tisserand en allemand se dit Weber.

    A cette composition instrumentale succédait un chœur de Haydn sur des paroles qu’il ne nous a pas été possible d’entendre. Bien que, par cette raison, le sens expressif de ce motet nous soit demeuré caché, considéré seulement comne morceau de musique destiné à l’église, il nous a paru fort beau, plein de force et de majesté au début, de grâce et de douceur au milieu, et partout brillant de jeunesse comme un œuvre d’hier. Puis nous avons vu entrer en scène un jeune homme inconnu, d’un extérieur distingué, simple et modeste. Il s’est assis au piano, seul, sans musique, sans musiciens pour l’accompagner. Il a commencé à jouer d’une façon fort calme, dépourvue de toute prétention. Il y avait quarante personnes dans la salle qui devaient dire : J’en ferais autant. Peu à peu cependant son jeu s’est animé ; il a pris de la profondeur, de l’éclat ; puis sont venus trois ou quatre petits traits ou grupetti, jetés soudainemeat au bout de ses phrases comme ces faisceaux de globules éblouissans qui éclatent au terme de l’ascension des fusées volantes, et remplissent l’air de bruit et de lumière ; ensuite, divisant chacune de ses mains, les multipliant pour ainsi dire, tantôt il a détaché la partie mélodique du milieu de l’harmonie avec le pouce seul, tantôt il l’a fait courir étincelante au dessus d’elle avec le doigt annulaire et le petit doigt, tandis que le reste de cette main et la main gauche exécutaient des accompagnemens dont deux pianistes ordinaires n’eussent pas été médiocrement embarrassés ; puis enfin, après avoir cherché une issue à travers une foule de modulationus chromatiques d’une audacieuse et saisissante étrangeté, le torrent musical s’est précipité avec un fracas égal à celui d’un orchestre ; les pupitres oisifs frémissaient sur leurs pieds, les musiciens dévoraient des yeux le virtuose, le public bruissait sourdement, contenant à peine mille exclamations de plaisir et de surprise, jusqu’au moment où l’artiste frappant le dernier accord, la salle entière a éclaté en cris et trépignemens à faire craindre pour sa solidité. Cet admirable pianiste était connu de réputation à Paris de quelques personnes seulement ; aujourd’hui sont nom est dans toute les bouches, on ne parle plus qu’avec enthousiasme de M. Thalberg. De là des comparaisons sans fin…… A-t-il la puissance extraordinaire de Listz, — la finesse élégante des caprices de Chopin, — le jeu correct et distingué de Kalkbrenner, — la force calme de Moschelès, etc., etc. — Sans nous prononcer entre tant d’opinions et de rapprochemens, bornons-nous à dire que M. Thalberg possède un talent immense, et remercions les Viennois de nous l’avoir cédé pour cet hiver. Nous somme assurés ainsi de ne pas trouver de contradicteurs.

    Un assez long entr’acte a précédé la scène sublime d’Idoménée. Il fallait donner à l’auditoire le temps de se remettre du frisson électrique que venait de lui causer le jeune pianiste. Le calme une fois rétabli, le chœur est venu nous conter cette lamentable histoire du roi de Crète obligé pour accomplir un vœu imprudent de sacrifier son enfant à Neptune. Mozart dans cet ouvrage se montre grand et pur comme lui-même, simple, pathétique et surtout antique comme Gluck. Ce beau style dont on a pris depuis dix ans tant de soin de nous déshabituer, reparaissait ce jour là avec toute sa puissance d’émotion, son charme pénétrant et ses larmes. La symphonie en la de Beethoven, qui terminait la séance, n’a pu elle-même effacer l’impression produite par le chœur et la marche religieuse d’Idoménée. A Mozart cette fois les honneurs de la journée !

H*****     

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er septembre 2014.

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