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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 22 DÉCEMBRE 1835 [p. 1-2]

ENSEIGNEMENT MUSICAL.

Cours de contre-point et fugue, de M. Cherubini. — Traité de composition, de Beethoven. Chez M. Maurice Schlesinger, rue de Richelieu, 97.

   Ces deux ouvrages sont écrits dans un sens entièrement opposé ; l’un est une négation, l’autre une affirmation continuelle. Dans l’un les règles de l’art musical sont soumises à un examen impartial, mais sévère et plein de sagacité, auquel beaucoup d’entre elles ne résistent pas ; dans l’autre au contraire, ces règles sont énoncées comme autant d’articles de foi qui n’admettent ni le doute ni la discussion, et que l’auteur impose aux élèves sans toujours leur en donner la raison, et sans supposer même que ceux-ci aient le droit de la demander. Je n’ai pas besoin de dire que celui des deux qui traite les préceptes scolastiques avec irrévérence n’est pas M. Cherubini. Nous nous garderons sagement de nous prononcer entre deux autorités pareilles, nous bornant à quelques observations qui ne sauraient nous attirer ni le reproche d’entêtement classique, ni celui de dévergondage effréné, ou d’un orgueilleux dédain pour l’expérience des anciens maîtres.

    L’ouvrage de l’illustre directeur de notre Conservatoire ne pouvait manquer d’attirer l’attention des professeurs et des élèves, quelle que soit la direction des idées et les opinions particulières de chacun d’eux. Les règles y sont exposées avec un laconisme qui n’exclut pas la clarté, et les exemples tirés, soit des meilleurs productions de l’ancienne école d’Italie, soit des œuvres même de M. Cherubini, sont admirablement choisis. En commençant ce cours, l’auteur suppose l’élève déjà instruit dans la théorie des accords, et par conséquent de l’harmonie. Il lui fait donc entreprendre sur-le-champ le contre-point rigoureux, non celui qui suivait la tonalité du plain-chant, mais le contre-point rigoureux moderne, c’est-à-dire suivant la tonalité actuelle, ce qui amènera l’élève insensiblement à se rendre familier l’art de faire la fugue, qui est, dit M. Cherubini, le fondement de la composition. « C’est en s’asservissant d’abord à la sévérité de ces règles, dit-il encore, qu’il saura ensuite éviter prudemment l’abus des licences ; c’est avec ce travail aussi qu’il pourra se former dans le style convenable au genre fugué, et ce style est le plus difficile à acquérir. J’engage donc l’élève à lire et même à copier le plus qu’il pourra, avec attention et raisonnement, les ouvrages des compositeurs classiques surtout, et quelquefois aussi ceux des compositeurs médiocres, pour apprendre des premiers comment il faut faire pour bien composer, et des autres comment il faut éviter de donner dans le travers. Par ces observations fréquemment répétées, l’élève, en s’habituant à exercer l’oreille par la vue, se formera progressivement le style, le sentiment et le goût. » Peut-être vaudrait-il mieux que l’élève pût s’exercer l’oreille par l’oreille ; que M. Cherubini nous pardonne d’émettre cette opinion, mais, on ne saurait, ce me semble, disconvenir que la musique n’est pas faite pour les yeux. C’est à cette malheureuse idée, répandue de tout temps dans les écoles, qu’il faut reporter les graves erreurs qui signalent les premières compositions des jeunes harmonistes.

    Telle messe est réputée admirablement écrite par le maître ou les condisciples de l’auteur, qui à l’exécution n’offre qu’un tissu de notes, dépourvu non-seulement de chaleur et de vie, mais même d’une intention appréciable ou d’un charme quelconque. On trouvera peut-être aussi que M. Cherubini, en déclarant que la fugue est le fondement de composition, accorde à cette forme musicale une importance bien grande, et fait en même temps le procès à une foule de compositeurs justement célèbres, qui croyaient bien savoir faire la fugue, mais en réalité n’avaient d’autre raison pour le croire qu’une visite faite au père Martini, et leur réception parmi les philarmoniques de Bologne. « Le jeune compositeur, ajoute M. Cherubini, qui aura suivi avec soin les instructions contenues dans ce cours d’études, une fois parvenu à la fugue, n’aura plus besoin de leçons, il pourra écrire avec pureté dans tous les styles, et il lui sera facile, en étudiant les formes des différens genres de composition, d’exprimer convenablement ses pensées et de produire l’effet qu’il désire. » Si l’élève, une fois parvenu à la fugue, n’a plus besoin de leçons, il est étrange qu’il lui faille cependant encore étudier les formes des différens genres de composition auxquels il veut s’appliquer. Mais c’est ce que la haute raison de M. Cherubini n’admet pas intérieurement ; la contradiction qu’on remarque entre la fin et le commencement de sa phrase le prouve avec évidence. Comment en effet la fugue formera-t-elle le goût mélodique du compositeur (car je ne puis croire qu’on veuille nous donner le style fugué pour de la mélodie) ? comment lui apprendra-t-elle l’instrumentation, l’application de la musique au drame, à l’expression des passions, et les diverses exigences du genre théâtral ? L’art de la fugue est un moyen que tout musicien habile doit avoir à ses ordres, mais ce moyen n’est pas le seul, M. Cherubini lui-même est loin de le penser.

    Nous dirons également, à propos des règles de détail, que l’auteur du Traité de Contre-point est d’une sévérité bien grande, quand il interdit (règle 5me) de passer à une consonance parfaite par mouvement direct, excepté lorsqu’une des deux parties procède par demi-ton. Ainsi les mouvemens d’harmonie de l’octave sur la quinte, ou de la sixte sur la quinte (la partie supérieure montant diatoniquement ut-, pendant que la basse fait un saut de quinte ou de tierce ut-sol ou mi-sol) sont prohibées ! M. Cherubini les défend, parce qu’en supposant qu’on remplisse la distance qui sépare les deux notes de la basse avec des notes de moindre valeur, il en résulterait deux quintes, ce qui est, comme on sait, une faute grossière dans le plus grand nombre de cas (la plupart des maîtres disent même dans tous les cas). Ces deux quintes portent le nom de quintes cachées. « Cette règle, dit M. Cherubini, semble d’abord mal fondée, car les notes intermédiaires n’étant pas écrites par le compositeur, les deux quintes n’existent pas sensiblement. Mais le chanteur peut ajouter ces notes, et dès lors les deux quintes se font entendre clairement. Les anciens compositeurs, pour parer à l’inconvénient qui résulterait de la permission inconsidérée que peut se donner un chanteur, ont défendu d’aller à la consonance parfaite par mouvement direct. »

    Il n’y a qu’un mot à répondre à cette observation : c’est qu’avec des chanteurs assez ignorans pour prendre dans un morceau d’ensemble d’un caractère grave, l’incroyable liberté de broder leur partie, sans s’inquiéter de ce qui peut résulter pour l’harmonie de ce changement audacieux au texte du compositeur, il n’y a plus de musique. Que dirait M. Cherubini, si dans une de ses fugues il entendait une partie du chœur chanter cinq notes (ut, , mi, fa, sol) au lieu des deux (ut, sol) qu’il aurait écrites ? La possibilité d’une telle insolence ne s’est pas même présentée à son esprit. Je crois plutôt que la règle dont il s’agit ici doit être considérée comme une difficulté proposée aux élèves pour les exercer dans l’art de bien diriger la marche des parties. Il y a bien des exemples de quintes et d’octaves cachées que les harmonistes évitent avec soin, mais c’est uniquement parce qu’ils ont observé qu’elles produisaient un effet désagréable. Pour l’enchaînement d’accords dont je viens de parler, il est au contraire d’une douceur extrême et tellement inévitable dans la pratique qu’en ouvrant au hasard ce même traité de M. Cherubini, qui le défend, j’en rencontre deux du premier coup d’œil. Voyez page 152, dans la fugue du ton en fa, à quatre parties et à deux contre-sujets dès la seconde mesure de la page indiquée, la basse fait un mouvement descendant d’ut sur sol, pendant que le contr’alto va de mi sur (première quinte cachée) ; à la sixième mesure, la basse se meut encore de la même manière, en descendant de si bémol sur fa en même temps que le contr’alto de sur ut (deuxième quinte cachée). Plus loin à la dixième mesure, page 153, la basse monte de la sur pendant que le ténor va également d’ut dièze sur (octave cachée).

    Il est inutile de multiplier les citations, on pourrait le faire indéfiniment. M. Cherubini, en admettant cette règle, a suivi l’exemple des anciens professeurs. Ce n’est pas que leur jugement lui paraisse infaillible, il se prononce même ouvertement contre eux au sujet de la première règle du contre-point à trois parties (page 40). Il s’agit d’une progression harmonique dans laquelle les syncopes de la basse produisent avec la partie supérieure une suite de quintes retardées par des dissonances de seconde et quarte. Les classiques du siècle dernier trouvent bonne cette succession ; M. Cherubini la condamne. Partant du principe que les dissonances ne sont que des retards de consonances, il pense qu’elles ne sauraient détruire la nature d’un accord et ne font qu’en suspendre l’effet. Je crois que si l’on consultait l’oreille à cette occasion, comme il ne s’agit après tout que de l’effet, perceptible ou non, de la suite de quintes, elle donnerait tort aux anciens dans un mouvement vif, et à M. Cherubini dans un mouvement lent. La mienne du moins me dit que le passage en question exécuté presto est mauvais, en ce qu’il laisse entendre des quintes diatoniques trop rapprochées les unes des autres tandis que si on l’exécute largo assai, la durée de chaque retard étant assez grande pour lui donner l’importance d’un accord réel, son intervention suffit pour détruire le sentiment de la suite de quintes, et conséquemment pour en faire disparaître le mauvais effet. C’est donc là une question de mouvement. Il est singulier que ni M. Cherubini, ni les maîtres qu’il combat, n’en aient fait mention. Cette divergence d’opinions entre M. Cherubini et les anciens contrepointistes est fort rare ; encore ici, après en avoir exposé les motifs, déclare-t-il que les classiques ayant prononcé sur cette règle, il faut s’y soumettre. C’est là de l’orthodoxie ou il n’en fut jamais. Beethoven est loin, dans ses études de composition, de conserver un tel respect pour les traditions musicales. On verra par quelques citations, qu’il les traite même assez cavalièrement.

    Voici ce qu’il dit à propos des imitations en raccourci et par mouvement contraire : « Il existe encore un grand nombre d’autres imitations dont nos prédécesseurs faisaient grand cas. Comme je voulais savoir quelque chose de ces folies, on m’a conseillé de consulter Marpurg, je n’en suis pas curieux ; j’en ferai usage lorsque l’occasion s’en présentera. Si ma phrase est de telle nature qu’ainsi traitée il en résulte un bon effet, à la bonne heure ; sinon, c’est encore bien. » Plus loin, parlant d’une règle de la fugue, il s’écrie : « Ceci est permis dans le milieu d’une fugue ! O generosita incomparabile ! » — « Une ancienne règle dit que dans le cours d’une fugue il ne faut pas sortir des six tons relatifs ; mais je crois que celui qui a bon pied, bon œil, peut aller plus loin sans risque de s’égarer. » Sa haine pour les lieux-communs se manifeste aussi fort énergiquement dans le passage suivant : « Dans les tons mineurs on change ordinairement les cadences ; la première se fait à la tierce mineure supérieure, la seconde à la quinte. Par exemple, en ut mineur, la première est en mi bémol, la seconde en sol. Cependant ceci est facultatif, car aucun diable ne peut me forcer à faire ces cadences-là. » Ailleurs, parlant des inversions simples, rigoureuses, en écrevisse etc. « Peut-on croire, s’écrie-t-il, qu’un homme ayant l’usage de sa raison ait jamais pu s’attacher à produire de pareils enfantillages ? »

    Quelquefois cependant Beethoven semble se repentir de ses boutades irrévérentieuses contre les docteurs de la science harmonique, et chercher sérieusement la raison des préceptes qu’ils nous ont légués. « Plusieurs de ces règles, dit-il, semblent plutôt tendre à la pédanterie scolastique qu’elles ne le font en effet. A l’époque où la science était encore dans l’enfance, toute musique avait les voix pour objet, et ces voix n’étaient pas soutenues par l’orchestre. Le compositeur ne pouvait montrer ses connaissances que par l’art qu’il mettait dans la construction harmonique, étant contraint à renoncer aux formes mélodiques, à cause de la gravité du sujet, la musique d’église. » J’avoue que je n’ai jamais pu concevoir pourquoi la musique d’église doit exclure la mélodie. Il me semble qu’il y a des mélodies graves comme des mélodies légères, et que cette partie de l’art est au moins aussi susceptible d’expressions élevées que peut l’être l’harmonie. Les marches religieuses de la Flûte enchantée de Mozart, l’air sublime du grand-prêtre Zorastro dans le même ouvrage, l’air pantomime du premier acte d’Alceste, les chœurs du sacrifice au dernier acte d’Iphigénie en Aulide, les hymnes d’Iphigénie en Tauride et la Marche de la communion, morceau instrumental que M. Cherubini semble avoir dérobé à la musique des anges, sont remplis d’une mélodie touchante, grave, calme, un peu vague parfois, mais très réelle, et n’en sont pas moins d’admirables élans religieux.

    Je reprends ma citation : « Outre cela, l’immensité des temples d’Italie, où cette musique était exécutée, ne permettait pas d’employer des modulations rapides et qui auraient rendu les compositions inintelligibles. Ce n’était donc que d’après des considérations raisonnables que les anciens maîtres, dans leurs compositions chorales, si majestueuses, se bornaient aux successions les plus pures aux accords les plus simples, qu’ils développaient avec lenteur dans des masses imposantes. C’est pour la même raison qu’ils écartaient tout intervalle difficile ou peu naturel, afin de laisser le chanteur toujours parfaitement maître de son intonation. Si ces principes ont été nécessaires et en rapport avec les besoins de ces époques reculées, pourra-t-on blâmer nos descendans, si, pour ouvrir une nouvelle route à l’imagination et au génie, dont les droits sont imprescriptibles, ils usent des ressources fécondes que leur offre si abondamment le perfectionnement rapide et technique de l’art ? La nature ne s’arrête point dans sa marche ; unie avec elle, la science s’avance incessamment. »

    Non sans doute, il n’est personne qui puisse les blâmer ; mais que serait-ce si on venait à prouver que beaucoup de ces principes n’ont pas même été nécessaires à l’époque où ils prirent naissance, et qu’ils sont en opposition directe avec les résultats de l’observation et les raisonnemens de l’intelligence la plus bornée ? Par exemple, de quelle manière justifier la règle qui rangeait parmi les intervalles difficiles ou peu naturels les sauts de sixte majeure et de septième de dominante ? Quoi ! on voudrait nous faire croire qu’il est trop difficile de porter la voix de l’ut au la ou du sol au fa, dans le ton d’ut majeur, et dans le medium, quand ces intervalles prohibés se trouvent dans les moindres chansons populaires, quand il n’y a pas de choriste d’opéra-comique ou d’élève de trois mois qui ne les attaque avec la plus grande assurance ! On nous persuaderait que c’est là la raison qui les a fait exclure de compositions destinées à des chanteurs habiles et exercés, tels que ceux de la chapelle Sixtine ! Il faudrait supposer pour cela que les élèves de composition sont non seulement privés de bon sens, mais aussi d’un organe vocal au moyen duquel il leur est loisible de faire sur eux-mêmes l’épreuve de ces prétendues difficultés.

    Mais je m’aperçois trop tard que j’ai oublié la résolution que j’avais prise en commençant de ne pas émettre d’opinion sur un sujet si scabreux. Je me suis trahi ; me voilà atteint et convaincu de sans-culottisme musical ; si le révérend abbé Baini vient à lire cet article, mon excommunication est imminente. Mes bons amis sauront aussi en tirer un excellent parti pour persuader au directeur de l’Opéra que je n’écrirai jamais pour les voix que des choses inexécutables et de monstrueuses harmonies ; je suis perdu !… Encore si j’avais dit toute ma pensée !

H*****

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er août 2014.

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