FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 21 NOVEMBRE 1835 [p. 1-2]
MUSIQUE RELIGIEUSE.
Rachel, Noëmi, Ruth et Booz, oratorios de M. Lesueur (1). — Auditions de M. Urhan (2).
Il y a dans la vie des grands artistes trois phases bien distinctes, qui se représentent presque uniformément toutes les fois que la nature, imprimant au front d’un homme le sceau du génie, se plaît à l’élever au dessus de la foule pour qu’elle l’admire….. ou l’insulte. — Pendant la première, ils imitent, sans s’en douter pour l’ordinaire, ceux des ouvrages de leurs devanciers qui les ont impressionnés le plus vivement. Pour ne parler que des musiciens, si c’est à l’école italienne qu’un jeune compositeur doit ses premières jouissances d’art, presque toujours ses essais seront jetés dans le moule italien ; la mélodie y dominera, elle sera facile, élégante, d’une exécution commode, bien rhythmée, mais peu originale, et pleine des formules que le maestro, adopté par la mode du moment, a mises en circulation.
Les productions de l’école allemande l’ont-elles au contraire charmé par leur grâce rêveuse et leur sauvage énergie, il cherchera dans les formes indécises d’une mélodie plus vague, dans d’abruptes enchaînemens d’accords, dans l’emploi fréquent de certains rhythmes peu usités, une originalité qui lui échappera nécessairement, puisqu’elle-même encore ne sera qu’une imitation. Si le compositeur, cédant aux sollicitations de son amour-propre, livre à la publicité des travaux entrepris sous les influences inévitables de cette époque de transition, il se prépare pour l’âge mûr de son talent de véritables chagrins et des regrets inutiles. La presse, comme l’avare Achéron, ne lâche pas sa proie. On a beau dire : tel ouvrage est de la jeunesse de l’auteur, il ne représente point son style et son faire habituel, il faut se garder d’en tirer aucune induction relative à son génie et à la direction de ses idées ; paroles vaines ! l’ouvrage n’en est pas moins mauvais, il n’en porte pas moins un nom qui circule avec lui et qui souffre d’autant plus que la popularité de l’œuvre est plus grande. Ainsi Beethoven était tourmenté sur la fin de ses jours, par la multitude d’éditions qu’il voyait faire de quelques-uns de ses premiers ouvrages, qu’il désavouait, mais qu’il n’était plus en son pouvoir d’anéantir. Il entrait dans des fureurs inexprimables quand on venait lui en parler, fût-ce avec la plus vive admiration.
La seconde époque de la vie du grand artiste, est celle où son génie, qui jusqu’alors marchait comme un enfant sur les pas de son père, devenu homme fait, s’éprend d’un enthousiasme grave et profond pour les merveilles d’un monde dont il commence à pouvoir mesurer l’immensité, s’avance, les yeux aux ciel, dans sa rêverie sublime, quitte les routes battues, et sans même y songer, s’en ouvre de nouvelles. C’est alors seulement qu’il est lui-même, c’est alors qu’il crée, autant qu’il soit donné à la nature humaine de créer, c’est alors qu’il est heureux et qu’il compte pour rien les souffrances et les dangers inséparables de son exploration hardie dans ce grand jardin de poésie, où, pour lui surtout, il n’y a pas de fruit défendu.
Dans la troisième période de son existence à la fois laborieuse et oisive, contemplative et passionnée, égoïste et dévouée, l’artiste est tout à coup troublé dans la solitude qu’il s’était faite ; sa voix n’y retentit plus seule ; d’importuns échos lui en renvoient les accens ; la foule a découvert sa trace ; il devient à son tour la proie des imitateurs ; non pas de ces imitateurs ingénieux dont naguère lui-même fit un instant partie, mais de cette troupe ignorante et barbare dont la présence est partout un fléau, et qui tourmente le génie jusqu’à ce que, déployant ses ailes, il s’élève vers sa véritable patrie, laissant le vil troupeau saccager la terre qu’il cultivait et gaspiller les fruits délicieux dont ses habiles mains l’avaient couverte.
M. Lesueur, dont les œuvres sacrées font le sujet de cet article, est une exception fort rare parmi les compositeurs. On ne saurait, à mon avis, trouver dans sa carrière d’artiste les trois époques distinctes que je viens d’indiquer. Il n’a pas imité en commençant, et, jusqu’à présent du moins, il n’a pas eu à se plaindre des imitateurs. Son style est un style à part, dont la simplicité naïve et la force calme se distinguent des formes musicales actuelles, autant que la Bible diffère de nos poëmes modernes. Cette tournure particulière de l’esprit et des facultés musicales de M. Lesueur le rendait merveilleusement propre à traiter les sujets tirés des poésies hébraïques et ossianiques. Aussi de toutes ses productions, celles qui se rattachent à cet ordre d’idées, passent-elles pour ses chefs-d’œuvre. Païsiello, qu’on ne saurait accuser de gallomanie en fait d’art, écrivait en parlant de M. Lesueur : « Sa musique est essentiellement expressive et originale. On y trouve cette simplicité antique si peu connue de nos contemporains, et dont Adolphe Hasse, seul d’entre tous les anciens compositeurs, paraît avoir entrevu la beauté. Les gens qui ont rendu à Lesueur une justice éclatante ne sont pas tous capables de connaître ses œuvres et d’en pouvoir juger. Sans cela, ils n’eussent pas établi un parallèle entre sa manière et celles de Gluck et de Mozart, dont elle est aussi éloignée que je le suis, moi, des Antipodes. On est assez porté, en France, à vouloir rendre ses assertions authentiques, d’après l’autorité de certains auteurs qui ont écrit sur l’art musical, et dont plusieurs n’ont jamais été capables de composer un menuet. »
L’harmonie est le point par lequel la musique de M. Lesueur diffère le plus de toutes les autres musiques connues. Elle a presque toujours une physionomie étrange et un tour imprévu, et n’en est pas moins aussi profondément expressive. Gluck savait rendre les sentimens et les passions par la récitation mélodique, Païsiello par la mélodie accentuée, M. Lesueur quelquefois y parvient par l’harmonie seule ; non point cette harmonie sèche, hérissée de dessins, de modulations, de phrases renversables, d’imitations, de canons, et d’entrées de fugue ; mosaïque musicale, sans mérite, puisqu’elle est sans objet, faite pour l’étonnement des yeux et le tourment des oreilles ; qui prouve seulement la patience du compositeur, tout en mettant à l’épreuve celle des auditeurs ; et d’où on pourrait conclure que, si le musicien qui y excelle se fut exercé aussi long-temps à vaincre tout autre difficulté, comme par exemple celle de faire entrer à dix pas un pois dans le trou d’une aiguille, il y fût egalement parvenu ; et que pour récompense proportionnée à son mérite il a tout-à-fait droit…. à un boisseau de pois.
L’harmonie de M. Lesueur est d’une nature différente, c’est l’harmonie pure, sans déguisement, sans ridicules oripeaux ; elle rêve, elle prie, elle pleure, elle éclate en accens pompeux, elle remplit le temple de vibrations solennelles et variées, comme les couleurs dont se pare le soleil en traversant les vitraux peints de la cathédrale. C’est l’harmonie vraie, ou du moins celle que tous les hommes sensibles au charme des accords ont saluée de ce nom. Outre l’expression qui lui est propre, et son originalité incontestable, l’harmonie de M. Lesueur est encore rehaussée par la mélodie toute particulière qu’elle produit. Et en disant que le dessin mélodique doit ici naissance aux accords, je ne veux pas donner à entendre que M. Lesueur fait ses chants après coup, mais seulement que la pensée harmonique est tellement forte chez lui qu’elle domine toutes les autres et répand sur elles un reflet qu’il est impossible de méconnaître. Dans les mélodies nues, c’est-à-dire, sans aucun accompagnement, on sent encore que le tissu harmonique est le canevas sur lequel il a brodé. M. Lesueur faisant un usage très réservé des harmonies chromatiques et employant de préférence les accords naturels de la gamme diatonique, on doit en conclure que ses chants sont d’une exécution très aisée. Cela n’est pas toujours vrai ; bien que les intervalles en soient simples, ils sont présentés cependant dans un ordre si imprévu bien souvent, que l’oreille s’en étonne et que la voix qui n’est point familiarisée avec ce style, hésite à les aborder. D’ailleurs, ce qu’il y a de vraiment facile pour les chanteurs c’est le vulgaire et le commun. Là seulement ils sont à leur aise ; il n’y a rien pour eux à comprendre ni à étudier ; tout se devine, tout est su d’avance, et le larynx n’a pas plus de travail à faire que l’esprit. L’instrumentation de M. Lesueur est à peu près dans le même cas ; elle n’offre aucune difficulté matérielle ; mais les accens, les nuances y sont si multipliés et d’un sentiment si délicat, qu’une espèce d’éducation est encore nécessaire aux artistes pour qu’ils puissent la rendre fidèlement. J’en excepte toutefois les grandes messes solennelles, où, par une excellente combinaison que motivent la grandeur des temples et le petit nombre des exécutans, M. Lesueur s’est abstenu en général d’employer les effets de demi-teinte, qui ne seraient point perceptibles. Le forte domine dans l’exécution, ou, pour mieux dire, il y est constant ; les principaux contrastes résultent de la présence ou de l’absence de la masse des instrumens à vent. C’est le système de l’orgue appliqué à l’orchestre.
Parmi les particularités de cette instrumentation, il faut signaler, 1° l’usage fréquent des clarinettes et des bassons employés par groupes de quatre, le nombre des clarinettes se trouvant ainsi double ; 2° la division des violoncelles en deux moitiés, l’une suivant les altos et l’autre les contrebasses ; 3° les violoncelles divisés en deux masses inégales, la plus forte exécutant la partie grave, la moindre, composée de deux ou de quatre violoncelles au plus, marchant à l’octave de la mélodie; 4° l’emploi ingénieux de la grosse caisse, qui vient tonner à la fin de quelques morceaux, quand l’intensité de l’accent rhythmique est devenue telle qu’il n’est plus possible de l’accroître autrement. Alors, M. Lesueur la fait ordinairement dialoguer avec les timballes ; celles-ci frappant le second et le troisième temps (dans les mesures à quatre), et la grosse caisse le quatrième ou le premier. Le mouvement oscillatoire de ces répercussions concordantes donne à la marche de l’orchestre une majesté extraordinaire. C’est en employant le bruit de cette manière qu’on en fait de la musique. Cet exemple, donné il y a plus de vingt-cinq ans par M. Lesueur, n’a pas empêché ceux qui plus tard ont introduit la grosse caisse dans les orchestres de théâtre, d’en faire l’abus le plus révoltant, et de ruiner ainsi toute puissance instrumentale, en émoussant la sensibilité des organes auditifs par un continuel et absurde fracas.
La division des voix de M. Lesueur n’est pas non plus absolument la même que celle adoptée par la généralité des compositeurs. Au lieu de soprano, contr’alto, ténor et basse, il écrit premier et second soprano, premier et second ténor, première et seconde basse ; établissant ainsi ses chœurs à six parties, ou tout au moins à trois, doublées à l’octave.
Dans son oratorio de Noëmi, ils sont écrits à quatre parties, mais sans voix de basse ; il n’y a que des soprani et des ténors divisés en deux. Cette disposition chorale est d’une douceur extrême ; Weber l’a également employée après M. Lesueur pour faire chanter les esprits d’Oberon. Noëmi, composée spécialement pour la chapelle royale, comme Ruth et Booz, et Rachel, est une des œuvres les plus remarquables de M. Lesueur. Il n’y en a pas une à notre avis où la couleur biblique soit mieux observée, et se manifeste sous des formes plus touchantes. Le sujet en lui-même est essentiellement musical, ce qui ne saurait atténuer le mérite de l’admirable parti qu’en a tiré le compositeur. Je me rappelle encore l’impression de tristesse profonde que me faisait éprouver l’exécution de cet oratorio aux Tuileries il y a quelques années ; il est rare qu’une composition, même dramatique, parvienne à émouvoir à ce point.
Il se compose de plusieurs scènes, dont la première a pour objet les adieux de Noëmi à Ruth et Orpha, ses belles-filles. Après avoir perdu son mari et ses deux fils, morts sur la terre de Moab, Noëmi ayant résolu de retourner à Bethléem, Ruth et Orpha, suivies de plusieurs de leurs jeunes parens moabites comme elles, la reconduisirent jusqu’au pays de Juda. Là, Noëmi voulut les quitter et les obliger de retourner dans leur pays. Ruth seule s’y refusa ne pouvant se résoudre à se séparer d’elle. Noëmi dit à Ruth : « Voilà votre sœur Orpha qui a embrassé sa belle-mère et qui s’en retourne dans son pays. » Ruth lui dit : « Je veux rester ici avec Noëmi. » Noëmi répond : « Votre sœur est retournée à son peuple et à ses dieux ; avec moi vous resteriez pauvre, allez avec elle, vers votre mère, vers vos proches parens et vous vous retrouverez dans l’abondance. — Ne vous opposez point à moi, dit Ruth, en me portant à vous quitter et à m’en aller ; car en quelque lieu que vous portiez vos pas, j’y vais, j’y cours avec vous, et partout où vous demeurerez j’y demeurerai aussi ; votre peuple sera mon peuple et votre Dieu sera mon Dieu. » La naïveté et le charme douloureux de ces paroles se retrouvent en entier dans la musique. On est pénétré, attendri, et tout étonné de l’être, tant le compositeur fait peu d’efforts pour vous émouvoir. La forme du premier morceau est très singulière : Ruth, Orpha et leurs parens expriment en chœur leur douleur par des phrases mesurées, auxquelles Noëmi répond constamment en récitatif. L’orchestre se tait alors, et rend par son silence l’expression d’isolement qui se fait sentir dans le récitatif de Noëmi, plus saillante et plus complète. Plus loin est un air de Ruth de la plus grande beauté ; outre l’ordonnance générale, qui en est magnifique, je signalerai une phrase dont l’harmonie qui l’accompagne double encore la force expressive ; je veux parler de celle qu’on trouve dans le milieu du morceau sur ces paroles : « Ibique locum accipiam sepulturæ ; hanc mihi faciat Dominus. ». Le dévouement, l’amour filial, l’espoir et la crainte, ne sauraient dans une mélodie s’exprimer d’une façon plus douce, pendant que l’idée de la mort se retrouve dans les lugubres accens des basses et la sombre dissonnance qu’elles murmurent sous le chant.
Mais ce qui m’a toujours paru le plus bel endroit de l’ouvrage, c’est l’adieu lointain d’Orpha et de ses compagnes, après qu’elles ont quitté Ruth et Noëmi. Ce passage est d’un pittoresque achevé ; et tout ce que je pourrais dire n’en donnerait probablement qu’une idée fausse ; j’aime mieux renvoyer à la partition le lecteur musicien. L’oratorio de Noëmi n’est pas assez compliqué pour ne pouvoir être lu ; je suis convaincu qu’on trouvera à le parcourir un charme réel, et qu’il sera pour les musiciens capables de sentir la sublimité du style biblique, le sujet d’une étude du plus haut intérêt.
Je ne crois pas m’éloigner beaucoup de mon sujet en parlant de l’œuvre nouvelle que vient de publier M. Urhan. Les productions de cet artiste distingué ont toujours une physionomie particulière, due aux croyances religieuses qu’il professe et à la tournure mystique de son esprit. On connaît ses compositions de piano pour deux et quatre mains ; le suceès qui accueillit l’année dernière la charmante idylle intitulée : Lettres à elle, me dispense d’en parler aujourd’hui. Il s’agit cette fois d’un chant suivi de deux morceaux pour le piano seul, que l’auteur appelle auditions ; les vers sont de Reboul, le poëte boulanger de Nîmes ; plusieurs strophes pleines de candeur et de mélancolie religieuse nous ont paru justifier le choix qu’en a fait M. Urhan. Un ange auprès du berceau d’un enfant chante le bonheur de l’être innocent qui va mourir.
Aucune harmonie ne paraissant au compositeur assez pure pour s’unir à la voix de l’habitant des cieux, il a eu l’idée de prendre pour accompagnement les accords mystérieux de la harpe éolienne, reproduits autant qu’il était possible de le faire sur le piano. On sait que cette harpe dont les sons étranges font paraître grossière la plus suave musique, donne l’accord parfait, interrompu de temps en temps par une dissonance de système, selon que le vent qui fait vibrer les cordes et les divise ainsi harmoniquement, souffle plus ou moins fort. La septième n’étant qu’une tierce mineure placée au dessus de la quinte de l’accord parfait déjà existant, transforme la tonique en dominante ; mais cette dissonnance sans résolution, se taisant l’instant d’après, laisse de nouveau vibrer seul l’accord parfait et renaître ainsi peu à peu l’accent de tonique qui avait disparu. M. Urhan a osé accompagner sa mélodie de cette constante et monotone succession ; le piano frappe invariablement les trois notes la-bémol, mi-bémol, ut (accord parfait tonique), auxquelles vient se joindre quelquefois le sol bémol (septième dominante). Ce parti pris est d’une grande hardiesse que le succès a couronnée. Il en est de même de plusieurs autres effets d’harmonie inusités qu’on trouve dans le dernier morceau (le Désir du Ciel) ; M. Urhan ne les a point écrits dans le but puéril de braver l’autorité des règles, mais seulement parce qu’ils lui ont paru convenir à l’expression de ses idées. Pour toutes les personnes placées hors du point de vue de l’auteur, les auditions sont une œuvre absurde ; pour celles au contraire qui ont assez de religiosité dans l’âme pour pouvoir comprendre l’exaltation d’un artiste à la fois pieux et passionné comme M. Urhan, cet ouvrage, dans son audacieuse simplicité, sera la source des plus vives émotions.
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(1) Grandes partitions publiées chez Frey, éditeur de musique,
place des Victoires, no 8.
(2) Chez Richault, boulevard Poissonière, no 16.
H*****.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er août 2014.
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