FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 21 JUILLET 1835 [p. 1-2]
DE LA MUSIQUE EN PLEIN AIR.
On parlait dernièrement d’un projet d’orchestre ambulant, qui se ferait entendre sur différens points des Boulevards dans la même soirée. Il est assez difficile de concevoir comment le but de la spéculation pourra être atteint. Un char immense peut bien, il est vrai, transporter l’orchestre mais comme on ne saurait également transporter une salle de concert, il s’en suit que ce sera nécessairement une musique en plein vent, une musique banale, que tout passant pourra écouter gratis. Quel bénéfice espèrent donc les entrepreneurs ? Iront-ils, comme les saltimbanques, tendre le chapeau à l’honorable société, réunie autour des musiciens ?…. Ils en sont vraiment capables. Le directeur monterait lui-même en ce cas, sur ses tréteaux nomades, et s’adressant aux promeneurs : « Une minute de votre temps, Messieurs, une seule minute ! Nous allons vous faire entendre à grand orchestre la fameuse ouverture de la Flûte enchantée du divin Mozart, avec les perfectionnemens de l’instrumentation moderne. Je ne crains pas de le dire, la qualité de l’instrumentation que nous allons vous offrir, est incontestablement supérieure à toutes celles de la capitale ; attendu que dans les autres orchestres de Paris, on s’est jusqu’à ce jour obstiné à suivre servilement les indications des compositeurs. Nous, au contraire, Messieurs, persuadés que l’art ne saurait rester stationnaire ; convaincus que le divin Mozart lui-même, s’il revenait au monde, se hâterait d’approuver l’heureuse hardiesse qui nous a fait ajouter de nouvelles richesses à ses magiques inspirations, nous avons, à l’instar des Italiens, introduit dans son orchestre les instrumens favoris de l’Ecole moderne, qui n’existaient pas au temps de Mozart ; deux instrumens, Messieurs, du plus puissant effet ; deux instrumens d’un emploi simple et facile, comme tout ce qui est grand et beau ; deux instrumens qui ont porté plus loin le bruit des succès des nouveaux compositeurs que n’auraient pu le faire les cent voix de la renommée ; enfin, Messieurs, nous avons ajouté aux brillans accompagnemens de la Flûte enchantée, les cymbales et la grosse caisse. Pour ces instrumens eux-mêmes, ils sont des premiers facteurs. Les cimballes nous ont eté adressées de Pékin par le célèbre Plank-Tsin, cimballier particulier de la Chambre de sa majesté l’empereur de la Chine, la grosse caisse a quinze pieds de circonférence, elle a été confectionnée dans les ateliers de Bellangé, sous les yeux des premiers artistes de la capitale. C’est tout dire. Il en sera ainsi, Messieurs, de tous les ouvrages de quelque mérite, dont l’instrumentation serait dépourvue de ce nerf qui est la vie de la musique. Nous les rendrons tout-à-fait dignes de vous. (Aux musiciens) : Allons, Messieurs, de l’énergie ! » Et la foule d’applaudir à cette harangue, et les badauds d’accourir comme s’il s’agissait d’une première représentation à l’Opera-Comique. Et au dernier coup de grosse caisse, le directeur de descendre, et s’adressant à l’auditoire étourdi : « Quelque chose pour le divin Mozart, Messieurs, s’il vous plaît. »
Après tout, il faut avouer que ce serait un parti pris, bien complet et bien franc. Quand l’art est ainsi devenu une marchandise à vil prix ; quand, au lieu d’amener à ses pieds un public cultivé, sensible et intelligent, la musique se met, comme une fille de joie, à la poursuite des oisifs de toute espèce qui hantent les rues et les carrefours de la capitale, et ne rougit pas de les importuner de ses ignobles agaceries, elle peut bien aussi se faire mendiante. Rien de plus naturel. Mais des faits de cette nature sont bien propres à jeter le découragement dans l’âme des artistes. C’est le dernier degré d’ignominie qu’il soit possible d’infliger à l’objet de leur adoration. Car il ne faut pas venir nous faire des théories philantropiques sur la popularité des arts : la musique n’est pas faite pour tout le monde, par la raison bien simple que tout le monde n’est pas fait pour la musique. Nous l’avons déjà dit et nous ne nous lasserons pas de le répéter. Cela est rigoureusement vrai ; mais c’est surtout en France d’une évidence désespérante. La musique fait-elle chez nous partie de l’éducation du peuple ? Enseigne-t-on le chant choral et le jeu des instrumens dans les écoles publiques ? L’armée participe-t-elle de cet enseignement ? Eh bon Dieu ! écoutez les chants de nos ouvriers lorsqu’ils reviennent des barrières aux jours de fête ; entrez dans les colléges, dans les casernes ; assistez aux ébats harmoniques des enfans et des soldats, et dites si ce que vous entendez ne ressemble pas beaucoup plus aux hurlemens des Hurons combattans qu’à un chant d’hommes civilisés. Le peuple chez nous ne retient que des bribes musicales qu’il dénature plus ou moins. Jamais il n’a pu chanter d’un bout à l’autre un air même fort court, s’il renferme la moindre modulation, le plus léger accent étranger aux habitudes des airs de vaudeville. Je n’en veux pour exemple que la Marseillaise. Sur cinquante mille individus qui croient savoir cet hymne célèbre, il n’y en a pas cent, bien certainement, qui puissent le chanter jusqu’au bout sans erreurs grossières ; ils disent facilement le commencement et la fin, mais au mineur :
Entendez-vous dans les campagnes
Mugir ces farouches soldats !
Le sentiment de la tonalité et de la forme mélodique leur échappe complètement ; ce n’est plus alors qu’une horrible cacophonie qui arrête court une partie des chanteurs, que les autres continuent bravement sans se douter qu’ils chantent dans trois ou quatre différens tons, et qui ne finit qu’au refrain :
Aux armes, citoyens !
Qu’a donc de commun la musique avec de pareilles organisations ? L’art musical est une puissance qui, partant de la pensée du compositeur, s’adresse, au moyen d’interprètes, hélas ! trop rarement fidèles, à certains organes, à certains sentimens, à certaines idées de l’être humain pour émouvoir les uns, exciter et agrandir les autres, dans un but si non d’utilité, au moins de plaisir noble, élevé et délicat. Comment son action pourrait-elle s’exercer sur un peuple chez lequel ces organes, ces sentimens et ces idées manquent absolument ? Que ce soit le fait de la nature, du défaut d’éducation ou, ce qui est pire, d’une éducation vicieuse, il n’importe ; il suffit de le constater pour prouver l’absurdité de cette proposition colportée par beaucoup de gens en France : « La musique est faite pour tout le monde. » Après cela, en admettant que dans la foule qui se presse aux concerts en plein vent on puisse compter un grand nombre d’amateurs faits pour la musique, je prouverais encore, sans m’évertuer à chercher les défauts de détails dans l’exécution, que le principe sur lequel reposent ces misérables tentatives est faux et inadmissible. Il n’y a pas de musique possible en plein air, pour mille et une raisons, dont la moindre serait qu’on n’entend pas. Non, on n’entend pas ! On n’entend ni détails, ni nuances, ni même un seul accord bien net, bien vibrant. L’harmonie est là sans force, sans puissance, la mélodie sans expression, sans chaleur vitale ; toute idée poétique y est insaissable ou devient un hors-d’œuvre ridicule.
On n’a pas oublié sans doute le fameux concert-monstre des fêtes de juillet, où trois cents voix et deux cent cinquante instrumens à vent adossés au palais des Tuileries, produisirent un résultat si misérable.
L’exemple des musiques militaires qui retentissent avec éclat dans les rues, ne prouve rien contre ce que j’avance ; loin de là, je le citerais plutôt à l’appui de mon opinion. Les rues sont bordées à droite et à gauche par des maisons qui servent de réflecteurs, on ne peut donc considérer comme musique en plein air celle qu’on y entend. Et la preuve c’est que plus les maisons sont élevées et plus les sons émis dans la rue ont de retentissement, et que si le régiment en tête duquel marchent les musiciens vient en sortant d’une rue à entrer dans une plaine dépourvue d’arbres et d’édifices, la musique se décolore à l’instant ou pour mieux dire il n’y a plus de musique. En outre, comme les concerts populaires ont toujours lieu pendant l’été, la chaleur de l’atmosphère est encore un obstacle réel à l’effet musical. La raréfaction de l’air par le calorique lui ôte autant de sonorité que sa condensation par un froid sec lui en donne. J’ai comparé le bruit des explosions d’armes à feu dans la plaine de Rome par une des journées ardentes de juillet, et dans la plaine Saint-Denis sur la glace de la Seine par un froid assez intense ; le rapport de l’un à l’autre était à peu près celui de dix à cent. J’ai vu fréquemment en Italie tirer des coups de fusil que je n’entendais pas, quoique la distance qui me séparait du chasseur fût très peu considérable.
De pareilles observations paraîtront sans doute bien puériles, elles peuvent fournir le texte de beaucoup d’excellentes plaisanteries ; il n’en est pas moins vrai pourtant que c’est à des causes aussi vulgaires qu’il faut reporter l’affaiblissement ou même l’anéantissement de la puissance musicale en mainte occasion. J’en citerai encore un exemple. Les timballes occupent un rang assez élevé dans l’échelle instrumentale moderne, les grands compositeurs ont su en tirer les plus heureux contrastes, les effets les plus pittoresques, dans les nuances du piano et du mezzo-forte. Cependant on ne peut réellement bien entendre les timballes et apprécier entièrement l’importance qu’elles ont acquise depuis vingt ans, que dans la salle du Conservatoire. A l’Opéra-Comique, elles ne servent qu’à faire un bruit mat, fort désagréable ; l’instrument n’est pas mauvais, l’exécutant ne manque pas d’habileté, mais probablement le coin de l’orchestre où elles sont placées est humide ; cette cause suffit pour ôter aux peaux toute sonorité et leur donner ce timbre sourd, presque ridicule, qu’on peut remarquer dans les tambours exposés à la pluie. Il en est à peu près de même au théâtre italien. A l’Opéra, au contraire, on les entend assez bien dans presque toutes les nuances. Une expérience tentée lors de la mise en scène du Siége de Corinthe, prouva néanmoins que toutes les places n’étaient pas également bonnes pour elles. La grosse caisse faisait alors son entrée à l’orchestre, comme M. Rossini la sienne sur la scène de l’Opéra. Avant lui, aux rares occasions où la grosse caisse était employée, elle n’osait se faire entendre que du fond d’une coulisse ; elle n’avait pas encore acquis droit de cité. Mais quand M. Rossini le lui eut accordé en la faisant figurer dans presque tous les morceaux de ses nouveaux ouvrages, il fallut bien admettre la lourde machine et la compter parmi les instrumens de musique. Alors, pour lui donner ses coudées franches, les timballes, lui cédant honnêtement leur place du côté droit de l’orchestre allèrent se reléguer au côté gauche. Dès ce moment, il n’y eut plus de timballes ; de loin ou de près, dans le piano, dans le mezzo-forte, comme dans les forte les plus violens, il était presque impossible de les distinguer. Je ne connais pas la raison de cette singulière différence, les deux côtés de l’orchestre de l’Opéra paraissant exactement semblables ; mais après quelques années (car il faut toujours des années dans les théâtres lyriques pour la moindre réforme musicale, quand un homme puissant par son nom et son génie, ne vient pas l’opérer de vive force) il fallut bien la reconnaître ; si je ne me trompe, ce fut M. Meyerbeer qui demanda pour Robert la réinstallation des timballes au côté droit. Alors je retrouvai le terrible roulement du final de la Vestale, qui avait disparu ; j’entendis cet effet si dramatique et si original, placé par M. Rossini à la fin des couplets de Mathilde, dans Guillaume Tell, que je connaissais pour l’avoir lu, mais que je n’avais jamais pu entendre bien distinctement ; alors on put remarquer dans Robert-le-Diable quatre timballes accordées en sol, ut, ré, mi, exécutant une fanfare menaçante, en sombres et lourdes pulsations qui n’eussent certes pas été perceptibles au côté gauche de l’orchestre.
Au Conservatoire, la masse instrumentale est disposée autrement que dans les théâtres ; les instrumens de percussion étant placés au fond du fer-à-cheval et sur le dernier gradin de l’amphithéâtre, les timballes se trouvent ainsi tout contre la décoration circulaire qui enferme la scène, et par conséquent au centre du réflecteur. Voilà pourquoi les moindres notes parviennent jusqu’aux points les plus éloignés de la salle ; voilà pourquoi l’accord parfaitement juste des deux timballes, en quarte, en quinte, en tierce ou en octave (Beethoven les a écrites en octave dans ses deux dernières symphonies) y est si rigoureusement nécessaire, la justesse de chaque son étant d’une appréciation facile, tandis qu’elle l’est si peu dans les théâtres que souvent les timballiers négligens se dispensent de changer de ton, et jouent hardiment dans un morceau en fa avec des timballes accordées en mi bémol, sans que personne s’en aperçoive. Puisque nous en sommes sur l’accord des timballes, je dois faire mention d’une découverte importante dont les compositeurs sont redevables à M. Brod. Cet artiste, dont le beau talent sur le hautbois est si justement célèbre, est en outre un habile mécanicien. Il a cherché à donner à l’accord des timballes une prestesse et une précision dont on sent tous les jours la nécessité ; il y est parvenu au moyen de cercles placés dans la caisse métallique, et qu’une pédale fait mouvoir de bas en haut pour les appliquer contre la face inférieure de la peau. Ces cercles concentriques sont au nombre de six ou sept ; le plus petit, celui du milieu, réduisant ainsi le diamètre de la timballe de près de moitié, donne au son de l’instrument une acuité que la plus violente tension de la peau pourrait seule produire, et qu’on ne saurait obtenir au moyen des tours de vis dont on se sert encore aujourd’hui avec autant de lenteur que de peine. Un mouvement instantané, comme celui que nécessite l’emploi des pédales du piano, suffit pour changer avec la plus grande justesse le ton de chaque timballe, ce qui est presque impossible avec l’appareil ordinaire, quand le timballier, obligé de prendre un autre accord, dans le courant d’un morceau, cherche, tout en comptant ses pauses, à donner à son instrument une tonalité différente et fort éloignée souvent de celle que l’orchestre lui fait entendre dans ce moment-là. Espérons que la précieuse découverte de M. Brod ne sera pas perdue, et que dans quinze ou vingt ans les directeurs des théâtres lyriques mettront les compositeurs et le public à même d’en profiter.
Voilà une bien longue digression. Pour en revenir au sujet de cet article, tout se réduit nécessairement dans un orchestre en plein air à un bruit rhythmé, au dessus duquel surnagent çà et là quelques lambeaux de sautillantes mélodies que le timbre perçant du flageolet ou de la petite flûte fait entendre, malgré les coups de tampons et les beuglemens du taureau-ophicléïde. Cela ne peut se tolérer que pour des galops et des contredanses. Le public qui va par désœuvrement écouter cette quasi-musique n’en demande pas davantage, et même préfère les airs de danse à tout. A quoi bon alors s’exténuer en pure perte à égratigner de grandes compositions instrumentales, jusqu’à les rendre méconnaissables à l’auteur lui-meme ? Par quel amour-propre mal entendu, profitant du privilége légal qui autorise le premier venu à faire exécuter où et comme bon lui semble toute œuvre publiée, aller prendre à la gorge de malheureux compositeurs qui n’y songeaient guère, leur river un carcan autour du cou, et, dans une grotesque posture, les mettre au pilori sur la voie publique, tandis que les spectateurs assemblés ne demandent pour leur argent que les cabrioles du singe et les gentillesses du chien savant ?….. Les compositeurs sont bien à plaindre, en vérité ! Sont-ils jeunes et inexpérimentés, toute institution musicale leur ferme ses portes, et refuse avec mépris d’exécuter leurs essais ; sont-ils parvenus à la sueur de leur front à se faire jour, ils n’ont aucun moyen d’empêcher que leurs œuvres ne soient gaspillées par des orchestres incapables de rendre seulement l’ombre de leurs pensées. Et ils soupirent toujours après le moment où leurs compositions seront gravées…. Pour les corriger de cette imprudente ambition, un seul mot devrait suffire : Beethoven, l’année dernière, a été sifflé à Bordeaux. Il est vrai qu’aux bords de la Garonne, quand on va au spectacle, on rit, l’on jase et l’on raisonne, et l’on s’amuse un moment ; une exécution, même parfaite, ne pouvait donc faire paraître aux Gascons fort amusante la symphonie héroïque. En tout cas, dans l’intérêt de l’art et par respect pour nos gloires européennes, on devrait rendre impossibles toutes ces indignes profanations. Si un peintre d’enseigne, aidé de quelques tailleurs de pierres, s’avisait d’ouvrir un musée, dans lequel, moyennant quelques sous, il ferait voir au public d’ignobles copies de la Transfiguration et de Moïse, en disant : Ceci est Raphaël, ceci est Michel-Ange….. Eh bien ! si cela arrivait……. Quoi…. on le laisserait faire. Ah ! parbleu, je n’en doute pas ; je ne sais vraiment à quelle aveugle confiance mon optimisme allait m’entraîner. Eh bien, moi, je vous crierai de toute la force de mes poumons que ce serait infâme ! et c’est ce qui arrive tous les jours pour la musique. On nous a raconté dernièrement le trait de cet officier français, qui, assistant à Londres à un mélodrame, dans lequel Napoléon était représenté aux genoux de lord Wellington, s’élança sur le théâtre pour sabrer le malheureux chargé du rôle de l’empereur. Il y a aussi dans les arts des hommes qui ont ceint la double couronne du génie et du malheur, Beethoven et Weber par exemple. Ce sont nos empereurs à nous autres musiciens, et nous n’aimons pas non plus à les voir travestis ou mutilés, ni traînés sur des tréteaux comme des saltimbanques.
H***.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er mai 2014.
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