Site Hector Berlioz

Hector Berlioz: Feuilletons

Journal des Débats   Recherche Débats

FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

Du Jeudi 12 février [1835 (p. 1-2)].

DEUXIEME CONCERT DU CONSERVATOIRE.

    Pour quelques artistes qui voudraient augmenter la puissance de leur art, combien ne voit-on pas de gens qui la méconnaissent ou cherchent à la restreindre. Il est vrai qu’en affirmant avec tant d’assurance, souvent même avec une si évidente mauvaise humeur, que la musique ne peut ni ne doit chercher à franchir certaines limites, les critiques ont bien leur raisons. « Il ne faut pas, disent-ils, vouloir aller au de-là des bornes évidemment imposées à l’art par sa nature. » Ce qui signifie : « vous ne devez point tenir compte d’un ordre d’idées et de sensations que l’infériorité de notre organisation nous rend inaccessible. » — « La musique n’exprime rien par elle-même, et la richesse de coloris dont vous la dotez si généreusement, ne prend quelque apparence de réalité que grâce aux paroles ou à la pantomime des chanteurs. » Traduisez : « Nous ne savons pas distinguer une musique expressive de celle qui ne l’est pas ; toutes les fois que vous parlerez cette langue à laquelle vous trouvez tant de charmes, mais dont l’intelligenece nous est refusée, notre amour-propre froissé, loin d’accuser notre incapacité, ira s’en prendre à vous et traitera vos prétensions d’absurdes et d’impertinentes. »

    Ceci n’est malheureusement que trop vrai ; l’obligation de payer à la porte d’une salle de concert ou d’un théâtre, en donnant au premier imbécille qui aura lâché ses trois francs, le droit d’exiger qu’on l’amuse, a fait moins de mal à l’art peut-être que les jugemens vaniteux des nains qui cherchent à le rabaisser jusqu’à eux, faute de pouvoir s’élever jusqu’à lui.

    Mais revenons à Beethoven ; il ne s’inquiétait guère, lui, de tout ce qui se disait et s’écrivait sur son compte. Les feuilles allemandes pouvaient, à propos de ses premiers ouvrages, de ceux que nous trouvons aujourd’hui trop simples, le traiter d’extravagant, de sauvage ivre, de fou, d’absurde, cela ne l’empêchait pas de faire succéder à la symphonie héroïque la symphonie pastorale, puis la symphonie en ut mineur, et d’arriver enfin, en grandissant toujours son style et sa forme, jusqu’à la symphonie avec chœurs, immense développement de ses riches facultés. La symphonie en la dont nous allons nous occuper, est célèbre par son adagio. Ce n’est pas que les trois autres parties soient moins dignes d’admiration ; loin de là. Mais le public, ne jugeant d’ordinaire que par l’effet produit, et ne mesurant cet effet que sur le bruit des applaudissemens, il s’ensuit que le morceau le plus applaudi est toujours sensé le plus beau (bien qu’il ait des beautés d’un prix infini, qui ne sont pas de nature à exciter de bruyans suffrages) ; ensuite pour rehausser davantage l’objet de cette prédilection, on lui sacrifie tout le reste. Tel est, en France du moins, l’usage invariable. Ainsi, pour ne parler que de Beethoven, on dit l’orage de la symphonie pastorale, le finale de la symphonie en ut mineur, l’adagio de la symphonie en la, etc. etc.

    Cette admirable production ne paraît pas avoir été écrite, comme plusieurs autres du même auteur, sous l’influence d’une idée dominante, d’une pensée poétique fondamentale, d’où résulte une liaison intime entre les diverses parties du tout. A part les rapports de tonalité, chaque morceau pourrait, sans y perdre beaucoup, être transporté dans une autre symphonie. Si l’on en excepte l’andante, il semble cependant que les trois autres parties offrent, par la joie agreste dont elles sont la magnifique expression, un rapport de couleur et de sentiment avec la symphonie pastorale.

    Le premier morceau est précédé d’une large et pompeuse introduction où la mélodie, les modulations et les dessins d’orchestre se disputent successivement l’intérêt. Il commence par un de ces effets d’instrumentation dont Beethoven est incontestablement le créateur. La masse entière frappe un accord fort et sec, laissant à découvert au silence qui succède, un hautbois, dont l’entrée cachée par l’attaque de l’orchestre, n’a pu être aperçue, et qui seule développe pianissimo en sons tenus une phrase mélodique. Ce contraste est des plus piquans ; on ne saurait commencer d’une façon plus originale. A la fin de l’introduction, la note mi dominante de la, ramenée après plusieurs excursions dans les tons voisins, devient le sujet d’un jeu de timbre entre les violons et les flûtes, comme celui que nous avons signalé dans notre premier article, en parlant du finale de la symphonie héroïque. Le mi va et vient pendant six mesures, changeant d’aspect à chaque passage des instrumens à cordes aux instrumens à vent ; gardé définitivement par ces derniers, il sert à lier l’introduction à l’allegro et devient la première note du thème principal. J’ai entendu ridiculiser ce thème à cause de sa naïve joyeuseté ; probablement le reproche de manquer de noblesse ne lui eût point été adressé, si l’auteur avait inscrit en grosses lettres, en tête de son allegro : Ronde de Paysans. Mais il n’est pas permis d’employer un pareil style sans en prévenir des auditeurs, toujours disposé à mal accueillir une idée, quand elle se présente avec quelque étrangeté dans son costume. La phrase dont il s’agit est d’un rhytme extrêmement marqué, qui, passant ensuite dans l’harmonie, se reproduit sous toutes les formes, sans cesser un instant sa marche cadencée jusqu’à la fin. Cet emploi d’une formule rhythmique obstinée a rarement été tenté avec autant de bonheur, et l’allegro, quoique fort développé, finit avant qu’on ait pu ressentir un instant de fatigue. C’est entraînant.

    Le rhythme est encore le principe fondamental d’où résulte l’incroyable effet du morceau suivant, l’adagio. Il consiste uniquement en un dactyle suivi d’un spondée, frappés sans relâche, tantôt dans une seule partie, tantôt dans trois, puis dans toutes ensemble, quelquefois servant d’accompagnement, souvant concentrant seuls toutes l’attention, se présentant d’abord dans les cordes graves des basses et altos, nuancés du piano simple, et après une répétition pianissimo, dont l’effet mystérieux donne le frisson, passant aux seconds violons pendant que les violoncelles entonnent une lamentation sublime ; de là, s’élevant toujours, unie à la triste mélodie qui vient de naître, la phrase rhythmique arrive aux premiers violons, qui, par un crescendo, la transmettent aux instrumens à vent dans le haut de l’orchestre, où elle éclate alors de toute sa force. Là-dessus, la mélodieuse plainte, émise avec plus d’énergie, prend le caractère d’un gémissement convulsif, les basses s’agitent avec peine ; tout pleure, sanglotte, supplie, et pourtant tout marche encore sans fléchir sous cet immense fardeau de douleurs. Au contraire, une lueur d’espérance vient de naître : à ces accens déchirans succède une vaporeuse mélodie, pure, simple, douce, triste et résignée cependant, comme la patience souriant à la douleur. Les basses seules continuent leur inexorable rhythme, sous cet arc-en-ciel mélodieux ; c’est, pour emprunter encore une citation à la poésie anglaise :

« One fatal remembrance, one sorrow, that throws
« Its black shade alike o’er our joys and our woes.

    Après quelques alternatives pareilles d’angoisses et de résignation, l’orchestre, comme fatigué d’une si pénible lutte, ne fait plus entendre que des débris de sa phrase favorite ; il s’éteint affaissé. Les flûtes et les hautbois reprennent d’une voix mourante le thème principal, mais la force leur manque pour l’achever : ce sont les violons qui la terminent par quelques notes de pizzicato à peine perceptibles ; après quoi, se ranimant tout à coup comme la flamme d’une lampe qui va s’éteindre, les instrumens à vent exhalent un profond soupir sur une harmonie indécise et… le reste est silence.

    Ce douloureux soupir, par lequel l’adagio commence et finit, se compose d’un accord qui laisse toujours supposer après lui une résolution, celui de sixte et quarte. Quelques harmonistes n’ont pas manqué de demander la résolution de leur dissonance de quarte, et de signaler comme une faute la plus poétique peut-être des inspirations de Beethoven. En effet, l’accord est celui de la mineur, il est vrai, présenté sous la forme de son troisième renversement ; mais qui ne voit dans ce soin qu’a eu le compositeur de placer le la tonique dans le milieu, pendant que le mi dominante, se trouve aux deux extrémités de l’harmonie ; qui ne voit, non seulement une intention formelle, mais la seule disposition de l’accorde de tonique qui pût, par le sens incomplet qu’elle présente, laisser en finissant l’auditeur dans le vague, et augmenter ainsi indéfiniment le sentiment de tristesse rêveuse où tout ce qui précède a dû nécessairement le prolonger ? Certes, si c’est là une faute, les aristarques qui l’ont découverte peuvent être bien sûrs qu’on ne leur en reprochera jamais de pareille ; Beethoven en mourant a oublié de leur laisser son secret.

    Le scherzo et le finale de cette symphonie sont, comme le premier morceau, l’expression d’une joie vive, rarement assombrie par de noires pensées, et que domine continuellement, dans le scherzo surtout, ce sentiment de bien-être, cette expansion délicieuse que produisent en nous la chaleur, la lumière, un vaste horizon et l’aspect riant de la nature.

    A Beethoven le géant, Messieurs de la société des concerts ont jugé à propos de faire succéder un concerto de flûte….. M. Dorus a pu s’y faire applaudir, malgré le mécontentement qu’une pareille anomalie avait excité dans l’auditoire. Le Pater Noster de M. Cherubini, terminé par un Libera nos a malo, où le mot amen (non vocalisé cette fois) est répété à satiété avec une volubilité des plus étranges, a produit peu d’effet. J’en dirais autant, davantage même, de l’air du Serment, chanté par Mlle Nau, si je ne craignais de faire de la peine à une personne aussi jeune, ainsi timide, et dont le talent pour le style léger sera incontestable dans quelques années.

    Quant à l’ouverture innommée de Fesca, elle n’a excité ni marques d’approbation ni murmures. C’est une de ces choses que le public a déjà oubliées avant de sortir de la salle, mais dont la critique se souvient pour en constater la nullité. Fesca a écrit plusieurs œuvres de quatuors où l’on remarque d’heureuses mélodies, un sentiment général d’harmonie méditatif et tendre, dont la tendance incessante à la rêverie tourne un peu à la somnolence, il est vrai, mais n’est pas sans charme pour certaines organisations. A ce titre il a un nom respecté en musique instrumentale. Il ne faudrait pour faire pâlir cette modeste gloire que deux ou trois compositions comme celle de dimanche dernier. Absence complète de mélodie et même de dessins mélodiques, harmonie ordinaire, instrumentation commune, mouvemens sans résultats, agitation sans but, en un mot éclipse totale d’idées, voilà ce qu’on en peut dire et ce qu’on en a dit.

    Un chœur sans accompagnemens de M. Clapisson a fait une agréable diversion au non-sens de Fesca. Les voix y sont bien traitées, et le compositeur a su éviter heureusement les lieux communs où auraient pu l’entraîner des paroles telles que :

Voici la nuit,
Marchons sans bruit, etc.

    Ce nocturne a été nuancé avec goût et finesse par le chœur ; il est vrai qu’il n’y a pas de soprani…..

    Comme pour nous dédommager du long intermède qui remplissait le milieu du concert, le programme annonçait l’ouverture d’Oberon pour la fin. A la bonne heure, Weber peut faire le pendant de Beethoven sans désavantage. Ce fantastique adagio, où tout respire le calme et le silence, où l’on croit assister au sommeil de Titania pendant que les sylphes, dont les petits mouvemens capricieux décèlent la présence, entourent, le doigt sur les lèvres, leur reine endormie sur un lit de fleurs ; ce cor enchanté qui soupire, ce chant ravissant des violoncelles si originalement accompagné par une basse de clarinettes dans le chalumeau ; cet allegro si plein de fougue, de colère, d’amour, de bonheur délirant, cette péroraison foudroyante, tout cela captive les sens, fait battre le cœur d’un enthousiasme sublime, et entraîne l’imagination du monde prosaïque, où d’impuissans efforts voudraient encore retenir l’art musical.

 H.     

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er février 2014.

© Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.

Retour à la page principale Berlioz: Feuilletons – Journal des Débats 1834 - 1863
Retour à la Page d’accueil

Back to main page Berlioz: Feuilletons – Journal des Débats 1834 - 1863 
Back to Home Page