Par
HECTOR BERLIOZ
NEUVIÈME SOIRÉE.
L’Opéra de Paris. — Les Théâtres lyriques de Londres
ÉTUDE MORALE.
On joue un opéra-comique français, etc. ; suivi d’un ballet italien, également, etc.
Les musiciens sont encore préoccupés du cours d’histoire romaine que nous avons fait ensemble les soirs précédents. Ils se livrent sur ce sujet aux plus singuliers commentaires. Mais Dimski, plus avide que ses confrères de connaître ce qui se rattache aux habitudes musicales de Paris, m’interpelle de nouveau : « Maintenant, dit-il, que vous nous avez dépeint les mœurs des Romains, dites-nous donc quelque chose du principal théâtre de leurs opérations. Vous devez avoir là-dessus de curieuses révélations à faire. — Révélations ? pour vous peut-être, ce mot convient, mais pour vous seulement ; car je vous l’assure, les mystères de l’Opéra de Paris sont depuis longtemps révélés. — Nous ne sommes pas au courant ici de ce que vous prétendez être connu de tout le monde. Ainsi parlez. »
Les autres musiciens : « Parlez ! racontez-nous l’Opéra.
Si tantus amor casus cognoscere nostros.....
— Que dit-il ? demande Bacon, pendant que le cercle se forme autour de moi. — Il dit, répond Corsino, que si nous avons tant de désir de connaître les malheurs des Parisiens... il faut nous taire et prier notre joueur de grosse caisse de ne pas frapper si fort. — C’est encore dans Virgile ? — Précisément. — Pourquoi parle-t-il ainsi grec de temps en temps ? — Parce que cela donne un air savant qui impose. C’est un petit ridicule que nous devons lui passer. — Il commence, chut ! »
— Connaissez-vous, messieurs, une fable de notre La Fontaine commençant par ces deux vers :
« Un jour sur ses longs pieds allait je ne sais où
Le héron au long bec emmanché d’un long cou. »
— Oui, oui ! qui ne connaît pas cela ? Vous nous prenez pour des Botocudos ! — Eh bien ! l’Opéra, ce grand théâtre avec son grand orchestre, ses grands chœurs, la grande subvention que lui paye le gouvernement, son nombreux personnel, ses immenses décors, imite en plus d’un point le piteux oiseau de la fable. Tantôt on le voit immobile, dormant sur une patte ; tantôt il chemine d’un air agité et va on ne sait où, cherchant pâture dans les plus minces ruisseaux, ne faisant point fi du goujon qu’il dédaigne d’ordinaire et dont le nom seul irrite sa gastronomique fierté.
Mais le pauvre oiseau est blessé dans l’aile, il marche et ne peut voler, et ses enjambées, si précipitées qu’elles soient, le conduiront d’autant moins au but de son voyage, qu’il ne sait pas lui-même vers quel point de l’horizon il doit se diriger.
L’Opéra voudrait, comme le veulent tous les théâtres, de l’argent et des honneurs ; il voudrait gloire et fortune. Les grands succès donnent l’une et l’autre ; les beaux ouvrages obtiennent quelquefois les grands succès ; les grands compositeurs et les auteurs habiles font seuls de beaux ouvrages. Ces œuvres, où rayonnent l’intelligence et le génie, ne paraissent vivantes et belles qu’au moyen d’une exécution vivante et belle aussi, et chaleureuse, et délicate, et fidèle, et grandiose, et brillante, et animée. L’excellence de l’exécution dépend, non seulement du choix des exécutants, mais de l’esprit qui les anime. Or, cet esprit pourrait être bon, si tous n’avaient fait depuis longtemps une découverte qui, en les décourageant, a amené chez eux l’indifférence et à sa suite l’ennui et le dégoût. Ils ont découvert qu’une passion profonde dominait tous les penchants, enchaînait toutes les ambitions et absorbait toutes les pensées de l’Opéra ; que l’Opéra enfin était amoureux fou de la médiocrité. Pour posséder, établir chez lui, choyer, honorer et glorifier la médiocrité, il n’est rien qu’il ne fasse, pas de sacrifice devant lequel il recule, pas de labeur qu’il ne s’impose avec transport. Avec les meilleures intentions, de la meilleure foi du monde, il s’anime jusqu’à l’enthousiasme pour la platitude, il rougit d’admiration pour la pâleur, il brûle, il bouillonne pour la tiédeur ; il deviendrait poëte pour chanter la prose. Comme il a remarqué d’ailleurs, que le public, tombé de l’ennui dans l’indifférence, s’est depuis longtemps résigné à tout ce qu’on veut lui présenter, sans rien approuver ni blâmer, l’Opéra en a conclu avec raison qu’il était maître chez lui, et qu’il pouvait sans crainte se livrer à tous les emportements de sa fougueuse passion, et adorer, sur le piédestal où il l’encense, la médiocrité.
Pour obtenir un si beau résultat, et aidé par ceux de ses ministres dont l’heureux naturel ne demande que d’être abandonné à lui-même pour agir en ce sens, il a tellement lassé, blasé, entravé, englué tous ses artistes, que plusieurs, suspendant leurs harpes aux saules du rivage, se sont arrêtés et ont pleuré. « Que pouvions nous faire ? disent-ils maintenant ; illic stetimus et flevimus ! »
D’autres se sont indignés et ont pris en haine leur tâche ; beaucoup se sont endormis ; les philosophes touchent leurs appointements et, parodient en riant le mot de Mazarin : « L’Opéra ne chante pas, mais il paye. » L’orchestre seul donne beaucoup de peine à l’Opéra pour le réduire. La plupart de ses membres, étant des virtuoses de premier ordre, font partie du célèbre orchestre du Conservatoire ; ils se trouvent ainsi naturellement en contact avec l’art le plus pur et un public d’élite ; de là les idées qu’ils conservent et la résistance qu’ils opposent aux efforts qui tendent à les asservir. Mais avec du temps et de mauvais ouvrages, il n’y a pas d’organisation musicale dont on ne parvienne à briser l’élan, à éteindre le feu, à détruire la vigueur, à ralentir la fière allure. « Ah ! vous raillez mes chanteurs, leur dit souvent l’Opéra, vous vous moquez de mes partitions nouvelles, messieurs les habiles ! Je saurai bien vous mettre à la raison ; tenez, voici un ouvrage en une foule d’actes dont vous allez savourer les beautés. Trois répétitions générales suffiraient pour le monter, c’est du style d’antichambre, vous en ferez douze ou quinze ; j’aime qu’on se hâte lentement. Vous le jouerez une dizaine de fois, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il n’attire plus personne, et nous passerons à un autre du même genre et d’un mérite égal. Ah ! vous trouvez cela fade, commun, froid et plat ! J’ai l’honneur de vous présenter un opéra plein de galops et fait en poste, que vous voudrez bien étudier avec le même amour que le précédent, et dans quelque temps vous en aurez un autre d’un compositeur qui n’a jamais rien composé, et qui vous déplaira, je l’espère, bien davantage encore. Vous vous plaignez que les chanteurs sortent du ton et de la mesure ; ils se plaignent, eux, de la rigueur de vos accompagnements : vous devrez, à l’avenir, assouplir votre rhythme, attendre sur n’importe quelle note qu’ils aient fini de gonfler leur son favori, et leur accorder des temps supplémentaires pour la respiration. Maintenant, voici un ballet qui doit durer de neuf heures jusqu’à minuit. Il faut de la grosse caisse partout ; j’entends que vous luttiez contre elle et que vous vous fassiez entendre quand même. Morbleu ! Messieurs, il ne s’agit pas ici d’accompagnements, et je ne vous paye pas pour compter des pauses. » Et tant et tant que le pauvre noble orchestre, je le crains bien, finira par tomber dans le chagrin, puis dans une somnolence maladive, de là dans le marasme et la langueur, et enfin dans le médiocre, ce gouffre où l’Opéra pousse tout ce qui lui est soumis.
Les chœurs sont élevés, eux, d’une autre façon ; afin de n’avoir pas à leur appliquer le pénible système employé pour l’orchestre avec si peu de succès jusqu’à présent, l’Opéra cherche à remplacer ses anciens choristes par des choristes tout formés, c’est-à-dire tout médiocres. Mais ici il dépasse le but, car, au bout de très-peu de temps, ils deviennent pires et abandonnent ainsi la spécialité pour laquelle ils ont été engagés. De là les miraculeux charivaris qu’on entend fréquemment, dans les partitions de Meyerbeer surtout, et qui, seuls capables de tirer le public de sa léthargie, excitent ces cris de réprobation, ces gestes d’épouvante indignée dont l’effet n’est pas médiocre et devrait, au moins sous ce rapport, fortement déplaire à l’Opéra.
Et pourtant on l’a aujourd’hui complétement dompté, ce pauvre public, je vous l’ai déjà dit, on l’a maté ; il est soumis, timide et doux comme un charmant enfant. Autrefois, on lui donnait des chefs-d’œuvre entiers, des opéras dont tous les morceaux étaient beaux, dont les récitatifs étaient vrais, admirables, les airs de danse ravissants, où rien ne brutalisait l’oreille, où la langue même était respectée, et il s’y ennuyait... On en vint alors aux grands moyens pour secouer sa somnolence, on lui donna des ut de poitrine de toute espèce, des grosses caisses, des tambours, des orgues, des musiques militaires, des trompettes antiques, des tubas grands comme des cheminées de locomotive, des cloches, des canons, des chevaux, des cardinaux sous un dais, des empereurs couverts d’or, des reines portant leur diadème, des pompes funèbres, des noces, des festins, et encore le dais, et toujours le fameux dais, le dais magnifique, le dais emplumé, empanaché et porté par quatre-z-officiers comme Malbrouck, des jongleurs, des patineurs, des enfants de chœur, des encensoirs, des ostensoirs, des croix, des bannières, des processions, des orgies de prêtres et de femmes nues, le bœuf Apis, une foule de veaux, des chouettes, des chauves-souris, les cinq cents diables de l’enfer, en veux-tu, en voilà, le tremblement général, la fin du monde… mêlés par-ci par-là de quelques fades cavatines et de beaucoup de claqueurs. Et le pauvre public, abasourdi au milieu d’un tel cataclysme, a fini par ouvrir de grands yeux, une bouche immense, par rester éveillé en effet, mais sans dire mot, se regardant comme vaincu, sans espoir de revanche, et obligé de donner sa démission.
Ainsi à cette heure, éreinté, brisé, rompu, après une mêlée pareille, comme Sancho après le siége de Barataria, s’épanouit-il de bonheur aussitôt qu’on a l’air de vouloir lui procurer le moindre plaisir tranquille. Il boit avec délices un morceau de musique rafraîchissant, il s’en délecte, il l’aspire. Oui, on l’a maté à ce point, qu’il ne songe pas même à se plaindre du terrible régime auquel il a été mis. On lui servirait en un festin de la soupe au savon, des écrevisses vivantes, un rôti de corbeaux, une crème au gingembre, que si, parmi tant de ragoûts atroces, il trouvait seulement un pauvre petit morceau de sucre d’orge à sucer, il s’en délecterait et dirait en pourléchant ses lèvres : « Notre hâte est magnifique, bravo ! je suis plus que content ! » Maintenant, voici le bon côté de la chose : la soumission du public devenue évidente, comme elle l’est, ses erreurs de jugement n’étant plus à craindre, puisqu’il ne juge plus, les auteurs se sont décidés tous, dit-on, à risquer le paquet, et à ne plus produire que des chefs-d’œuvre. — Bonne idée ! s’écrie Corsino, il y a longtemps que nous appelions ce coup d’état de tous nos vœux ! — Néanmoins ce serait dommage qu’on donnât trop de chefs-d’œuvre à l’Opéra ; il faut espérer que les auteurs se montreront raisonnables et mettront de justes bornes à leur fécondité inspirée. On a déjà, dans ce théâtre, assez abîmé de belles partitions. Après les quatre ou cinq premières représentations, dès que l’influence de l’auteur n’agit plus directement sur ses interprètes, l’exécution va trop souvent du médiocre au pire, pour les œuvres soignées surtout. Ce n’est pas qu’en général on épargne le temps pour les apprendre ; car voici comment on a procédé jusqu’ici, et comment on procède encore probablement à l’étude d’une composition nouvelle.
D’abord on n’y pense pas du tout ; puis, quand on en est venu à reconnaître qu’il ne serait peut-être pas hors de propos d’y réfléchir un peu, on se repose ; et on a raison. Diable ! il ne faut pas s’exposer, par excès de travail, à un épuisement prématuré de l’intelligence ! Par une suite d’efforts ainsi sagement calculés, on arrive à annoncer une répétition. Ce jour-là, le directeur se lève de bonne heure, se rase de très-près, gourmande plusieurs fois ses domestiques sur leur lenteur, boit à la hâte une tasse de café, et... part pour la campagne. A cette répétition, plusieurs acteurs ont la bonté de se rendre ; peu à peu il s’en réunit jusqu’à cinq. L’heure indiquée étant midi et demie, on cause fort tranquillement politique, industrie, chemins de fer, modes, bourse, danse, philosophie, jusqu’à deux heures. Alors l’accompagnateur ose faire remarquer à ces messieurs et à ces dames qu’il attend depuis longtemps qu’on veuille bien ouvrir les rôles et en prendre connaissance. Sur cette observation, chacun se décide à demander le sien, le feuillette un instant, en secoue le sable en pestant contre les copistes, et on commence... à jaser un peu moins. « Mais, pour chanter, comment faire ? Le premier morceau est un sextuor, et nous ne sommes que cinq ! C’est-à-dire nous n’étions tout à l’heure que cinq, car L... vient de sortir ; son avoué l’a fait demander pour une affaire importante. Or, nous ne pouvons pas répéter un sextuor à quatre. Si nous remettions la partie à une autre fois ? » Et tous de se retirer lentement comme ils sont venus. On ne peut répéter le lendemain, c’est un dimanche ; ni le surlendemain, c’est un lundi, jour de représentation. On ne fait ordinairement rien à l’Opéra, ces jours-là ; les acteurs même qui ne figurent pas dans la pièce qu’on donne le soir, se reposent de toutes leurs forces en songeant à la peine que vont avoir leurs camarades. A mardi donc ! Une heure sonne ; entrent les deux acteurs qui ont manqué à la première répétition ; mais des autres aucun ne paraît. C’est trop juste ; ils ont attendu le premier jour ; les absents leur ont fait perdre leur temps, il est de leur dignité de leur rendre la pareille. A trois heures moins un quart, tout le monde y est, moins le second ténor et la première basse. Ces dames sont charmantes, d’une adorable humeur, et l’une d’elles propose, en conséquence, d’entamer le sextuor sans basse. « N’importe ! nous verrons au moins ce que dit isolément notre partie ! — Encore un instant, messieurs, dit l’accompagnateur, je cherche à comprendre... cet... accord ; j’ai peine à... distinguer les notes. Que voulez-vous ? on ne peut accompagner une partition de vingt lignes à première vue. — Ah ! vous ne savez pas ce qu’il y a dans la partition, et vous venez nous apprendre nos rôles, dit madame S.... qui a son franc parler. Mon cher, si vous vouliez bien l’étudier un peu chez vous avant de venir ici. — Comme vous n’en pourriez faire autant pour vos morceaux, n’étant pas lectrice, je ne puis, madame, vous adresser la même invitation. — Allons, point de personnalités ! — Commençons donc ! » s’écrie D... impatienté. Ritournelle, récitatif de D...., ensemble vocal sur l’accord de fa majeur. « Aye ! aye ! un la bémol ! C’est toi, M..., qui es le coupable ! — Moi ! comment aurais-je fait un la bémol, puisque je n’ai pas ouvert la bouche ? Je suis malade ; je n’y tiens plus, Il faut que j’aille me coucher. — Bon ! notre sextuor à quatre se trouve réduit à un trio, mais à un vrai trio, là, un trio à trois. C’est toujours quelque chose. Continuons : La Grèce doit enfin... La Grèce doit... Ah ! ah ! ah ! La graisse d’oie ! Tu as volé celui-là à Odry ! Fameux ! Ah ! ah ! ah ! — Mon Dieu, est-elle rieuse, cette madame S.... dit madame G... en rompant une aiguille dans le mouchoir qu’elle était occupée à broder. — Oh ! nous autres, gens d’esprit, nous n’engendrons pas de mélancolie. Vous êtes piquée, madame. Il ne faut pas vous piquer pour un calembour. Ah ! ah ! ah ! Il y est encore, celui-là ! — Buona sera a tutti ! dit en se levant D... Mes petits agneaux, vous êtes délicieusement spirituels, mais trop studieux ! Or, il est trois heures et quart ; nous ne devons jamais répéter après trois heures. C’est aujourd’hui mardi ; il est possible que je chante dans les Huguenots vendredi prochain : je dois donc me ménager. D’ailleurs, je suis enroué, et ce n’est que par excès de zèle que j’ai paru aujourd’hui à la répétition. Hum ! Hum ! » Tout le monde part. Les huit ou dix autres séances ressemblent plus ou moins aux deux premières. Un mois se passe ainsi, après lequel on parvient à répéter à peu près sérieusement pendant une heure, trois fois par semaine : cela fait rigoureusement douze heures d’études par mois. Le directeur met toujours le plus grand soin à stimuler les artistes par son absence ; et si un petit opéra en un acte, annoncé pour le 1er mai, peut enfin être représenté à la fin d’août, il n’aura pas tort de dire en se rengorgeant : « Oh ! mon Dieu ! c’est une bluette ; nous avons monté cela en quarante-huit heures ! »
Parlez-moi des directeurs de Londres pour employer le temps ; c’est par les Anglais que l’art des études musicales accélérées a été porté à un degré de splendeur inconnu chez les autres peuples. Je ne puis faire d’éloge plus pompeux de la méthode qu’ils suivent qu’en la désignant comme l’inverse de celle adoptée à Paris. D’un côté de la Manche, pour apprendre et mettre en scène un opéra en cinq actes, il faut dix mois ; de l’autre, il faut dix jours. A Londres, l’important pour le directeur d’un théâtre lyrique c’est l’affiche. L’a-t-il couverte de noms célèbres, a-t-il annoncé des œuvres célèbres, ou déclaré célèbres des œuvres obscures de compositeurs célèbres, en appuyant de toutes les forces de la presse sur cette épithète…, le tour est fait. Mais, comme le public est insatiable de nouveautés, comme c’est la curiosité surtout qui le guide, il est nécessaire au joueur qui veut le gagner de battre les cartes très-souvent. Dès lors il faut faire vite plutôt que bien, extraordinairement vite, dût-on pousser la célérité jusqu’à l’absurde. Le directeur sait que l’auditoire ne remarquera pas les défauts de l’exécution, s’ils sont adroitement déguisés ; qu’il ne s’avisera jamais de découvrir les ravages produits dans une partition nouvelle par le défaut d’ensemble et l’incertitude des masses, par leur froideur, par les nuances manquées, les mouvements faux, les traits écorchés, les idées comprises à contre-sens. Il compte assez sur l’amour-propre des chanteurs à qui les rôles sont confiés pour être sûr que, mis en évidence comme ils le sont, ceux-là du moins feront des efforts surhumains pour paraître honorablement devant le public, malgré le peu de temps qui leur est accordé pour s’y préparer. C’est, en effet, ce qui arrive, et cela suffit. Néanmoins, il est des occasions où, en dépit de leur bonne volonté, les acteurs les plus zélés n’y peuvent parvenir. On se rappellera longtemps la première représentation du Prophète à Covent Garden, où Mario resta court plus d’une fois, faute d’avoir eu le temps d’apprendre son rôle. Donc, on aurait beau dire, quand il s’agit de la première représentation d’un nouvel ouvrage : « Il n’est pas su, rien ne va, il faut encore trois semaines d’études ! » — Trois semaines ! dirait le directeur, vous n’aurez pas trois jours ; vous le jouerez après-demain. — Mais, monsieur, il y a un grand morceau d’ensemble, le plus considérable de l’opéra, dont les choristes n’ont pas encore vu une note ; ils ne peuvent pourtant pas le deviner, l’improviser en scène ! — Alors supprimez le morceau d’ensemble, il restera toujours assez de musique. — Monsieur, il y a un petit rôle qu’on a oublié de distribuer, et nous n’avons personne pour le remplir. — Donnez-le à madame X.... et qu’elle l’apprenne ce soir. — Madame X... est déjà chargée d’un autre rôle. — Eh bien ! elle changera de costume, et elle en jouera deux. Croyez-vous que je vais entraver la marche de mon théâtre pour de pareilles raisons ? — Monsieur, l’orchestre n’a pas encore pu répéter les airs de ballet ! — Qu’il les joue sans répétition ! Allons, qu’on me laisse tranquille. L’opéra nouveau est affiché pour après-demain ; la salle est louée, tout est bien. »
Et c’est la crainte d’être distancés par leurs rivaux, jointe à la nécessité de couvrir chaque jour des frais énormes, qui cause chez les entrepreneurs cette fièvre, ce delirium furens, dont l’art et les artistes ont tant à souffrir. Un directeur de théâtre lyrique, à Londres, est un homme qui porte un baril de poudre sans pouvoir s’en débarrasser, et qu’on poursuit avec des torches allumées. Le malheureux fuit à toutes jambes, tombe, se relève, franchit ravins, palissades, ruisseaux et fondrières, renverse tout ce qu’il rencontre, et marcherait sur le corps de son père et de ses enfants s’ils lui faisaient obstacle.
Ce sont, je le reconnais, de tristes nécessités de position ; mais ce qui est plus déplorable, c’est que cette précipitation brutale des théâtres anglais dans les préparatifs de toute exécution musicale devienne une habitude, et soit transformée elle-même par quelques personnes en talent spécial digne d’admiration. « Nous avons monté cet opéra en quinze jours, dit-on d’une part. — Et nous en dix, réplique-t-on de l’autre. — Et vous avez fait de belle besogne ! » dirait l’auteur, s’il était présent. Les exemples qu’on cite de certains succès de cette nature font, en outre, qu’on ne doute plus de rien, et que le dédain de toutes les qualités de l’exécution, qui seules peuvent la constituer bonne, le mépris même des nécessités de l’art, vont croissant. Pendant la courte existence du Grand-Opéra anglais à Drury Lane, en 1848, le directeur, dont le répertoire se trouvait à sec, ne sachant à quel saint se vouer, dit un jour à son chef d’orchestre très-sérieusement : « Un seul parti me reste à prendre, c’est de donner Robert le Diable mercredi prochain. Nous devrons ainsi le monter en six jours ! — Parfait ! lui répondit-on, et nous nous reposerons le septième. Vous avez la traduction anglaise de cet opéra ? — Non, mais elle sera faite en un tour de main. — La copie ? — Non, mais... — Les costumes ? — Pas davantage. — Les acteurs savent la musique de leurs rôles ? les chœurs possèdent bien la leur ? — Non ! non ! non ! on ne sait rien, je n’ai rien, mais il le faut ! » Et le chef d’orchestre garda son sérieux ; il vit que le pauvre homme perdait la tête, ou plutôt qu’il l’avait perdue : au moins, s’il n’eût perdu que cela ! Une autre fois, l’idée étant venue à ce même directeur de mettre en scène Linda di Chamouni de Donizetti, dont il avait pourtant songé à se procurer la traduction, les acteurs et les chœurs ayant eu, par extraordinaire, le temps de faire les études nécessaires, on annonça une répétition générale. L’orchestre étant réuni, les acteurs et les choristes à leur poste, on attendait. — « Eh bien ! pourquoi ne commencez-vous pas ? dit le régisseur. — Je ne demande pas mieux que de commencer, répondit le chef d’orchestre, mais il n’y a pas de musique sur les pupitres. — Comment ! c’est incroyable ! Je vais la faire apporter. » Il appelle le chef du bureau de copie « Ah ! ça, placez donc la musique ! — Quelle musique ?... Eh ! mon Dieu, celle de Linda di Chamouni. — Mais je n’en ai pas. On ne m’a jamais donné l’ordre de copier les parties d’orchestre de cet ouvrage. » Là-dessus les musiciens de se lever avec de grands éclats de rire, et de demander la permission de se retirer, puisqu’on avait négligé pour cet opéra de se procurer la musique seulement... — Pardon, messieurs, laissez-moi m’interrompre un instant. Ce récit m’oppresse, m’humilie, éveille en moi des tristesses... D’ailleurs écoutez ce délicieux air de danse qui se trouve égaré dans le fatras de votre ballet italien... — Oh ! oh ! à nous ! disent les violons en saisissant leur instrument, il faut jouer cela en maîtres ; c’est magistral ! » Et tout l’orchestre, en effet, exécute avec un ensemble, une expression, une délicatesse de nuances irréprochables, cet admirable andante où respire la voluptueuse poésie des féeries de l’Orient. A peine est-il fini que la plupart des musiciens se hâtent de quitter leur pupitre, laissant deux violons, une basse, les trombones et la grosse caisse fonctionner seuls, pour le reste du ballet. — « Nous avions bien remarqué ce morceau, dit Winter, et nous comptions le jouer avec amour, c’est vous qui avez failli nous le faire manquer. — Mais d’où sort-il, de qui est-il, où l’avez-vous connu ? me dit Corsino. — Il sort de Paris ; je l’ai entendu dans le ballet de La Péri, dont la musique fut écrite par un artiste allemand, d’un mérite égal à sa modestie, et qui se nomme Burgmüller. — C’est bien beau ! — C’est d’une langueur divine ! — Cela fait rêver des houris de Mahomet ! — Cette musique, messieurs, est celle de l’entrée de La Péri. Si vous l’entendiez avec la mise en scène pour laquelle l’auteur l’écrivit, vous l’admireriez plus encore. C’est tout simplement un chef-d’œuvre. » Les musiciens, sans s’être entendus pour cela, s’approchent de leurs pupitres et écrivent au crayon, sur la page des parties d’orchestre où se trouve l’andante, le nom de Burgmüller.
Je reprends mon triste récit.
Les directeurs de notre Opéra de Paris, parmi lesquels on a pu compter des gens d’intelligence et d’esprit, ont de tout temps été choisis parmi les hommes qui aimaient et connaissaient le moins la musique. Nous en avons eu même qui l’exécraient tout à fait. L’un d’eux m’a dit, parlant à ma personne, que toute partition âgée de vingt ans était bonne à brûler ; que Beethoven fut un vieil imbécile, dont une poignée de fous affecte d’admirer les œuvres, mais qui, en réalité, ne fit jamais rien de supportable.
Les musiciens avec explosion : ….. ! ….. !! … !!! (et autres exclamations qui ne s’écrivent point). Une musique bien faite, disait un autre, est celle qui dans un opéra ne gâte rien. Il n’est pas étonnant alors que de tels directeurs ne sachent comment s’y prendre pour faire marcher leur immense machine musicale, et qu’ils traitent en toute occasion si cavalièrement les compositeurs dont ils croient n’avoir pas ou n’avoir plus besoin. Spontini, dont les deux chefs-d’œuvre, la Vestale et Cortez, ont suffi pour alimenter le répertoire de l’Opéra pendant vingt-cinq ans, fut, sur la fin de sa vie, mis véritablement à l’index dans ce théâtre, et ne put jamais parvenir à obtenir une audience du directeur. Rossini aurait le plaisir, s’il revenait en France, de voir sa partition de Guillaume Tell entièrement bouleversée et réduite d’un tiers. Pendant longtemps, on a joué à sa barbe la moitié du 4e acte de Moïse, pour servir de lever de rideau avant un ballet. De là cette charmante repartie qu’on lui attribue. Rencontrant un jour le directeur de l’Opéra, celui-ci l’aborde avec ces mots : « Eh bien cher maître, nous jouons demain le 4e acte de votre Moïse. — Bah ! tout entier ? » réplique Rossini.
L’exécution et les mutilations qu’on inflige de temps en temps au Freyschütz à l’Opéra, causent un vrai scandale, sinon dans Paris, qui ne s’indigne de rien, au moins dans le reste de l’Europe où le chef-d’œuvre de Weber est admiré.
On sait avec quel insolent dédain, vers la fin du siècle dernier, Mozart fut traité par les grands hommes qui gouvernaient alors l’Académie royale de musique. Ayant éconduit au plus vite ce petit joueur de clavecin qui avait l’audace de leur proposer d’écrire pour leur théâtre, ils lui promirent pourtant, comme dédommagement et par faveur particulière, d’admettre un court morceau instrumental de sa composition dans l’un des concerts spirituels de l’Opéra et l’engagèrent à l’écrire. Mozart eut bientôt terminé son ouvrage et se hâta de le porter au directeur.
Quelques jours après, le concert où il devait être entendu étant affiché, Mozart, ne voyant point son nom sur le programme, revient tout inquiet à l’administration ; on le fait attendre longuement, comme toujours, dans une antichambre, où, en fouillant par désœuvrement au milieu d’un monceau de paperasses entassées sur une table, il trouve… quoi ? son manuscrit que le directeur avait jeté là. En apercevant son Mécène, Mozart se hâte de demander une explication du fait. — « Votre petite symphonie ? répond le directeur ; oui, c’est cela. Il n’est plus temps maintenant de la donner au copiste, je l’avais oubliée. »
Dix ou douze années plus tard, quand Mozart fut mort immortel, l’Opéra de Paris se crut obligé de représenter Don Juan et la Flûte enchantée, mais mutilés, salis, défigurés, travestis en pastiches infâmes, par des misérables dont il devrait être défendu de prononcer le nom. Tel est notre Opéra, tel il fut et tel il sera.