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Opéra-comique en deux actes

Paroles de Hector Berlioz d’après la pièce de Shakespeare “Beaucoup de bruit pour rien”

DEUXIÈME ACTE

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La scène représente un grand salon du palais du gouverneur. Une porte à droite et une autre à gauche. On entend dans la salle voisine, par la porte de gauche, toute grande ouverte, un bruit de verres, d’assiettes et de voix confuses. Un domestique sort à la course de la salle du festin, traverse la scène et ressort par la porte opposée. Un autre paraît, exécutant l’évolution contraire, et entre dans la salle du festin. Le premier reparaît, portant une grande fiasque de vin.

SCÈNE I

Domestiques

VOIX DE LA SALLE DU FESTIN

Du vin! du vin!

PREMIER DOMESTIQUE

Oui! Oui! On y va. Après le festin des maîtres, le festin des valets. Parce que c’est jour de noces, il faut que tout le monde ici fasse ripailles, jusqu’aux soldats du général, jusqu’à ces chanteuses, jusqu’à cette canaille de musiciens que Monseigneur a voulu festoyer aussi!

DEUXIÈME DOMESTIQUE (sortant de la salle du festin)

Va donc leur porter la dame-jeanne! Ils sont altérés comme les cendres de l’Etna. Et cela ne suffira pas encore.

PREMIER DOMESTIQUE

Je n’ai pas besoin de me presser. N’est-ce pas une honte qu’il nous faille servir de tels misérables?

DEUXIÈME DOMESTIQUE

Des soûlards!

PREMIER DOMESTIQUE

Des bohémiens!

DEUXIÈME DOMESTIQUE

Des gourgandines!

PREMIER DOMESTIQUE

Des joueurs de flûte!

DEUXIÈME DOMESTIQUE

Oui, mais le Somarone a le pied leste, et ce gros âne, le bien nommé, vient de me le faire sentir... en un certain endroit...

PREMIER DOMESTIQUE (riant)

Il a rué!

DEUXIÈME DOMESTIQUE

Ah! et de quelle force!...

SOMARONE (de la salle du festin)

Holà! valets! du vin donc! per Bacco!

PREMIER DOMESTIQUE

Le voilà qui brait maintenant! Allons, je vais le faire taire.

VOIX DE LA SALLE

Du vin! de par tous les diables, du vin! La cave est donc vide?

PREMIER DOMESTIQUE (se précipitant avec sa fiasque vers la salle du festin.)

Voilà, messeigneurs!

(à l’autre)

Reviens vite!

(Il entre, le deuxième domestique sort à la course.)

DES VOIX DE LA SALLE

Te moques-tu, maraud! une bouteille! Il en faut dix!

(autres voix)

Vingt!

(autres voix)

Cent! Alerte? Décampe!

(Le premier domestique sort à la course de la salle du banquet; au moment où le deuxième entre sur la scène par la porte opposée, portant une fiasque énorme sur chaque bras.)

PREMIER DOMESTIQUE (tournant la tête du côté de la salle du festin)

J’y vole, messeigneurs! J’y vole!

DEUXIÈME DOMESTIQUE (tournant la tête du côté de la porte par laquelle il entre, et ayant l’air de répondre à quelque interlocuteur éloigné)

Impossible! on ne peut pas se passer de moi.

(Les deux domestiques se heurtent l’un contre l’autre et tombent sur le théâtre.)

PREMIER DOMESTIQUE

Butor!

DEUXIÈME DOMESTIQUE

Animal! Tu as failli me faire casser mes bouteilles. Au diable les gens serviles! Quel besoin as-tu de te presser ainsi?

PREMIER DOMESTIQUE

Eh! pardieu! ils ont le diable au corps, ils boivent à faire frémir, ils crient, ils chantent, ils vont faire improviser le Somarone.

DEUXIÈME DOMESTIQUE

Je veux entendre cela.

(Il entre. L’autre sort du côté opposé. Chants dans la salle voisine. Préludes de trompettes et de guitares, rumeurs de table.)

SOMARONE

Je veux bien vous improviser quelque chose, mais accompagnez-moi tous: vous, les chanteuses, avec vos guitares, vous les soldats, avec vos trompettes, avec les tambourins, avec tous les instruments favoris de Mars et de Bacchus!


N° 9 – Improvisation et Chœur à boire

(derrière la scène)

SOMARONE

Le vin de Syracuse
Accuse
Une grande chaleur
Au cœur
De notre île
De Sicile.
Vive ce fameux vin
Si fin!

LES CHORISTES

Vive ce fameux vin
Si fin!

SOMARONE

Mais la plus noble flamme...

LES CHORISTES

Ha!

SOMARONE

Douce à l’âme
Comme au cœur
Du buveur,
C’est la liqueur vermeille
De la treille
Des coteaux de Marsala
Qui l’a!

LES CHORISTES

Il a raison, et sa rare éloquence
S’unit à la science
Du vrai buveur.
Honneur à l’improvisateur!

SOMARONE ET LES CHORISTES

Le vin de Syracuse, etc.

VOIX DIVERSES

Bravo! bravo! voyons le second couplet!

SOMARONE (entrant en scène, suivi d’une partie du chœur.)

Le second! Ah! le second, je ne suis pas plus embarrassé pour le second... Je vous en improviserais trente!

VOIX DIVERSES

Non, non, c’est assez de deux. Allez, maestro! Silence, donc!

(Les guitares et les trompettes restent dans la coulisse.)

SOMARONE

Le vin... le vin... (hum !) le vin
Fin
De Syracuse...
Le vin de Syracuse
Accuse...
Oui, certes... le vin de Syracuse...
Le vin de Syracuse!

LES CHORISTES

Poète divin,
Ta muse abuse,
Tu le vois,
De notre patience.
Assez d’éloquence!
Rimeur aux abois,
Bois!

SOMARONE ET LES CHORISTES

Le vin de Syracuse, etc.

(Le domestique entre avec son panier plein d’énormes bouteilles.)

SOMARONE

Silence! je le tiens... mon second couplet... Écoutez-moi donc !

(A la fin de ce chœur, le premier domestiques reparaît portant un panier plein de fiasques et de bouteilles d’énormes dimensions. Cris de joie à son entrée dans la salle du festin.)

VOIX DIVERSES

Viva! viva! à la bonne heure! Voilà un garçon intelligent!

SOMARONE

Bon, j’ai compris! Portons le panier dans le jardin, nous y boirons au clair de lune.

VOIX DIVERSES

Oui, oui, c’est une idée... nous danserons le Saltarello.

SOMARONE

Mais dansons et buvons vite, car l’heure de la cérémonie approche et nous devons tous nous y présenter... dans un état... décent, s’il est possible.

VOIX DIVERSES

Au jardin! au jardin!

(Ils sortent et traversent le théâtre en chantant.)

SOMARONE ET LES CHORISTES (en s’éloignant)

Mais la plus noble flamme,

C’est le vin de Marsala

Qui l’a!


SCÈNE II

Béatrice

N° 10 – Air

BÉATRICE (entrant très agitée.)

Dieu! que viens-je d’entendre?
Je sens un feu secret
Dans mon sein se répandre!
Bénédict... se peut-il?
Bénédict m’aimerait?
Il m’en souvient, le jour du départ de l’armée,
Je ne pus m’expliquer
L’étrange sentiment de tristesse alarmée
Qui de mon cœur vint s’emparer.
Il part, disais-je, il part, je reste!
Est-ce la gloire, est-ce la mort
Que réserve le sort
A ce railleur que je déteste?
Des plus noires terreurs
La nuit suivante fut remplie...
Les Mores triomphaient, j’entendais leurs clameurs;
Des flots du sang chrétien la terre était rougie.
En rêve je voyais Bénédict haletant,
Sous un monceau de morts sans secours expirant.
Je m’agitais sur ma brûlante couche;
Des cris d’effroi s’échappaient de ma bouche.
En m’éveillant enfin, je ris de mon émoi.
Je ris de Bénédict, de moi,
De mes sottes alarmes...
Hélas! hélas! ce rire était baigné de larmes.

Il m’en souvient, etc.

Je l’aime donc? je l’aime donc?
Oui, Bénédict, je t’aime!
Je ne m’appartiens plus, je ne suis plus moi-même.
Sois mon vainqueur,
Dompte mon cœur!
Viens! déjà ce cœur sauvage
Vole au-devant de l’esclavage!

Oui Bénédict, je t’aime, etc.

Adieu, ma frivole gaîté!
Adieu, ma liberté!
Adieu, dédains, adieu, folies!
Adieu, mordantes railleries!
Béatrice à son tour,
Tombe victime de l’amour!


SCÈNE III

Héro, Béatrice, Ursule

HÉRO (entrant de gauche)

Qu’as-tu donc, Béatrice? Quelle agitation! Je ne te vis jamais ainsi.

BÉATRICE

Moi ?... je... rien!

HÉRO

Allons! tu auras vu Bénédict, je gage. Tu ne peux le rencontrer sans te laisser aller à des accès de colère qui, pardonne à ma franchise! semblent peu dignes de toi.

URSULE

Et qu’il est si loin de mériter!

HÉRO

Ursule a raison. Le caractère de Bénédict est bien changé. Il ne parle maintenant de toi qu’avec des expressions qui t’étonneraient fort... Mais tu le hais à un point...

BÉATRICE

Assez, cousine!

HÉRO

C’est pourtant un brave et charmant gentilhomme.

URSULE

Plus à plaindre qu’a blâmer.

BÉATRICE

Si vous continuez, je vous quitte.

HÉRO

Allons! taisons-nous! Mais je te voudrais voir devenir plus humaine. Je suis si heureuse...

N° 11 – Trio

HÉRO (avec URSULE)

Je vais d’un cœur aimant
Être la joie et le bonheur suprême:
Mon cher Claudio m’aime,
Et mon époux restera mon amant.

URSULE (avec HÉRO)

Héro, d’un cœur aimant
Sera la joie et le bonheur suprême:
Son cher Claudio l’aime,
Et son époux restera son amant.

BÉATRICE

Tu vas d’un cœur aimant
Être la joie et le bonheur suprême:
Ton cher Claudio t’aime
Et ton époux restera ton amant.

HÉRO ET URSULE (à part et regardant Béatrice)

Quelle douceur!
Quel changement!

URSULE

Et quoi! Madame, un seul moment
A ces deux cœurs porteriez vous envie?
Et cette liberté, charme de votre vie,
Pourriez-vous la donner pour un époux amant?

BÉATRICE

Un amant! un époux! à moi? de l’esclavage,
Traîner la chaîne en frémissant?
Ah! j’aime mieux dans un couvent
Voir se flétrir la fleur de mon bel âge
Sous le cilice et le noir vêtement.

HÉRO

Certes, belle cousine,
A ton cœur fier l’hymen serait fatal!
Et si d’un cavalier que ta taille divine,
Tes traits si beaux, ton esprit sans égal,
Auraient forcé de te rendre les armes,
Les yeux pour toi fondraient en larmes.

HÉRO ET URSULE

Ne va [N’allez] pas un jour
D’un tendre retour
Payer son amour!

BÉATRICE

Je me moque, chère cousine,
De tous ces paladins à la mine assassine.
Ne crains pas que pour eux je faiblisse à mon tour!
Non, non, le plus vaillant m’eût-il rendu les armes,
Je rirais de ses larmes,
Et d’un tendre retour
On ne me verrait pas
Payer son fol amour.

URSULE

Dans le mariage, hélas! l’habitude,
Spectre à l’œil éteint,
Où l’ennui se peint,
Amène trop souvent dégoûts et lassitude,
Et tardifs remords!

HÉRO

Et bientôt après, c’est la jalousie,
Ce monstre aux yeux verts,
Vomi des enfers...

HÉRO ET URSULE

...Qui vient empoisonner une innocente vie
Par d’affreux transports!

HÉRO

Ah! si Claudio...
– Ciel! un tel outrage! -
Devait pour moi se refroidir!

BÉATRICE (égarée)
Ah! j’en mourrais de rage!

HÉRO

Pour une autre me fuir!

BÉATRICE

J’en perdrais la raison.

HÉRO

Etre par lui trompée...

BÉATRICE

Ah!

HÉRO

Délaissée!

BÉATRICE

Ah! le fer, le poison!

HÉRO ET URSULE (éclatant de rire)

Ah! ah! ah! ah! ah! ah!

HÉRO

Ha! ha! ha! Lionne en furie!
Quoi! la jalousie
Aurait sur tes sens
Un pareil empire?
Mais, j’ai voulu rire.
Non, je le sens...

HÉRO (avec URSULE et BÉATRICE)

Je vais, d’un cœur aimant.
Être la joie et le bonheur suprême:
Mon cher Claudio m’aime,
Et mon époux restera mon amant

URSULE

Héro, d’un cœur aimant,
Sera la joie et le bonheur suprême:
Son cher Claudio l’aime
Et son époux restera son amant

BÉATRICE

Tu vas d’un cœur aimant
Être la joie et le bonheur suprême:
Ton cher Claudio t’aime
Et ton époux restera ton amant.

HÉRO

On nous attend, chère Ursule! Nous avons à peine le temps d’achever ma parure. Viens-tu, Béatrice?

BÉATRICE

Je vous suis dans un instant.

(Elle tombe sur un banc, absorbée par ses pensées. Elle écoute le chœur suivant avec une émotion croissante.)


N° 12 – Chœur lointain

(derrière la scène)

LE CHŒUR

Viens! Viens, de l’hyménée
Victime fortunée!
Viens charmer tous les yeux,
Viens parer tes cheveux
De la fleur virginale!
La pompe nuptiale
Se prépare, l’époux attend.
Le sourire des cieux descend.
Viens! Viens! L’heureux époux attend.

(A la fin du chœur, Béatrice, qui avait le visage caché dans ses mains, se lève par un mouvement brusque et, se dirigeant vivement vers une des coulisses de gauche, y rencontre Bénédict qui en sort.)


SCÈNE IV

Béatrice, Bénédict

BÉATRICE (apercevant Bénédict)

Ciel!

BÉNÉDICT (apercevant Béatrice)

Ah!

(Ils restent un instant interdits.)

Madame!

BÉATRICE

Seigneur!

BÉNÉDICT

On vous cherche...

BÉATRICE

Vous me cherchiez?...

BÉNÉDICT

Je n’ai pas dit cela... les convives du gouverneur s’étonnent de votre absence.

BÉATRICE

Je pense bien qu’ils s’étonnent peu de la vôtre. On sait que vous êtes toujours où vous ne devriez pas être.

BÉNÉDICT

Où je ne devrais pas être?... Mais pourquoi ne serais-je pas ici?

BÉATRICE

Pourquoi y êtes-vous?  Que me voulez-vous? Je ne puis faire un pas sans vous rencontrer. Vous êtes mon ombre. Vous me poursuivez. Vous m’obsédez!

BÉNÉDICT

Que ne puis-je être plus que votre ombre, et ne pas vous quitter davantage!... je vous jure...

BÉATRICE

Je vous jure, votre raillerie est tout à fait déplacée et fort inutile, car je comprends, je devine le vrai sens de toutes vos paroles... Vous croyez... me rendre ridicule, et faire croire... aux gens... que je vous crois... mais n’en croyez rien.

(à part)

Ah! mon Dieu! je ne sais plus ce que je dis.

(haut)

Le ridicule est à moi, oui, je m’en sers pour fustiger les gens qui me déplaisent.

BÉNÉDICT (à part)

Qu’elle est belle!

BÉATRICE

Et vous êtes de ceux-là.

(à part)

Je suis brutale.

BÉNÉDICT

Madame?

BÉATRICE

Je vous déteste.

(à part)

Pauvre malheureux!

BÉNÉDICT

Calmez-vous, madame!

BÉATRICE

Je vous exècre.

BÉNÉDICT

Je ne puis dire...

BÉATRICE (éclatant en sanglots)

Mais que me voulez-vous?

BÉNÉDICT (très ému)

Je... ne... puis... dire que... je vous aie jamais aimée...

BÉATRICE (riant aux éclats)

Ah! ah! ah! Je l’espère bien.

BÉNÉDICT

Mais si...

BÉATRICE

Quoi?

BÉNÉDICT

Si... je pouvais trouver en vous quelque indulgence... jamais un cœur...

BÉATRICE

Allez!... Allez donc! La rime est: constance. Décochez-moi un madrigal! Vous en êtes capable, vous êtes poète! Ah! ah! ah!

BÉNÉDICT (attendri)

Si je ne suis pas poète, je veux tâcher de le devenir pour mériter au moins vos railleries; je souffre trop de vous voir injuste.

BÉATRICE (à part)

Comme il m’aime

(haut)

A la bonne heure! Mais, par grâce, laissez-moi enfin! Je... je...

BÉNÉDICT

Je me retire... pardonnez si j’ai troublé votre solitude.

(à part)

Quel amour! Son âme est bouleversée! Adorable femme!

BÉATRICE (contenant à peine un nouvel accès de larmes)

Mais, partez donc! Allons! voici les fiancés maintenant! Le gouverneur, le général, tous les invités! Où me cacher?

(Elle s’essuie les yeux et veut se sauver vers le fond. Léonato l’arrête.)


SCÈNE V

Léonato, Don Pedro, Claudio, Bénédict, un tabellion, Héro, Béatrice, Ursule, seigneurs et dames de la cour du gouverneur.

LÉONATO (ramenant Béatrice)

Restez, ma chère nièce! et vous, Bénédict, pouvez-vous quitter ma fille en un pareil moment?


N° 13 – Marche nuptiale

TOUS

Dieu qui guidas nos bras pour chasser l’infidèle,
Préside à cet heureux moment!
Ange du chaste hymen, viens prendre sous ton aile
Ce couple amoureux et charmant!

Il réunit beauté, jeunesse,
Gloire, fidélité, tendresse.
Comble de tes faveurs
Ces deux nobles cœurs.

Dieu qui guidas nos bras, etc.

LÉONATO (au tabellion)

Tout est-il prêt?

LE TABELLION

Oui, monseigneur. Cet acte est en bonne forme, il n’y manque plus que les signatures.

DON PEDRO

Approchez, Claudio!

(Claudio signe)

A vous, charmante Héro!

(Héro signe à son tour.)

(Prenant la plume et la passant ensuite aux seigneurs siciliens.)

A nous maintenant, à nous les joyeux témoins!

LE TABELLION (tirant un autre papier de son portefeuille)

Voici le second contrat. Où sont les fiancés?

LÉONATO (avec une feinte surprise)

Le second?

DON PEDRO (de même)
Qui encore se marie donc ici?

LE TABELLION

Oui. J’ai été requis pour préparer un deuxième contrat; le voici.

LÉONATO

Ah çà! il faut pourtant trouver les fiancés!

(à l’assistance)

Qui se sentirait ici la fantaisie de se marier?

(Bénédict fait un mouvement, Léonato l’arrête.)

Oh! je ne parle pas pour vous, on sait bien...

BÉNÉDICT (s’élançant vers Béatrice)

M’aimez-vous?

BÉATRICE

Non, pas plus que de raison.

BÉNÉDICT

Il faut alors que votre oncle, le général et Claudio aient été induits en erreur, car ils m’on juré que vous m’aimiez.

BÉATRICE

M’aimez-vous?

BÉNÉDICT

Non, pas plus que de raison.

BÉATRICE

Il faut alors que ma cousine et Ursule se soient étrangement trompées, car elles m’ont juré que vous m’aimiez.

BÉNÉDICT

Ils juraient que vous m’aimiez à en perdre la tête.

BÉATRICE

Elles juraient que vous mouriez d’amour pour moi.

BÉNÉDICT

Il n’en était rien. Vous ne m’aimez donc pas?

BÉATRICE

Non, vraiment, je ne vous aime que d’amitié.

LÉONATO

Allons, ma nièce, j’ai la certitude que vous l’aimez.

CLAUDIO (tirant un papier de sa poche)

Et moi, je ferais le serment qu’il est amoureux d’elle, car voici un papier écrit au crayon de sa main; je l’ai trouvé tout à l’heure sur un banc du jardin. C’est le commencement d’un sonnet sorti de son cerveau et destiné à Béatrice.

HÉRO (en tirant un autre)

Et en voici un autre tombé, ce matin, de la poche de ma cousine; il est de son écriture et contient des réflexions sur Bénédict, qui prouvent qu’elle était au moins fort préoccupée de ce gentilhomme.

BÉNÉDICT

Miracle! Voilà nos mains qui déposent contre nos cœurs!

(à Béatrice)

Allons, je veux bien que vous soyez ma femme; mais je vous jure que, si je vous prends, c’est par compassion.

BÉATRICE (tendant la main à Bénédict)

Je ne veux pas vous refuser; mais je vous jure que c’est bien malgré moi. Ce que j’en fais n’est que pour vous sauver la vie, car on m’a dit que vous étiez sur le point de mourir de consomption.

BÉNÉDICT

Silence! je vous coupe la parole.

(Il l’embrasse.)

DON PEDRO

Eh bien, Bénédict?

BÉNÉDICT (l’interrompant)

Voulez-vous que je vous dise?... Un collège tout entier de faiseurs d’épigrammes ne me ferait pas changer d’idée; croyez-vous que je me soucie d’une satire ou d’un sarcasme? Non, celui qui s’inquiète des propos d’autrui n’osera jamais rien faire qui ait le sens commun; bref, j’ai résolu de me marier, et tout ce qu’on peut dire à l’encontre m’est parfaitement indifférent; vous auriez donc tort de rétorquer contre moi mon propre langage, car l’homme est une créature changeante, et c’est par là que je conclus.

(Il va signer le contrat. Béatrice et les témoins signent ensuite.)

DON PEDRO

Bravo, l’orateur!

LÉONATO ET L’ASSISTANCE

Bravo! Bravo!

CLAUDIO (à la cantonade)

Entrez, vous autres!


SCÈNE VI

Les mêmes, Somarone

(Somarone entre, suivi de ses musiciens et de quatre choristes portant chacun au bout d’un bâton un écriteau retourné. Les quatre porteurs d’écriteaux se rangent à côté les uns des autres, vers le milieu du théâtre. Somarone fait signe aux musiciens de commencer.)


N° 14 – Enseigne

(Le premier porteur avance d’un pas et fait faire un demi-tour à son écriteau, qui présente alors son côté écrit, où se lit en grosses lettres le mot: ICI. Les porteurs des deuxième, troisième et quatrième écriteaux imitent le premier, l’un après l’autre.)

HÉRO, URSULE, CLAUDIO, DON PEDRO

LE CHŒUR

Ici l’on voit Bénédict, l’homme marié!

BÉNÉDICT

Oui, oui, oui, oui, l’homme marié, et très heureux de l’être.


N° 15 – Scherzo – Duettino

BÉNÉDICT

L’amour est un flambeau...

BÉATRICE

L’amour est une flamme...

BÉNÉDICT

Un feu follet qui vient on ne sait d’où...

BÉATRICE

Qui brille et disparaît...

BÉNÉDICT

Qui brille et disparaît...

BÉATRICE

...Pour égarer notre âme...

BÉNÉDICT

...Attire à lui le sot et le rend fou.

BÉATRICE

Folie, après tout, vaut mieux que sottise.

BÉNÉDICT

Folie, après tout, vaut mieux que sottise.

BÉATRICE ET BÉNÉDICT

Adorons-nous donc, et quoi qu’on en dise,
Un instant soyons fous!
Aimons-nous!
Je sens à ce malheur ma fierté résignée;
Sûrs de nous haïr, donnons-nous la main!
Oui, pour aujourd’hui la trêve est signée;
Nous redeviendrons ennemis demain!

HÉRO, URSULE, CLAUDIO, DON PEDRO

LE CHŒUR

Demain, demain!

FIN

© Monir Tayeb et Michel Austin. Tous droits de reproduction réservés.

Acte I

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